Plume - L'Envol de l'Enclume

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Des plumes partout. Brunes-orangées, couleur terracotta ou saphir, striées ou à poids ; pendant la fête du Soyal en décembre, elles recouvrent le monde hopi comme des flocons duveteux. On en accroche partout : sur les plafonds de toutes les maisons, aux barreaux des échelles, dans les kivas, dans les poulaillers, aux queues des ânes, aux branches des abricotiers et aux cheveux des enfants. Comme si l’on bordait les mesas d’un fin édredon, pour leur assurer la paix ; comme si la douceur de ces appendices barbus, pouvait venir à bout de tous les dangers. Mais « Plume », ce n’est pas un prénom courant chez nous, vous savez. C’est un peu comme si vous appeliez votre enfant « Pomme » ou « Tournevis ». C’est son père qui a voulu l’appeler ainsi et sa mère a acquiescé, car elle aimait bien l’idée d’un prénom-talisman. Il n’a pourtant pas suffi à la préserver des coups de bâton du destin, ni même à la rendre insouciante et aérienne. Avec un tel blase, on aurait pourtant pu espérer qu’elle volette d’un jour à l’autre avec la légèreté de l’air, butine de plaisir en jouissance, plane éternellement au-dessus du brouillard, mais hélas, ses souvenirs sont si lourds, qu’ils l’ancrent irrémédiablement dans la terre. Celui du jour de haboob est sans aucun doute le plus pesant. Mais il y a tous les autres, tous ceux qui ne lui appartiennent pas mais sont tout aussi encombrants. C’est ainsi, Plume n’oublie pas. Que des hommes ont piétiné la terre de ses ancêtres, les fléaux de fièvre et de sang qu’ils ont laissé derrière eux, l’eldorado de fumée promis aux habitants des réserves. Savez-vous que pour les faire migrer vers les villes, on leur a tendu de belles brochures, schématisant des conditions de vie paradisiaques ? Que beaucoup se sont laissés séduire par ce chant des sirènes de la modernité et ont fini vagabonds, errant de centres d’accueil en œuvres de charité, ou de bars en prisons ? Lorsque Plume songe à tous ces hommes dont on a cannibalisé l’âme, brisé les croyances et éteint l’essence, elle se met à trembler de douleur et de rage. Je l’ai souvent vue assise devant son petit bureau, consignant scrupuleusement ses pensées dans son carnet et se laissant peu à peu gagner par des saccades de dément. C’est pour ça que ses ailes restent clouées au sol. Encadré dans la cage d’escalier de la Librairie des Quatre Vents, un extrait de presse datant de la fin du XIXe siècle crache l’orgueil et la pauvreté d’esprit des colons : La noblesse des Peaux-rouges est éteinte et le peu qui reste n’est qu’une meute de sales cabots geignards léchant la main qui les frappe. Les Blancs, en vertu de la loi de la conquête et de la civilisation, sont les maîtres du continent américain et la meilleure façon d’assurer la sécurité des villages situés sur la frontière passe par l’anéantissement des quelques Indiens restants. Ne pas oublier. Ne pas pardonner. Raconter. Elle dessine son histoire au creux de livres qu’elle confie aux enfants, en espérant qu’ils cessent de répéter les bêtises de leurs parents. Ce n’est pas gagné, elle le sait bien. Mais comme le dirait ma tante Bakaibi : « Ce n’est pas parce que la poussière reviendra demain, qu’il ne faut pas la chasser aujourd’hui ».

