Blake - Le Bal des Serpents
Cinquante serpents fourmillent sur le sol en terre.
— Certains sont venimeux, précise Selah à son ami, déjà peu rassuré.
Quelques jours avant, les hommes qui s’étaient rués vers le désert pour s’emparer des crotales, étaient revenus verser du sable sur le sol de la kiva, pour former un cercle, avant d’ouvrir leurs sacoches et d’en laisser jaillir les précieux reptiles. Serpents à sonnettes, serpents taureaux, bull-snakes et autres délicieux animaux à sang froid avaient ensuite été enfermés dans des jarres durant plusieurs jours. Un peu plus tôt dans la journée, les prêtres-serpents les avaient trempés dans un liquide à base de racines puis relâchés sur le sable de la kiva où les pauvres créatures avaient à peine eu le temps de se sécher, en ondulant et se tordant frénétiquement, avant d’être regroupés dans la kisi, une petite hutte de branches de peupliers. À l’heure où le soleil recouvre les plaines, ils y sont toujours enfermés et les danseurs investissent la kiva. Leurs corps sont enduits d’un mélange à base de terre rouge, ils portent une sorte de kilt, sur lequel la forme d’une vipère se dessine et progressent lentement autour de la place. D’autres, dont le corps est peint en gris, avec des zigzags blancs sur toute la hauteur, vêtus d’un pagne blanc ceint par une ceinture dorée, agitent des hochets en martelant le sol de pas cadencés. Certains ont, du sommet des sourcils à la bouche, le visage recouvert d’une peinture noire luisante, couleur goudron, et le menton tout blanc. Ils portent des jupes de couleur terre sillonnées de lignes brisées noires et de dessins blancs, des mocassins marron et des faisceaux de plumes blanches rabattus derrière la tête. Il y a parmi eux des hommes âgés et des enfants, qui effectuent une étrange procession en dents de scie, imitant les ondulations des reptiles.
— C’est comme les éclairs annonciateurs de pluie, chuchote Humita à l’oreille de Blake.
La place est exiguë et les danseurs sont contraints d’y décrire des spirales. L’un des vieillards affiche une expression d'angoisse qui s’intensifie peu à peu. À la fin du premier tour, il crache littéralement un petit serpent devant la kisi. Au tour suivant, sort de sa bouche la tête d'un autre petit reptile qui darde la langue. Juché sur l’un des escaliers qui mène au toit des maisons, aux côtés de Selah et de Humita, Blake assiste à cet incroyable spectacle, avec un mélange de terreur, de dégoût et de fascination. La snake dance provoque un réel engouement : des milliers de spectateurs sont installés sur les paliers d’un amphithéâtre en pierre ; d’autres sont, comme Blake, assis sur les marches des escaliers, ou encerclent la place-même où se tient la cérémonie. Le ciel est orageux. L'un des danseurs a le tour des lèvres maquillé de noir. Après quelques instants, Blake se rend compte que ce sont des petits serpents qui encerclent sa bouche. Ils sont extrêmement actifs et le danseur ne relâche pas un instant sa surveillance, maintenant sans cesse une baguette de plumes d’aigle au contact de la tête des animaux, qu'il écarte parfois très vivement. Un autre danseur, qui semble âgé d’une vingtaine d’années, garde la tête levée vers le ciel et les yeux fermés tout le long de son tour. Tout à son extase, il ne semble pas prêter attention au grand boa se laissant couler le long de son corps.
— Tu es chanceux Blake, normalement aucun visiteur ne peut assister à ces cérémonies, souligne Selah avec un brin de fierté.
— Oui, c’est une belle fête, ajoute Humita. Très émouvante. Mais les prêtres ne s'y dépensent plus comme avant, je trouve ; c’est moins solennel aujourd’hui. Du temps de mon grand-père, c'était autre chose... Mais comment voulez-vous qu'il en soit autrement si, pendant la cérémonie, on s'agite sur les toits des maisons en vidant des canettes de coca-cola ?
Selah acquiesce en souriant. Quant à Blake, il trouve la cérémonie bien assez solennelle et continue d’écarquiller les yeux. Certains prêtres-serpents tiennent carrément les reptiles entre leurs dents.
— Seul celui qui a le cœur et l’âme purs peut pratiquer cette danse sans être blessé par un serpent, explique Humita.
La vérité est que, pendant les dix jours qui précèdent la cérémonie, les danseurs absorbent un très puissant antidote, un liquide très épais verdâtre et brun, à la composition tenue secrète. Ils sont parfois mordus, mais le venin n’a aucune prise sur eux.
Après quatre tours de danse, les animaux sont rendus au gardien de la kisi. Des hommes sont chargés d’écarter les serpents à terre des rangs de spectateurs, à la fin de chaque danse. À la fin de la cérémonie, deux danseurs ont été mordus au visage, un autre n’arrive plus à ouvrir les yeux après avoir reçu de la farine de maïs en pleine face. Mais personne ne s’en émeut. Les hommes jettent les crotales en l'air, puis en récupèrent de pleines poignées au sol avant de repartir dans les quatre directions vers le désert, pour les relâcher avec des prières.
Au-dessus de ton champ de jeune maïs
Les nuages noirs s’amoncellent
Au-dessus de ton champ de jeune maïs
L’averse tout le jour tombera du ciel
Une fois libérés, les animaux au regard vide sont sensés demander aux divinités d’envoyer la pluie bienfaisante, qui purifie la terre et les hommes et fait pousser les cultures. Un brin chamboulés par tout ce qu’ils viennent de subir et investis de cette lourde tâche, les serpents regagnent leur terrier en un éclair. Nul ne sait si le message des Hopis est bien transmis aux Dieux de la pluie.
Des nuits durant, Blake rêvera de ces corps reptiliens ondulant autour de lui, se glissant sur sa peau, sifflant à ses oreilles, dardant leur baguette de sourcier et le fixant de leurs grands yeux inexpressifs. Il se réveillera à chaque fois en nage, se redressant d’un coup sur son matelas d’air et se frappant la peau pour chasser les invisibles prédateurs.
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