Blake - Terre Brûlée

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À la lumière du jour, Blake constate que la maison de Humita est en piteux état. Ses murs en pierre de sable grossièrement taillée, recouverte d’un enduit de plâtre, affichent de nombreuses fissures et son toit semble rafistolé avec de gros parpaings disgracieux. En déambulant dans le village, Blake ne peut s’empêcher de penser que l’endroit n’est pas particulièrement cosy. Difficilement accessible, à flanc de falaises, avec des jardins, des pâturages et des points d’eau qu’il faut aller chercher en plaine : ce n’est clairement pas Byzance. Il lui semble que les Hopis passent leur temps à monter et descendre, le dos courbé sous de lourds fardeaux qu’ils rapatrient le long de parois abruptes. Il y a bien quelques citernes taillées dans la pierre et une petite mare, à l’ouest du village, où les femmes vont laver le linge et où s’abreuve le bétail, mais, la plupart du temps, il faut aller chercher l’eau loin des mesas et la ramener à dos de mules. Blake ne comprend pas que l’on puisse choisir de vivre sur un petit terrain poussiéreux qui ne paraît pas avoir grand-chose à offrir. Ni l’ombre des arbres, ni la fraîcheur des rivières, ni l’herbe verte et grasse, seulement des rochers et du sable. Humita, occupée à dépecer un lapin, semble lire dans ses pensées.

  — Notre territoire pourrait tenir dans l’estomac d’un crotale, dit-elle en riant. Trois mesas et quelques bouts de terres alentours, ce n’est pas beaucoup. Mais ça nous suffit largement ! Nous autres, nous n’aimons pas beaucoup l’agitation et les curieux. Ici, nous vivons en paix ; personne n’a envie de se farcir la gifle du vent les sommets dentelés et le sable qui se niche jusque dans la culotte, pour venir nous chercher des poux. Alors vivre sur trois petites crottes de lapin, aussi sèches que le foin de nos bestiaux, ça nous va. Il faut parfois savoir se contenter de peu. Tu vois, là-bas au loin, les fumées qui montent dans le ciel ? Ce sont nos voisins. Leur territoire est immense. Ils peuvent bien s’enorgueillir de leurs grandes chevauchées, batifoler dans leurs fertiles rivières et arpenter leurs terres en long en large et en travers si ça leur chante, mais tandis qu’eux vivent à hauteur de cloporte, nous, nous côtoyons les aigles royaux.

  — Les Navajos, c’est ça ?

  — Oui, les fils de la Femme Araignée, les Tavasuh , lui répond-t-elle en crachant dans le sable. Ce sont les mauvaises herbes de nos plaines. Des hommes durs, qui veulent inspirer plus d’air que leurs poumons ne peuvent en contenir. Ils ont besoin d’espace, de biens, de gloire, de plein de choses moins importantes encore que la poussière du désert. Nous nous contentons de ce qu’il reste.

  — Pourquoi ?

  — C’est tout ce qu’il nous faut ! Tu es drôle avec tes questions. Nous avons seulement besoin de nourriture, d’air, de soleil, d’eau et de caresses. Comme les épis de maïs. Cette terre fragile, discrète, qui s’émiette comme une vieille galette de haricots, ressemble tant à la solitude, que l’esprit n’y trouve aucun obstacle pour vivre dans la présence du créateur. Puis, tout le monde n’a pas la folie des grandeurs et le tomahawk qui le démange, ajoute-t-elle dans un rire.

  — Le « tomahawk » ?

  — C’est une arme qui fend le bois ou les corps.

  — Vous ne les aimez pas beaucoup, les Navajos, je me trompe ?

  — Nous souhaitons la paix à tous, y compris aux Navajos. Ils nous ont bien souvent obligés à prendre les armes, mais aujourd’hui, ils sont surtout occupés à faire commerce et à boire comme des cruches percées. Nous, nous tâchons les ignorer, d’oublier qu’ils nous encerclent comme la queue d’un serpent à sonnette.

La vieille dame uniœilliste et unidentiste s’exprime dans un américain étonnement florissant, qu’elle agrémente de quelques expressions bien à elle. Blake apprendra plus tard qu’elle tient ce langage châtié d’une amère expérience. Adolescente, elle dut servir une riche famille et se rendre chaque jour a l’école de Keams Canyon. On l’y avait rebaptisée Daisy, après avoir brûlé tous ses vêtements et lui avoir coupé les cheveux à ras. Comme sa petite fille longtemps après elle, on ne lui avait pas laissé le choix.