  Dans La Petite Fille et le Serpent, ma Méduse relate les sottises de Tewa , une enfant qui joue les funambules sur le toit des maisons avec ses copains chats, barbote dans des flaques de boue, se flanque sous les pattes des chevaux et tire à l’arc sur les lézards et les crapauds. Cette petite fille espiègle, c’est Plume bien sûr. Telle que je m’en rappelle du moins. Toujours est-il qu’un jour de grand vent, Tewa tue un minuscule serpent corail, par mégarde, et les sorcières Deux-Cœurs l’entraînent dans leur tanière à la nuit tombée. Pour la punir, elles parent son cou de plusieurs frères serpents, qui ressemblent à de jolis colliers de perles de toutes les couleurs, et l’obligent à rester immobile des jours durant, pour éviter les morsures. Mais l’un des reptiles quitte le gosier de la petite fille le soir venu, pour gagner la couche de l’une des sorcières. Celle-ci se réjouit de l’affection que lui porte son petit protégé et profite de sa fraîche compagnie dans la chaleur du désert. Après quelque temps, elle s’inquiète néanmoins de le voir bouder les marmites de rats et de lapins qu’elle lui offre. Elle le croit malade, affaibli, voire mourant, mais ne se doute pas que son glacial ami a entamé sciemment une grève de la faim : il fait de la place, pour pouvoir l’avaler toute crue. Chaque nuit, il veille sur le sommeil de sa proie, évaluant le temps qu’il lui reste avant de pouvoir la gober. Il y parvient enfin, au bout d’un petit mois, s’empare de son trousseau de clefs et le traîne, grâce à son long corps musculeux, jusqu’à la geôle de la petite fille. Il sait bien que, quelles que soient ses bêtises passées, elle a le cœur plus pur que la moins aigrie des vieilles sorcières de la contrée. Tewa s’enfuit avec son protecteur et, de retour chez elle, reprend ses âneries de plus belle, mais, en épargnant cette fois les créatures du ciel et de la terre.

  Dans un autre livre, mon préféré, on partage les aventures d’Hototo . Le petit bonhomme jette sa dent de lait au Soleil pour en obtenir une neuve, mais le dieu de la lumière sait qu’il n’a pas été sage... Une nouvelle quenotte se met bien à pousser à la place de l’ancienne, mais grandit chaque jour un peu plus, sans jamais cesser de croître, tant et si bien qu’elle finit par toucher terre et dessiner tous les déplacements du môme sur le sol. Où qu’il aille, ses parents arrivent ainsi à le retrouver et à l’empêcher de faire des siennes. Hototo, le rusé coyote n’a alors pas d’autre choix que de muer en agneau et devient le plus serviable des garçonnets du village. Il découvre alors avec joie, qu’à chaque fois qu’il aide sa tribu, en gardant un troupeau, en travaillant sur le métier à tisser ou en égrenant le maïs, la dent raccourcit. Redoublant d’efforts, il adopte l’attitude d’un véritable chérubin jusqu’à ce qu’elle finisse par s’aligner avec toutes les autres, comme un gentil soldat d’émail. Une fois cette dernière rentrée dans le rang, le gamin reprend ses bêtises comme au bon vieux temps - sinon la vie lui paraîtrait bien trop ennuyeuse - mais il veille désormais à respecter un certain équilibre entre frasques et bonnes actions, pour que son incisive, et son âme en pleine floraison, conservent toujours les bonnes proportions. Des histoires comme celles-ci, Plume en a déjà écrit des dizaines. Les légendes de son peuple y frayent avec son imagination, pour se transformer en récits d’apprentissage pour graines de chenapans. Elle illumine ses textes d’intrigants dessins à l’aquarelle qui regorgent de détails et sont constellés de marques dorées, comme si, en guise de « touche finale », la conteuse saupoudrait les pages de poussière d’étoiles. La vérité, c’est que Plume fait vivre sa culture partout où elle le peut, avec l’obstination des justes, ou des fous à lier. Dans ses livres pour enfants, dans ceux, tous publics, qui paradent sur les étagères de sa librairie, mais aussi dans les tisanes aux herbes sauvages, concoctées selon les recettes ancestrales, qu’elle propose aux clients. Ou en exposant les œuvres d’artistes amérindiens sur chaque parcelle de mur nu. À chaque fois que je passe devant « La mue », une toile mêlant tissage et peinture qui représente des poumons humains prenant la forme d'un papillon, je me rappelle que, pour Plume, les souffrances de tout un peuple peuvent - et doivent - se transformer en quelque chose de beau et de léger. Comme son prénom.

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