Blake - Vogue la Galère
C’est une porte rouge, avec une poignée ronde, dorée, comme une montre à gousset en or. Blake peut y voir son reflet difforme, immobile, qui semble vouloir prendre racine sur le perron. Il laisse filer les minutes, prend parfois une grande inspiration, comme pour se donner de l’élan, avant de se transformer de nouveau en statue de sel. Il imagine sa mère, de l’autre côté, en train de faire un sort à la poussière, son père répétant son sermon avec emphase en faisant les cent pas dans le salon, Chase, en pleine séance de pompes sur un bras et les autres gamins, empêtrés dans leurs jeux débiles. Il ne les a pas vus depuis sept mois. Il ne les reverra plus, mais ne le sait pas encore. Frapper à une porte n’a rien de sorcier pourtant. Dans ses rêves, sa mère lui ouvre, l’étreint, tremblant de joie, son père, fidèle à lui-même, reste plus distant, mais Blake peut lire le soulagement sur son visage. Il finit même par lui ébouriffer maladroitement les cheveux avant de quitter la pièce, pour faire discrètement face à ses émotions. Ensuite, Abigaël lui prépare un chocolat chaud, ils s’installent au salon, rejoints rapidement par le reste de la tribu, tout sourire. Personne ne sait trop quoi dire, mais l’un de ses imbéciles de frères fini par rompre le silence en lui demandant « T’étais où? ». Blake raconte alors son périple, la vie sur les mesas, la purée bleue, les katchinas, les crotales sur le sol. Tout le monde l’écoute attentivement. Puis, il entraîne sa fratrie dans le jardin et présente le renard, caché jusqu’à présent dans les buissons. Le père ronchonne un peu, mais la marmaille a vite fait de l’adopter. Face à ce frère aventurier, qui a même réussi à apprivoiser une bête sauvage, l’admiration gagne les frères et sœurs pour la toute première fois. Vient finalement l’heure du dîner et des plats d’Abigaël au délicieux goût d’enfance retrouvée. Pour finir, il retrouve la vieille tapisserie de sa chambre, son matelas essoufflé, mais douillet, le moelleux des coussins. Le renard est même autorisé à dormir à ses pieds. La perspective est belle, l’espoir grand. Mais, face à cette porte, quelque chose retient sa main pourtant. Le souvenir de la ceinture qui claque ? Du rire de Chase ? Des journées sans chaleur ? Ou bien celui de Poppy en plein concert devant son public de peluches ? Après un long moment, il tourne les talons. Pour de bon, cette fois, il le sait.
Dans les jours qui suivront, le Révérend continuera de se coucher tous les jours à la même heure, en effectuant toujours les mêmes gestes, de prendre des notes sur son sommeil et sur ses selles, il effectuera exactement le même trajet sans intérêt pour sa promenade quotidienne, il continuera de tenir la nécrologie de tous les vieux de sa paroisse, dans le secret espoir de vivre plus longtemps... puis, deux semaines après le passage de son fils, il mourra en avalant le bouchon d’un tube d’aspirine. Blake l’apprendra longtemps après, en enveloppant des verres dans de vieux papiers journaux. Un titre accrochera son regard en particulier « L’église Notre Dame endeuillée ». Il y lira les détails concernant le décès du père Richardson, l’affliction de ses fidèles, les informations pratiques concernant l’enterrement. Son cœur se serrera comme une fraise pressée à la main : goûter un jour à l’affection paternelle ne sera plus une option. Un bouchon d’aspirine... j’ai bien l’impression que son petit Jésus avait envie de se payer une tranche de rigolade, songera-t-il avec amertume. Mais pour l’instant, Blake ne sait rien du destin burlesque de son père. La seule chose qui lui importe est de mettre le plus possible de kilomètres entre lui et cette satanée porte. Il en veut à son père, à sa famille entière, de se sentir étranger à son propre foyer. Il erre dans les rues de Phœnix, sans un centime en poche, juste quelques affaires et sa guitare sur le dos, et nulle part où aller. Il propose ses services aux bars qu’il croise sur sa route, mais ses candidatures ne sont pas très bien reçues. Il faut