Blake - Le Sifflement de la Ceinture
Il y a des jours où tout fout vraiment le camp. Surtout quand un psychopathe de grand frère rôde dans les parages. Ce matin-là, il réveille sa victime à l’aide d’un seau d’eau glacée, se marre comme une hyène détraquée en la voyant chausser des pantoufles pleines de compote et de biscottes écrasées, prend son pied en lui envoyant un ballon ovale en pleine face, et bave d’extase en la voyant une nouvelle fois se débattre sous les draps. Chase a vraiment un don pour occuper son temps de manière constructive. Mais il n’avait pas prévu que, luttant pour sa survie, Blake arrive in extremis à ôter son linceul, se redresse comme un mort en sursis, et le gratifie d’un coup de boule majestueux dans le pif. Le voilà à genoux, se tenant le nez des deux mains, hurlant de douleur et ornant la moquette d’une petite flaque rouge. Blake devrait se réjouir d’avoir enfin su rendre les coups, mais la vue du sang l’incommode. Au point qu’il reste figé comme une biche dans le viseur d’un chasseur, avant de tourner de l’œil. À son réveil, quelques secondes plus tard, il voit son père, qui s’agite dans l’embrasure de la porte et Abigaël, penchée au-dessus de lui avec la rigidité d’un chandelier en bronze. La moquette ensanglantée apparaît suffisamment menaçante au Père Richardson pour qu’il s’en tienne éloigné. Quant à Abigaël, elle se désintéresse assez vite du fils comateux et se précipite au chevet de son petit démon à tête d’ange. Elle s’agenouille près de lui, tient sa tête contre son opulente poitrine, éponge son sang avec sa chemise immaculée et affiche la grâce et la contrition d’une vierge éplorée. Apparemment, personne ne se soucie du petit somme dont Blake se relève péniblement.
— Mais qu’as-tu fait ?! User ainsi de la force, maltraiter ton frère, tu devrais avoir honte !
Toujours indisposé par la dangereuse hémoglobine, le père pointe le sol juste devant lui et hurle à son fils :
— Viens ici ! Tout de suite !
Blake a encore la tête qui tourne et les jambes en coton, mais il répond docilement à l’injonction paternelle en se traînant jusqu’à l’endroit désigné. Là, une gifle l’envoie contre le mur, puis on le traîne jusque dans le vestibule.
— Enlève ta chemise ! ordonne le pasteur.
C’est vrai qu’il ne faudrait pas abîmer les vêtements... pense Blake, avec amertume. Une fois la précieuse liquette ôtée, le pasteur s’en empare et la dépose soigneusement sur le dossier d’une chaise. Puis il défait sa ceinture. Blake l’entend fendre l’air en sifflant et claquer sur sa peau. Ce n’est pas la première fois, loin de là, mais la douleur le surprend toujours. Ce doit être ce que l’on ressent quand on nous fend en deux, se dit-il. Il reste muet, hurle à l’intérieur. La ceinture flagelle encore sa chair une dizaine de fois, avant de retrouver son usage premier : conserver le postérieur du père Richardson à l’abri des regards indiscrets et lui permettre ainsi de garder intacte sa digne stature d’Homme de foi.
— Maudit soit celui qui frappe son prochain en cachette, psalmodie ce-dernier.
Marrant, cette citation dans sa bouche de tortionnaire, rumine Blake silencieusement.
— Tu y réfléchiras à deux fois lorsque l’envie de cogner sur ton frère te prendra de nouveau.
Visiblement, les cas de légitime défense ne sont pas reconnus par la jurisprudence Richardson. Blake songe aux versets de L’Exode : « Œil pour œil, dent pour dent, main pour main, pied pour pied, brûlure pour brûlure, blessure pour blessure, plaie pour plaie... ». Et, le corps encore meurtri, se prend à philosopher : Vengeance équitable ou martyr silencieux, ce qu’il convient de faire ou pas dépend de la norme en place. J’aurais probablement été mieux traité à Babylone et avant la naissance du Christ...
