Plume - Veilleurs de Nuit
La Librairie des Quatre Vents renferme un lieu secret, un lieu magique. Du moins, l’est-il pour moi. Plume s’y replie le soir venu. Elle me laisse le soin de tout éteindre et de baisser le store et rejoint son perchoir : une petite mezzanine dans le fond de la librairie. Je la vois parfois grimper à l’échelle bleue, Bukowski toujours niché sur son épaule, et j’ai alors l’impression que c’est un colibri qui regagne son nid. Elle tire le rideau sur cette chambre mystérieuse et je n’ai que mon imagination pour visualiser ce qu’elle renferme. Chaque soir, après avoir salué le dernier client et compté la caisse, je me prends à espérer, une nouvelle fois, qu’elle m’invitera peut-être à la suivre, que nous grimperons ensemble les échelons couleur ciel. Que je plongerai avec délice dans son univers planqué sous le toit. Qu’elle se déshabillera, prendra ma main et la posera sur son sein droit. Pourquoi le droit, je ne sais pas, c’est toujours ainsi que se déroule mon songe. La main gauche et le sein droit, toujours dans cet ordre-là. Alors chaque soir, j’essaie de gagner du temps, je compte et recompte la caisse pour grappiller quelques instants supplémentaires, je passe un dernier coup de balai pour gagner dix minutes de plus, j’époussette quelques livres et en redresse d’autres pour reculer l’heure de mon départ. Puis, à court de prétextes, à court d’idées, je finis par m’éclipser.
Maigre consolation, le dernier conte de sa création m’a permis de lever un peu le voile sur le nid interdit. On y voit une petite fille grimpant sur une échelle en bois pour accéder à une mezzanine... La pièce est éclairée par le clair de lune émanant d’un grand velux et par une lampe à huile posée sur un petit bureau. La fillette du livre, Chosposi , dort dans une baignoire remplie de plumes bleues. Les dessins de ma Méduse regorgent de détail. Dans cette chambre alibabesque, on trouve aussi une pile de livres en guise de table de nuit, des moitiés de guitare qui font office d’étagères, un attrape-rêve géant et des coussins de toutes les couleurs. Ce décor est celui d’une orpheline qui ne trouve pas le sommeil. Mais, comme toujours, Plume distille un zeste d’espoir dans une cruelle histoire. Une nuit, des alliés inattendus se mettent à communiquer avec Chosposi à travers le velux, pour l’aider à s’endormir : les étoiles lui chantent des berceuses hopis, un gigantesque cyprès aux feuilles en écailles bleutées lui conte les secrets ancestraux de sa famille en faisant bruisser ses feuilles, une minuscule chouette des Saguaros lui hulule des poèmes de Joy Harjo et un Monstre de Gila se dandine sur la fenêtre, en invoquant pour elle les esprits Katchina. Aux premières lueurs du jour, la petite se réveille le teint frais et avec une envie de pain piki, d’appeler la pluie en dansant et de peindre des kachinas. Chaque nuit, les amis nocturnes de Chosposi répètent leurs numéros jusqu’à ce que les paupières de la fillette se ferment. Bientôt, elle ne craint plus l’heure du coucher. Si elle n’arrivait pas à s’endormir, c’est qu’elle ne savait pas qui elle était. Mais ceux qui veillent sur ses nuits ont su lui montrer. Ainsi, reconnectée à ses origines, elle n’a plus aucun mal à se blottir dans les bras de Morphée. Cette petite fille, c’est Plume bien sûr. Ça fait des années qu’elle n’est pas retournée dans notre village. À chaque fois que je m’y rends, je lui propose de venir avec moi, mais à chaque fois, elle décline gentiment. Le problème, voyez-vous, c’est que tout là-bas lui rappelle le drame.
À force de vivre loin des siens, peut-être a-t-elle, comme la petite fille de son livre, l’impression d’être un cyprès sans racine : fier et robuste en apparence, mais qui pourrait s’écrouler au moindre coup de vent. J’imagine que ses nuits sont aussi agitées que celles de Chosposi. Mais au fond, je n’en sais rien. Même si je l’ai connu bien avant que son sein droit ne puisse me troubler, son mystère continue de me déconcerter. Je pioche quelques indices dans ses ouvrages jeunesse et ses carnets me servent de boussoles, mais mon joli colibri reste insaisissable. À Oraibi, j’ai longtemps cru que nous n’étions pas différents, qu’elle était juste un garçon qui aimait se rouler dans la boue, comme moi. Mais aujourd’hui, je la vois bel et bien comme une ombre féminine, sensuelle, à la tête aussi dure que le granit et prisonnière de ses propres contradictions. D’un côté, elle chérit ses racines hopis, aimerait que sa culture traverse les âges et que l’Histoire et les traditions amérindiennes soient partout entendues et respectées, mais de l’autre, elle vit depuis trop longtemps éloignée des siens et de tout ce qui constitue l’âme des mesas. La Librairie des Quatre Vents est l’endroit idéal pour qui veut bâtir un pont entre lui et les Grandes Plaines d’Amérique, mais c’est pour Plume une capsule intemporelle, posée entre deux mondes. Ça rend le sol fragile sous ses pieds.
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