Plume - Le Dompteur de Fauves

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Il y a pire que Bukowski.

Ça fait déjà six fois qu’il passe. J’ai bien observé son manège : il fait les cent pas devant la librairie, observe son reflet dans la vitrine, ébouriffe rapidement ses cheveux, époussette sa veste, agite son bras droit pour faire redescendre sa montre et fini par entrer d’un pas décidé, presque brusque. Puis, l’air détaché, il déambule dans les rayons, en la cherchant des yeux. En attendant, il fait semblant de vouloir débusquer un bouquin. C’est vrai que c’est pour ça que les gens viennent à la librairie des quatre vents en général... Il parcourt quelques tranches de livres du bout de l’index, s’empare parfois d’un ouvrage et lit distraitement sa quatrième de couverture. Un jour, je l’ai même vu prendre un air totalement absorbé devant la quatrième de couverture du Chat Botté, cet imbécile ! Il doit passer une bonne heure ici à chaque fois. Il a franchement l’air d’un voleur en train de préparer un mauvais coup ; mais l’objet de sa convoitise n’est pas l’un de nos livres, malheureusement.

  Dès qu’il l’a enfin repérée, le saligaud commence à se déplacer, en crabe, à pas rapides ou tout doucement, façon moonwalk ou en zigzaguant dans les rayons. Quoi qu’il en soit, il se débrouille pour être dans son champ de vision, patiente jusqu’à ce qu’elle sorte la tête des bouquins et lui décoche un sourire XXL dès que l’occasion se présente. Les deux premières fois, elle semble perplexe et lui rend un sourire à peine poli, avant de disparaître à la vitesse du son. Mais dès sa troisième tentative, c’est une guirlande de quenottes qu’elle lui tend ; avec des joues coquelicot en plus ! Il en profite pour s’approcher en mode « ni vu, ni connu, je t’embrouille », et grattouiller le menton de Bukoswki, qui se pâme de plaisir, à grand renfort de ronrons. Quel traître celui-là ! Ça fait trois ans que je le bichonne et m’incline sous ses airs de Cléopâtre féline sans avoir droit au moindre égard et là, il offre sa fourrure, sans retenue, au premier inconnu qui passe ! Le plus dur dans tout ça, c’est que Plume a l’œil qui frise quand l’énergumène est là. C’est vrai qu’il a un certain charme le bougre... Un bon mètre quatre-vingt-cinq, une charpente solide et un sourire tapageur. Avec sa tignasse ébouriffée juste-ce-qu’il-faut, il est du genre à faire naître quelques complexes chez les autres membres de son espèce.

  Aujourd’hui il porte un jean - il porte toujours un jean - et une marinière. D’habitude, ce sont des chemises blanches. Son allure est soignée, sa coupe propre, mais avec son visage de boxeur et sa balafre sur la joue gauche, on dirait plus une petite frappe qu’un rat de bibliothèque. Comme elle se montre de moins en moins sauvage avec lui, il commence à prendre ses aises. Il a par exemple instauré une façon de communiquer avec elle bien spécifique : à chacun de ses passages, il lui tend un livre, avec un titre plein de sous-entendus. La première fois, il lui a remis L'Étranger d’Albert Camus, en se désignant lui-même de l’index, comme si Plume était une enfant un brin retardée, puis il a tendu The Woman Lit by Fireflies de Jim Harrison, en la désignant elle. Après le coup de gueule malpoli d’un client mécontent, il lui a dégainé La Conjuration des Imbéciles. Moi c’est lui que j’aimerais conjurer, foutre dans un canon, allumer la mèche avec un lance-flammes, et envoyer dans l’espace. Maintenant, c’est carrément une sérénade silencieuse qu’il lui joue. La Part Manquante, Tes mots sur mes lèvres, Les pages de notre amour, Love Medecine, Beloved... tout y passe. Et sur la dernière, la toute dernière couverture qu’il lui a pudiquement glissée entre les mains, on pouvait lire Tender is the night... avec, pour peaufiner le tout, un mélange de désir, de délicatesse et de questionnement dans son attitude. Elle a pris le livre, l’a pressé contre sa poitrine et a simplement hoché la tête. En voyant ça, j’ai bien failli m’évanouir. Mais ce n’était pas le moment de disparaître.

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