Blake - L'Homme qui Dort sur son Souffle

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Cachés à l’arrière du fourgon, sous les piles de vêtements, Blake et Selah étouffent.

  — Je ne sais pas si c’était une si bonne idée, Blake.

  — Tu veux retrouver ta famille, oui ou non ?

  — Oui…

Blake ne se donne même pas la peine d’ajouter quoi que ce soit. Selah est impressionnée par la détermination de ce garçon qu’elle croyait plus martyr que meneur. Mais celui qui lui fait face n’est plus tout à fait celui qu’elle a rencontré quelques années plus tôt. Les dernières semaines écoulées ont eu raison de ses peurs, en même temps qu’elles ont anéanti sa foi. Grâce à une amère révélation d’abord. Ou à cause d’elle, c’est selon. Selah n’avait rien à faire au dispensaire, elle y était retenue contre son gré.

  — Je ne suis pas orpheline. Je vis avec ma mère et ma tata dans un petit village près du ciel. Mais les hommes d’ici m’ont emmenée pour que je fasse disparaître les toiles d’araignées et que je rende les draps aussi blanc que les dunes de White Sands.

Elle lui avait expliqué tout ça, calmement, sans colère, sans rancœur. À partir de là, Blake et Dieu n’étaient déjà plus trop copains. Et nul besoin de s’attarder sur le dégoût que lui inspiraient désormais ses géniteurs. Mais c’est un second événement qui avait définitivement eu raison de ses penchants religieux. Poppy, sa petite voix fragile et ses secrets, s’étaient tus à jamais. Une grosse fièvre les avait emportés, comme ça, en l’espace d’une nuit. Blake avait bien tenté de négocier avec le tout-puissant, à grand renfort de cierges et de prières diverses et variées mais, avant l’aube, ne restait que le petit corps froid d’une petite fille de huit ans. Les visages de Monsieur et Madame Richardson ressemblaient à des masques d’argile craquelés, mais à ceux qui venaient leur présenter leurs condoléances, ils répétaient froidement : « Dieu nous l’a donnée. Dieu nous l’a reprise. » Pendant les funérailles, le pasteur avait fait le même constat : « Dieu nous l’a donnée. Dieu nous l’a reprise. » Même son sermon, le dimanche suivant, s’était conclu de la même manière : « Dieu nous l’a donnée. Dieu nous l’a reprise. ». Pour Blake, cela n’avait aucun sens. Il avait tant de fois entendu l’adage « Donner c’est donner, reprendre c’est voler. » que, non, vraiment, il ne comprenait pas que Dieu ait pu s’octroyer le droit de « reprendre » sa petite sœur, comme ça, parce que bon lui semblait. Pour combattre sa peine et calmer son indignation, il avait alors pris une décision qui allait changer le cours de sa vie. À Selah, il avait simplement dit :

  — Mardi prochain, des missionnaires se rendront à Oraibi pour y apporter des vêtements. Nous monterons dans le van, toi et moi.

Maintenant, dans la fournaise du camion, secoué comme un Joey dans la poche de sa mère, Blake espère. Que le chemin qu’il emprunte est le bon, qu’il va y trouver une forme de paix. Après plus de deux heures de route cabossée, le carrosse de fortune s’immobilise. Blake entrouvre la porte arrière, s’extirpe silencieusement du fourgon, aperçoit le chauffeur un peu plus loin, vraisemblablement en train de se soulager la vessie, et sourit en découvrant un verger, à deux pas. Un doigt sur la bouche, il fait signe à Selah de le suivre. Elle attrape leurs affaires et saute de l’habitacle. Les deux passagers clandestins courent droit vers un grand pêcher et s’abritent sous son feuillage. Ignorant qu’une partie de sa cargaison vient de se volatiliser, le chauffeur revient calmement vers son véhicule et reprend la route. Blake et Selah longent de leur côté le sentier ensablé au milieu des abricotiers, pêchers et pommiers qui leur offrent une haie d’honneur ombragée. Ils croisent sur leur trajet, posés à même le sol, des pyramides de cornes encerclées de quartz ou des crânes de bisons enguirlandés de plumes de toutes les couleurs. À l’horizon, le chemin s’enfuit sous le pont d'un double arc-en-ciel. Enfin, après une longue marche, ils aperçoivent au loin des maisons carrées en pierre, fondues dans de larges masses érodées, au loin.

  — Oraibi, dit Selah.

Des petites tombes garnies de bâtonnets gris-bleu ou turquoise surmontés de plumes jonchent le chemin. On dirait des flèches de parade tombées du ciel. Lorsqu’ils arrivent au village, il fait déjà nuit, les allées poussiéreuses sont désertes. Selah entraîne Blake vers une petite maison carrée en pierres, semblable à toutes les autres. Blake est surpris de ne pas voir de porte. Il imite son amie en grimpant à l’échelle posée sur la façade. Une fois sur le toit, ils aperçoivent par une sorte de puits de lumière, une vieille femme aux cheveux blancs comme neige, remuant des grains de maïs noirs. Selah pose un pied sur la première marche de l’échelle qui donne accès à l’intérieur. Celle-ci couine légèrement, alertant la maîtresse des lieux de la présence de visiteurs. Surprise, elle lève la tête vers eux, laissant entrevoir un œil aveugle. Selah descend rapidement, saute les dernières marches, s’avance vers elle, s’accroupit, pose sa tête sur ses genoux et fond en larmes. L’épaisse borgne l’encercle de ses bras grassouillets et passe sa main dans ses cheveux. Des perles salées tatouent ses joues fripées et poussiéreuses. Passé le temps des retrouvailles, Selah se relève et désigne le jeune homme qui l’accompagne, toujours perché au sommet de l’échelle :

  — Je te présente Blake. C’est mon ami.

