Plume - Pressentiment
Je ne suis pas fier de plonger une nouvelle fois dans le journal de Plume, mais ma Gorgone n’exprime plus rien depuis plusieurs jours déjà. Ni mimiques, ni gestes ; rien qui puisse m’aiguiller sur son état. Pour comprendre ma sirène sans voix, je ne peux plus me raccrocher à la lueur dans ses yeux ou à la cadence de ses pas. Et puis, ce carnet cabossé dans lequel elle plante ses secrets est un rescapé et les rescapés ont un devoir d’histoire.
Phœnix, le 29 mai - Jour de cendres
Je me réveille avec un mauvais pressentiment. Quelque chose ne va pas. Une odeur terrifiante tourmente mes sens. Je me replie sur moi-même, redeviens fœtus et m’agrippe à Dean. Je voudrais rester là, tout contre lui, hors d’atteinte. Prolonger cette matinée dans la fraîcheur de cette chambre rassurante. Celle de l’homme que j’aime. Mais mon angoisse grandit, je décide de me lever. Il faut que j’en aie le cœur net. En ouvrant la porte, la chaleur écrasante de ce mois de juillet me saisit. Comme si le souffle d’un sèche-cheveux géant m’enveloppait toute entière. Cet après-midi la température avoisinera même les quarante-cinq degrés. En Arizona, comme ailleurs, le climat s’embrase peu à peu, il faudra bientôt se tapir dans l’ombre, à l’abri de bâtiments transformés en chambres froides, à grand renfort de climatisation.
La librairie n’est qu’à quelques pâtés de maisons. Je presse le pas. La ville semble déserte, mais on entend du bruit, au loin. Des sirènes ? Non ! Plus que deux rues. L’odeur âcre de mon réveil est bien là, bien réelle cette fois. Et décuplée. Une odeur persistante de papier brûlé. Des larmes roulent sur mes joues. Je distingue de la fumée, un camion de pompier, un périmètre de sécurité et derrière, un attroupement de curieux. Puis, je vois les flammes. Le rouge-orangé crépusculaire lèche les murs, et les tatoue à l’encre noire. Des petits flocons de livres s’éparpillent dans les airs. Les soldats du feu continuent de combattre l’impitoyable flambée, mais je sais qu’il est déjà trop tard. Lorsque le brasier finit par succomber aux flots, la librairie n’est plus qu’un amas de débris et de cendres. Le feu a tout englouti. Hemingway, le canoë en bois, les vieilles armoires, les saguaros, le confessionnal, le corbeau empaillé, les sages paroles d'Elizabeth Bishop, les silhouettes en papier, la mezzanine, l’attrape-rêve géant et Bukowski, le doux Bukowski. Je m’effondre, littéralement. J’échoue sur le trottoir comme une poupée de chiffon. Quelques curieux quittent leur poste pour s’enquérir de mon état. Je suis consciente, ne vous en faites pas. Juste assommée par la fournaise ambiante et glacée à l’intérieur. Un choc thermique en quelque sorte. Je pense à Bukowski, à sa tâche en forme de nuage, à la douceur de sa présence. La douleur jaillit de mes yeux comme un torrent. Je songe à tout ce qu’il a fallu endurer, pendant deux longues années, pour arriver à ouvrir cette librairie. Je pense à cet endroit à part, à ce petit coin de Paradis, créé de mes mains et parti en fumée, comme ça, en un claquement de doigts. Je reste là où je suis, sur le goudron, c’est le seul endroit où je peux encore échapper au néant. J’ai le vertige. Il me semble qu’autour de moi, tout n’est que précipice, que si je me lève et fais un pas sur le côté, je disparaîtrais définitivement. Au bout d’un certain temps, je me rends compte que mes yeux se sont taris, je ne pleure plus ; en fait, je n’éprouve plus rien. Il me semble que moi aussi, j’ai disparu dans les décombres.
C’est donc ainsi que Plume a retranscrit cette terrible journée. Je me doutais bien que ce n’est pas l’extase et la félicité que je trouverais dans ces lignes, mais je n’en suis pas moins secoué. Un pressentiment ? Un sentiment d’alerte dès le saut du lit ? Je ne la savais pas si pythie. Ceux qui font l’économie d’un sens sont-ils plus susceptibles d’en cultiver un sixième ? Se taire rend-il l’instinct plus audible ? J’imagine que mes questions resteront sans réponse. À vrai dire, ce qui me surprend le plus, ce n’est pas de découvrir les talents de divinatrice de Méduse, mais plutôt que sa retranscription s’arrête ainsi. Et la suite des événements alors ? Mon arrivée héroïque avec sa boule de poils attardée ? Rien, pas un mot là-dessus. La découverte du mot, la traîtrise et la perversité de son amant ? Toujours rien. Il me semble que cette partie de l’histoire était tout sauf anecdotique pourtant ! Pourquoi l’occulter ? J’ai bien conscience que ces écrits n’étaient pas destinés à être lus et encore moins à subir l’analyse poussée d’un soupirant névrosé, mais c’est ainsi, je ne peux m’empêcher de rester quelque peu sur ma faim. Ça me rend perplexe cette fin elliptique. Et puis quoi, merde, je ne méritais même pas d’être cité au générique ? Certains diront probablement que je suis un chouïa paranoïaque, à tendance narcissique, ou juste un peu égoïste, mais si vous avez déjà été complétement mordu de quelqu’un et pas payé de retour, vous savez bien ce que ça fait de crever la gueule ouverte en attendant le moindre signe, comme un oisillon qui attend qu’on lui fourre un ver dans le gosier.
Ceci dit, je suis un hystérique plutôt raisonnable. Voilà pourquoi, après de longues minutes passées à m’apitoyer sur mon sort, je finis par relire sa dernière phrase et par comprendre les données absentes : Plume n’avait simplement plus la force d’écrire quoi que ce soit.
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