dire qu’il est mineur et accompagné d’un animal sauvage. Un voile noir recouvre la ville, il joue avec son ombre, à la lueur des lampadaires, continue de déambuler dans les rues, sans point de chute en vue. Les heures filent, comme les wagons d’un TGV. En fin de rame, la nuit est déjà bien avancée. Dans un quartier un peu périphérique, il finit par trouver ce qu’il cherche. Il aperçoit un type au look de bûcheron défroqué en train d’astiquer les verres derrière le comptoir d’un bar à l’enseigne lumineuse peu vendeuse « —-C—-RAP ———— » . La faute à des néons défectueux. Le Blackstrap Molasses , de son vrai nom, est un de ces bistrots miteux où des hommes viennent chercher une trêve dans le fond d’un verre de Scotch, et retapisser les pissotières avec la vigueur qui leur fait défaut partout ailleurs. « C’est fermé ! » beugle le bûcheron en voyant Blake s’avancer vers la devanture. Blake s’immobilise dans l’encadrement de la porte. « Je cherche un endroit où dormir cette nuit M’Sieur. Et un petit boulot. » Le type continue d’essuyer les verres avec son torchon crasseux, relève la tête un instant pour détailler l’oiseau de mauvaise augure qui se tient dans l’entrée, un renard assis à ses pieds. Ça va, il a pas l’air bien dangereux celui-là. Purée de patate douce, même quand j’arrive à mettre tous les poivrots dehors, y a encore des p’tits gars à la peine pour venir gratter à ma porte. Chui pas assistante sociale, moi ! rouspète intérieurement le barman. Comme s’il lisait dans ses pensées, Blake croit bon d’ajouter « Chui clean, je prends rien, je suis discret et je peux bosser dur, c’est pas un problème, je vous assure. C’est juste que j’sais vraiment pas où aller et j’aimerais bien pas dormir dans la rue. » Le gérant hausse les épaules et poursuit son monologue intérieur. J’vais pas commencer à recueillir tous les gosses en fugue non plus ! Mais c’est vrai que ce connard de Spyke s’est barré sans rien dire et que j’aurais bien besoin de quelqu’un pour faire la plonge... Le gamin n’a même pas l’air majeur, ça pourrait lui attirer des ennuis. Mais bon, s’il y a le moindre contrôle, l’âge du gosse ce sera le dernier de ses soucis. La piaule de Spyke est libre. En bordel, mais libre. Il n’a pas le cœur à laisser le gamin dormir dehors, mais ça l’emmerde bien cette histoire ! C’est pas comme s’il n’avait pas d’autres problèmes à gérer ces derniers temps, entre la mère de son fils qui le fait saigner avec sa pension, les cafards qui ont pris leurs quartiers en cuisine, sa copine qui s’est barrée avec un client et Rocky le mafieux qui prend de plus en plus le Blackstrap Molasses pour son QG et le transforme peu à peu en tanière de l’Antéchrist ! Y a des périodes comme ça. Celle-ci traîne un peu, c’est le moins qu’on puisse dire. Après, c’qu’il y a de bien avec les fugueurs, c’est qu’ils coûtent pas cher. Le temps de cette négociation intérieure, qui semble particulièrement ardue, Blake voit le barman agiter la tête, grimacer, taper du pied, souffler, essuyer les verres avec une ardeur redoublée, les poser avec fracas sur les étagères. Il sent bien que tout n’est pas perdu.
— T’es majeur ?
— Non M’Sieur.
— Dans, ce cas, interdiction de sortir de la cuisine tant que tu restes ici, c’est compris ? Y a une petite chambre là-haut. Tu peux y dormir si tu veux. En échange, tu t’occupes de la plonge et du ménage après la fermeture. Quand tu as fini, tu peux te faire chauffer les restes aussi. Et ton bestiau, là, c’est dans la cour derrière, avec les poubelles, ok ?
Un lit et un plat chaud, Blake est ravi, c’est tout ce dont il a besoin pour le moment. Et tant pis si la chambre est immonde, les toilettes à partager avec les soûlards qui se font un devoir de marquer leur territoire, et le dîner un peu léger pour un grand garçon qui termine sa croissance et un renard plus habitué à dévorer des poulets entiers. Il ne dort pas dehors, il ne dort pas chez les Richardson, tout va bien. « Merci M’sieur, vous le regretterez pas. »
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