Plume - Le Goût Amer de la Guimauve
Alors que je m’apprête à fermer le store de la librairie, je jette un dernier coup d’œil vers la mezzanine, dans l’espoir d’y voir grimper mon colibri. Les lumières des rayonnages s’éteignent les unes après les autres ; j’entends quelques pas puis, elle apparaît, suivie du joli cœur de pacotille qui la courtise depuis quelques semaines déjà. Je ne savais pas qu’il était là, je ne l’ai pas vu rentrer cette fois. Lui, son foutu jean et sa tignasse rebelle sont encore dans le royaume de Plume, quand je m’apprête à m’en éclipser. Elle le précède sur l’échelle qui mène à son nid, les joues rosies et les cheveux ébouriffés. Mes poumons s’embrasent et de la lave ruisselle dans mes veines. Il fait glisser son index sur la paume de sa main, puis caresse le profil de sa fesse droite, il l’enserre, la retient quelques secondes sur les marches, le visage pétri contre son dos. En cet instant, j’aimerais convoquer toutes les kachinas du monde Hopi, pour qu’elles figent cette scène d’horreur de leur souffle magique. J’en profiterais alors pour attraper par les cheveux le grand dadais transformé en pantin désarticulé, le trainer dans l’arrière-boutique, le parquer dans un carton en partance pour l’Europe – avec quelques couleuvres pour lui tenir compagnie éventuellement - et je prendrais sa place contre l’échine de Plume, ni vu, ni connu. Mais le temps poursuit sa course, comme si de rien n’était, sans aucun égard pour ma sensibilité. Je demande alors à mes méninges de franchir le mur du son pour empêcher l’inévitable. Faire tomber quelques livres ? Une diversion de courte durée. Feindre un malaise ? Ça pourrait en effet contrarier les projets du grand dadais, mais je crains que ça ne m’enferme à jamais dans le rôle du poids mort dont on ne peut se dépêtrer. Et ce n’est pas sexy un poids mort. Faire gober un petit somnifère à Bukowski et prévenir Plume de l’état de santé « alarmant » de son chat-perroquet ? Mesquin. Puis, il est peu probable que le matou m’aide à accomplir mes projets, sans me gratifier de quelques balafres. Je suis à court d’idées ; mes neurones n’ont rien d’aérodynamique et se contentent de patauger dans la vase. Je capitule et tire le rideau métallique derrière moi, en veillant bien à ce qu’il s’incline avec force et fracas.
*
Plume plonge avec délice dans une sensualité qui lui était inconnue jusque alors. Sa peau de pêche accroche la lumière, ses cils battent en rythme et il y a de l’espièglerie dans son regard. Il émane d’elle une forme d’insouciance entêtée que je ne lui connaissais pas. Elle est heureuse. Il paraît qu’aimer, aimer vraiment, c’est souhaiter que l’autre barbote dans les plaisirs terrestres et se roule dans l’extase, avec ou sans nous. Je devrais donc me réjouir qu’elle soit ainsi touchée par la grâce et que les remous du quotidien ne semblent plus jamais pouvoir l’atteindre. C’est probablement ce que je ferais si j’étais un saint, ou un imbécile heureux. Mais ce bonheur-là ne m’enchante pas. Comme vous pouvez l’imaginer, le temps de cette sirupeuse idylle, je détourne souvent les yeux de son carnet. Les « caresses au goût d’éternité », les moments où son corps semble « expulser son âme, dans une vague de chaleur », les « rires imbéciles, comme ça, sans raison, juste après l’amour », c’est trop pour moi. Ces élans de midinette me provoquent des hauts le cœur et s’insinuent en moi comme du venin.
Je m’étais presque fait à l’idée que nous ne partagerions jamais rien de plus que des registres comptables et une gentille complicité, mais je me consolais en pensant, naïvement, qu’aucun autre ne l’aurait ; que la cape de silence qu’elle avait revêtue tiendrait éternellement ses éventuels prétendants à distance. Je vois aujourd’hui à quel point c’était ridicule. Dean - il s’appelle Dean - pose ses grosses pattes de conquistador sur ma Méduse et je ne peux rien y faire. Il me salue aimablement quand il me croise, tente d’engager la conversation, avant que je trouve un prétexte - un carton à déballer, un client qui m’appelle, des commandes à passer - pour me soustraire à sa tapageuse bonhomie. Il en fait des tonnes. C’est sûr qu’avec sa taille de basketteur et sa gueule d’ange cabossée à la Marcel Cerdan, il passe difficilement inaperçu, mais il pourrait au moins tenter de se faire discret, je sais pas moi, éviter d’entrer dans la librairie comme sur un ring, avec le sourire de celui qui est sûr de remporter le match. Il pourrait enfiler des patins en soie et glisser dans les rayons ni vu ni connu, ne pas agiter ses ailes d’albatros, bomber le torse et laisser son parfum boisé et voluptueux dans son sillage, comme un chat qui pisse sur les murs pour marquer son territoire. Il pourrait attendre que je ne sois pas dans les parages avant de l’enlacer, de la picorer comme un Merlebleu affamé. Je n’en peux plus de ce roman Harlequin qui se joue sous mes yeux à longueur de journées. Il a un boulot pourtant le squatteur, il est luthier à ce qu’il parait. Je vois mal comment, affublé de telles mains de géant, il peut sculpter le bois, pincer des cordes et ranimer des instruments avec délicatesse, mais bon, je n’en suis plus à une énigme près. En tout cas, vu le temps qu’il passe ici, violons et contrebasses doivent se sentir bien seuls dans son atelier de Lone Cactus Drive.
Quand il n’est pas dans mon champ de vision, c’est en général que Plume est avec lui, ailleurs. Je me retrouve parfois à tenir la boutique et à nourrir Bukowski plusieurs jours durant. Je les imagine malgré moi, s’ébattre dans la sciure de bois. Lorsque le luthier n’est pas dans le coin et que Plume semble contrariée, nerveuse et que de geste brusque en geste brusque, elle finit par envoyer valser des bouquins sur le sol ; quand je la surprends, l’air absent, fixant le néant avec le visage fermé d’une Mater Dolorosa, je me prends à espérer. Tout ça c’est bien beau, mais ça ne peut pas durer. Ça ne lui ressemble pas. Elle n’a rien d’une guimauve et lui, c’est dur à expliquer mais, je ne le sens pas. Vous devez me trouver mauvais joueur, mais jalousie mise à part, j’ai tendance à me méfier de ceux qui s’agitent sans cesse et emplissent l’espace façon Actors Studio. Il me fait l’effet d’un mannequin en carton-pâte ce mec, de ceux qui pourraient se ratatiner au moindre orage et révéler leur vraie nature de déchets de papier.
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