Puis s’adressant à lui :

  — C’est Humita, la mère de ma mère.

De son seul œil valide, la vieille dame toise avec méfiance l’individu à l’allure de héron cendré, mais ne pose pas de questions.

  — Ta mère est dans la Vallée du Soleil, Selah. Quand les Blancs t’ont prise, elle est partie là-bas, dans cette ville de fous où les maisons se font des chapeaux avec les nuages. Elle s’est dit qu’elle aurait plus de chances de te retrouver à la capitale. Mais c’est grand une capitale. Demain, nous lui écrirons une lettre pour lui dire que tu es de retour. Choovio doit se rendre en ville la semaine prochaine, il lui remettra.

  Sans laisser le temps à sa petite-fille de digérer l’information, la dame à l’œil esseulé saisit les adolescents par les poignets, les entraîne au centre de la pièce et leur fait signe de s’assoir. Blake s’exécute et contemple la pièce, illuminée à la bougie. Les murs en grès de la maison sont recouverts de petites poupées. « Katchinas », lui indique Selah. Quelques minutes plus tard, Humita revient avec des plats. Comme appelés par le délicieux fumet qui s’en échappe, des hommes et femmes aux visages tannés par le soleil et traînant avec eux une odeur de transpiration, descendent de l’échelle et se joignent à eux. Ce sont les oncles et tantes de Selah. En reconnaissant leur nièce disparue, ils l’embrassent et se répandent en prières. L’un d’eux se met même à chanter, les bras tendus vers le plafond. Blake est traité moins chaleureusement, mais sans qu’on lui donne pour autant l’impression d’être un intrus. Comme Humita, les nouveaux convives s’abstiennent de lui poser des questions et vaquent à leurs occupations. Pendant que certains s’enquièrent des traitements subits par Selah au dispensaire, d’autres se débarbouillent en puisant dans l’eau d’une bassine ou aident la grand-mère à apporter la touche finale au repas du soir. Puis, le moment venu, ils s’assoient tous en amazone aux côtés de Blake et Selah et partagent les victuailles autour d'une peau de chèvre, à même le sol. Au menu : une blanquette d'agneau servie avec de la bouillie de semoule de maïs, des piments verts grillés et du pain frit. « Nok'wivki », dit Selah à son ami, en lui désignant le plat. Blake ne retient pas le nom, mais se régale. Après une première expérience malheureuse, il laisse les piments de côté, mais une fois l’ennemi écarté, s’extasie à chaque bouchée, provoquant des rires dans la petite assemblée. Humita se réjouit quant à elle que ses recettes traditionnelles soient la source d’un tel enthousiasme. En guise de dessert, les convives dégustent goulûment des morceaux de pastèques et, à la fin du repas, la peau de chèvre est encerclée par les pépins noirs. Repus, les invités remercient Humita, embrassent une nouvelle fois Selah, saluent Blake et prennent congé. Certains quittent la maisonnée, d’autres s’exilent simplement dans une pièce attenante. Après leur avoir apporté une bassine d’eau chaude pour une toilette sommaire, la grand-mère conduit ses jeunes hôtes dans le dortoir et leur désigne les peaux de moutons posées à même le sol. Blake la remercie puis sort de son sac un objet mou et se met à souffler dedans. En voyant la chose grossir au fur et à mesure, Humita écarquille son œil solitaire et marmonne quelques mots en hopi. Le garçon-échassier souffle encore et encore, jusqu’à ce que l’objet sans forme devienne un grand rectangle aux angles arrondis. L’aïeule s’en approche et la touche du bout de l’index, dans un geste bref et craintif. Blake lui explique qu’on appelle ça « matelas gonflable », que l’on peut dormir dessus, et joint les gestes à la parole en s’y affalant. Puis, il se relève et propose à son hôte de l’imiter. Aidée de sa petite fille, la vieille dame pose son large postérieur sur l’étrange matelas, y effectue rapidement quelques petits rebonds et se met à rire joyeusement, laissant apparaître son unique dent. Selah esquisse un sourire en apercevant l’air satisfait de son ami. Ah ! Il en est fier de son matelas de blanc douillet, pense-t-elle avec tendresse. Blake propose aux deux femmes de leur laisser sa couchette de luxe, mais, à son grand étonnement, elles déclinent et s’installent un peu plus loin sur des peaux de mouton.

  Le lendemain, toute la maisonnée montre Blake du doigt en riant et en répétant une expression hopi, encore et encore.

  — Ils t’appellent L’homme qui dort sur son souffle, lui glisse Selah dans un sourire.

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