En apercevant son dos lacéré dans le miroir de la salle de bain, Blake se dit que son père pourrait au moins penser symétrie quand il se prend pour un dresseur de fauve, histoire que les cicatrices finissent par former un dessin à peu près harmonieux sur son échine. Abigaël a l’amabilité de jouer aussi les madones soignantes auprès de lui. Elle ne dit rien, nettoie ses mains, sort la trousse de premier secours du placard et s’assoit près de son fils, sur le rebord de la baignoire. Malgré la douleur, en dépit du contexte, Blake est content que sa mère s’occupe de lui. Enfin. Elle applique les compresses imbibées d’alcool avec délicatesse, pose des bandages avec le plus grand soin et aide son fils à remettre sa chemise. Mais une fois sa tâche terminée, juste avant de quitter la salle de bain, elle décoche à son patient une gifle à dévisser les têtes, toujours sans un mot. Blake se couche sur le carrelage froid et tente de faire taire toute pensée. Il semble pouvoir rester ainsi éternellement, mais après un long moment passé en position fœtale, il se rend compte qu’il frissonne et se dit qu’un petit peu de chaleur humaine ne lui ferait pas de mal. Il se lève et, tel un zombie affamé de tendresse, se dirige vers la chambre de Poppy.
— Dans ta chambre Blake ! lui crie le père Richardson au moment où il s’apprête à frapper à la porte de sa petite sœur.
Il récupère son poing resté en suspens, le fourre dans sa poche et tourne les talons vers le placard à balais qui lui sert de chambre. Huit mètres carrés à tout casser, à peine la place d’y parquer un lit superposé et un frangin sociopathe. C’est pas qu’il n’est pas content de retrouver sa joyeuse tapisserie cynégétique, mais Blake commence à en avoir plein le casque de cette journée toute pourrie. Il se dit alors que, comme ça ne pourra jamais être pire, autant tenter de s’évader de cet Alcatraz de poche le plus rapidement possible. Ça ne devrait pas être bien compliqué, se dit-il. Si ce n’est que la maison grouille de monde, et pas vraiment d’alliés. Mais il en faut plus pour décourager un désespéré. Il se saisit d’un devoir de math de Chase, en fait un avion de papier et se promet que s’il arrive à l’envoyer dans les branches du grand chêne du jardin, il s’éclipsera de cette maison de fous. De sa fenêtre, il se concentre et vise l’arbre centenaire. Assez bien, puisque l’objet volant identifié s’engloutit dans les feuillages. La fugue est donc bel et bien au programme. Blake attend que les bruits alentours s’estompent, jette un coup d’œil rapide par l’interstice de sa porte pour vérifier que la voie est libre puis, s’élance dans le couloir comme un danseur de ballet. La poignée est à portée de doigts, encore un pas et...
— Bouh !
L’estomac de Blake fait un double salto. Chase est juste derrière lui, le nez complètement enrubanné, mais il affiche son sourire habituel de carnassier, celui qui veut dire « La fête n’est pas encore finie petit frère... » Blake ne prend même pas la peine d’évaluer les risques, il se saisit de la poignée, l’actionne, ouvre grand la porte et court le plus vite possible, droit devant lui. Il sait que son frère a instantanément donné l’alerte, mais il s’en fout. L’important, c’est de se barrer le plus vite possible, le plus loin possible. Mais, après cette irrépressible envie de déguerpir, vient la question « pour aller où ? » Et là, ça se complique. Ayant l’horizon tout entier devant lui, mais aucun endroit où aller, il laisse ses pas le mener tout naturellement vers le dispensaire. Il y trouve Selah et une nonne qui chantonne joyeusement des textes bibliques, guitare à la main. Elle a le visage d’une pomme en fin de course et sa bouche s’ouvre grand sur un abîme sans dents, mais un joyeux brin de voix s’en échappe. Ses doigts s’agitent avec dextérité sur les cordes usées et son pied droit bat la mesure avec entrain. La religieuse guitariste intrigue Blake autant que son instrument aux formes féminines. La bonne sœur s’en rend compte et, une fois son pieux répertoire épluché, propose au jeune garçon de faire un essai. Il ne se fait pas prier et laisse ses doigts se familiariser avec ces cordes sensibles, en suivant les indications de Sœur Renata. Puis, celle-ci prend congé des jeunes gens en les priant de revenir pousser la chansonnette avec elle.
Connaissant l’identité du jeune homme au regard de basalte, Sœur Renata n’oublie cependant pas de passer un coup de fil au Révérend Richardson, avant de regagner la basilique. C’est ainsi que Blake se voit rapidement arraché à son amie et à sa furtive liberté, avec le sentiment de retourner au bagne, une enclume à chaque pied. Mais, bientôt, le fugueur amateur se montrera plus ambitieux : quelques cours de guitare auprès de Sœur Renata, un chapelet de moroses saisons et une pincée de drames le pousseront à prendre une nouvelle fois la clef des champs. Mais avec cette fois, un but et une direction.
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