  Blake continue d’interroger Humita jusqu’à l’heure du déjeuner, sans que la vieille femme en éprouve la moindre lassitude. L’Homme qui Dort sur son Souffle pose des questions d’enfant, se dit-elle. Mais il écoute comme un adulte. Lorsque le repas est servi, Blake fait la grimace. Il contemple la bouillie bleue dans son plat avec dégoût.

  — Goûte Blake, c’est du maïs, c’est délicieux, l’encourage Selah. Tu verras, c’est bien meilleur que ce qu’on nous servait à la cantine !

Il s’exécute timidement. D’abord dérouté par l’aspect et le goût de la mixture bleue, il finit pourtant par racler le fond de son assiette. Humita éclate de rire. Ce jeune homme blanc est décidément une bête curieuse !

  Une fois le ventre plein, Selah entraîne son ami dans les ruelles du village. Il y a tant de choses à y découvrir que le garçon-échassier ne sait pas où donner de la tête. Il admire les tissus multicolores, rayés ou à motifs géométriques que portent les Hopis.

  — Chacun de ces motifs, chacune de ces couleurs a une signification particulière, lui explique Selah.

Des enfants se groupent autour d’eux, toujours plus nombreux. Dès que Blake les regarde, ils s’enfuient en pouffant, avant de se remettre à le suivre. Plusieurs sont nus comme des vers, deux ou trois petites filles portent du rouge à lèvre, quelques bambins semblent souffrir de maladies de peau et l’un d’eux, qui ne doit pas avoir plus de sept ans, arbore un tatouage rouge et noir sur la poitrine. Selah explique à Blake qu’il est destiné à devenir le medicine-man de la tribu. On entend chanter dans les maisons, dans les champs, sur les chemins escarpés. Tant et si bien que Blake ne sait plus si ce sont des voix humaines ou le vent qui serpente dans les rochers.

  — Tu vois ces nuages au loin ? demande Selah. Ce sont des Kachinas. Ils viennent arroser nos cultures et nos champs, pour que le maïs se dresse fièrement. Ce sont nos amis, les esprits des ancêtres, d’animaux, d’éléments naturels comme la neige, le feu ou l’arc-en-ciel. Ils descendent des montagnes San Francisco Peaks coiffées de nuages et s’installent un temps parmi les hommes. Lorsque tu vois de la vapeur au-dessus d’une marmite fumante, de la poussière dansant dans un rai de lumière irisée ou le brouillard s’élevant à l’aurore au-dessus d’une source, c’est que les kachinas sont là. Ce sont nos messagers auprès des grandes forces du cosmos.

Blake se rappelle alors sa rencontre avec Selah, marquée par l’évaporation mystique d’une purée. Ça le fait sourire. Cette première journée à Oraibi le transporte très loin de ce qu’il connaît. Partout où son regard se pose, il voit une terre morte écorchée par les vents, avec pour seul ornement des ossements parmi les cailloux. Mais il repense aux paroles de Humita, qui ne se lasse pas de lui répéter que c’est une terre à aimer jusqu’à son austérité, à laquelle il faut apporter de la joie. Les mots de Selah font aussi leur chemin dans son esprit : « On ne peut rien te prendre, si tu n’as rien à voler ». Personne ne serait assez stupide pour convoiter ces terres, c’est sûr ! songe-t-il avec mépris. Pourtant, ici, le dénuement et le silence permettent plus qu’ailleurs de laisser parler ses sens, de percevoir un bruissement d’ailes, de sentir l’odeur de la terre brûlée par le soleil. Au sommet des mesas, le monde semble bien plus coloré. En fin de journée, Blake prend le temps d’observer le bleu violet des ombres qui se glissent sur les falaises et il le comprend, enfin.

*

 — Vous tous, écoutez ma parole. La cérémonie va commencer. C’est l’annonce que l’on m’a demandé de porter à votre connaissance. C’est tout !

Le chef crieur, Tsa’akmongwi, vient d’annoncer l’ouverture des festivités. Des clowns aux corps peints en noir et blanc apparaissent sur les toits. Déguisés en chats, ils miment leurs comportements nocturnes, poursuivent les femmes et font semblant de copuler avec elles. En assistant à ce show, Blake a l’impression de transgresser tout ce qu’on lui a appris jusque-là. Il voit bien pourtant, en regardant autour de lui, en entendant les rires s’élever de la foule, et même dans les yeux des enfants qui sont présents, que tout va bien, qu’il n’ y a rien de grave, que l’on parle de la vie, de l’homme et des animaux, avec une simplicité déconcertante et que c’est tant mieux.

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