Blake - Signal d'Alarme
Blake va flamber son premier cachet au casino. Enfin, c’est ce qu’il a prévu, mais le cowboy planté à l’entrée du Desert Diamond ne semble pas soutenir son projet. Il faut dire que même si l’ex-enfant de chœur affiche un bon mètre quatre-vingt-dix, son visage poupin trahit son âge. Lorsqu’il se retrouve devant le vigile aux yeux revolver, il le salue et lui tend sa fausse carte d’identité avec l’assurance de ses dix-huit ans. Un âge glorieux, qui lui permet de se marier avec la première inconnue qui passe, de voter pour un clown misogyne, si l’envie lui prend, et même de travailler au cœur d’un réacteur nucléaire, pourquoi pas. Mais, en aucun cas, il ne peut fréquenter un casino. C’est comme ça. God bless America. Le videur s’empare de la pauvre carte plastifiée chez Fedex, sans cesser de dévisager son suspect. Il affiche la mine du gars à qui on ne la fait pas. Le duel s’annonce corsé. Mais après tout, Blake est venu pour jouer. Il mime la décontraction, glisse un petit compliment à l’oreille de sa voisine de file pour donner l’impression d’être accompagné. Mais son rythme cardiaque s’emballe et il redoute le couperet. Le John Wayne de la nuit arizonienne prend son temps, examine la carte avec attention. Il se met à chercher quelque chose dans la poche gauche de son pantalon. Blake doit faire un effort considérable pour ne pas détaler. Calme-toi Blake, ce n’est pas le Far West non plus, le type ne va pas dégainer. La petite lampe torche qui vient d’être exhumée semble, en effet, bien inoffensive. Mais le cowboy continue de défier Blake du regard puis ausculte la carte d’identité à la lumière de la lampe, comme s’il tentait d’y déchiffrer des hiéroglyphes. Un flic qui chercherait les aveux durant un interrogatoire ne ferait pas mieux. Blake est près de défaillir. Au mieux, il se verra refuser l’entrée et confisquer le faux document. Au pire, l’établissement appellera la police et il sera arrêté pour faux et usage de faux, ses parents seront contactés et il sera contraint de regagner le pénitencier Richardson. Plus les secondes passent, plus il manque d’air. Il essuie la goutte de sueur en train de perler sur sa tempe et commence à trouver le temps long. Mais, au moment où il se sent prêt à tout avouer, même des crimes qu’il n’a pas commis, le vigile fini par lui rendre sa carte et lui fait signe de passer. Blake ne se fait pas prier. Tout ça pour ça, ne peut-il s’empêcher de penser.
En pénétrant dans le temple du vice, triomphant, il se laisse surprendre par l’odeur infecte qui règne sur les lieux. Un mélange de fumée de cigarettes, de sueur, de moisissure et de moquette datée. Trop heureux d’avoir réussi à rentrer pour faire demi-tour tout de suite, il tâche de faire fi des relents fétides et arpente les rangs du casino, se demandant sur quel jeu il va tenter sa chance. Il déambule un moment, et s’imprègne de l’étrange atmosphère du tripot. De vieilles dames à chemises hawaïennes lorgnent sur les machines à sous en attendant qu’elles « chauffent ». Elles savent bien qu’un bandit manchot qui n’a pas aligné ses planètes depuis un long moment a plus de chance de cracher la monnaie qu’un voisin qui s’est montré généreux dix minutes avant. Des hommes en tenues chic, les cheveux gominés en croisent d’autres en bermuda-t-shirt, portant des chaussettes dans leurs sandales. Il scrute des quidams défroqués qui, les yeux rivés sur leur jeu, espèrent voir leur destin bouleversé au prochain coup de manette. Des sacs plastiques sont posés à leurs pieds. Le résultat de leur shopping du jour probablement. Apparemment, ça n’a pas suffi à leur bonheur, ils veulent d’autres moyens de dépenser l’argent qu’ils n’ont pas. Il y a aussi les habitués, les addicts, qui ne réalisent pas que s’ils repartent de temps en temps avec la cagnotte, ça ne remboursera pas les dettes qu’ils se sont créées au cours des années. À la fin, lorsqu’ils n’auront plus rien à miser, ils joueront leur chemise, en pensant encore et toujours que le jackpot est à portée de main. Bien sûr, ils se retrouveront seulement avec une chemise en moins.
Depuis qu’il a tourné le dos à la religion, Blake ne veut plus s’en remettre au destin ou à des puissances supérieures. Il ne misera donc pas tout sur la chance ce soir. Il se dirige d’un pas décidé vers la table de Blackjack. Plusieurs hommes sont attablés, se regardant en chiens de faïence. Des habitués probablement. Ventrus, l’air patibulaires, des petits verres de cognac posés devant eux. Blake les observe, essaie de retenir leurs mimiques. Il laisse passer deux tours et se lance. Les autres se demandent qui est ce garçon au look de teenager, aux yeux ténébreux et cheveux filasses qui s’invite à leur table. Ils le scrutent avec une méfiance non dissimulée. Comme s’ils s’attendaient à voir Blake leur braquer un revolver sur la tempe la seconde d’après. Mais Blake n’est pas intimidé, il aime bien les gueules cassées. Il s’installe, salut brièvement ses adversaires d’une discrète inclinaison de la tête, la partie est lancée. Blake enchaîne les victoires. Les jetons s’accumulent devant lui. Quelques spectateurs s’agglutinent autour de la table. Une petite mamie, aux sourcils broussailleux et vêtue d’un gilet à paillettes violet observe le jeu derrière Blake et agite ses bras en l’air dès qu’il remporte une manche.
Au bout d’un moment, le patron de l’établissement s’approche de la table et, sans saluer les joueurs, s’adresse au croupier en aparté. Ce dernier s’éclipse et une jeune femme prend le relai. La tête dans son jeu, concentré, Blake ne la remarque pas tout de suite. Mais au moment où elle distribue les cartes pour le jeu suivant, il ne voit plus qu’elle. Il remarque d’abord ses formes dans son uniforme noir, comme sculptées par Rodin. Sculpturale, oui, c’est le mot. Son regard encercle sa taille de guêpe, se perd un peu sur les dunes de sa poitrine et remonte jusqu’à son visage, ses yeux de biche, sa petite bouche charnue couleur cerise, son nez mutin, ses taches de rousseur et sa crinière flamboyante. Elle se sait dévisagée et lui lance un regard perçant. Il baisse les yeux, gêné, et fait mine de se concentrer sur ses cartes. Mais lorsque la partie reprend, il ne peut s’empêcher de l’observer de nouveau, à la dérobée. Peu attentif au jeu, il perd lamentablement. Déçue de voir son poulain perdre de sa superbe pour un leurre vieux comme le monde, la groupie vintage le rappelle à l’ordre en faisant claquer ses doigts devant ses yeux et en tapotant son index sur la table de jeu, devant lui. Blake tente une nouvelle fois de reprendre ses esprits et de se focaliser sur ses cartes, mais rien n’y fait, c’est une hémorragie de jetons. À sa table, on se réjouit de voir la chance tourner. Tout le monde sait que la belle Joe n’y est pas pour rien. Blake finit par jeter l’éponge, les poches à sec. Les autres, imbibés d’alcool et refaits se lèvent un par un. Avant de partir, ils n’oublient pas d’offrir leur air le plus dédaigneux à Blake. L’un d’eux, Clifford, s’adresse à Joe en partant, en oubliant de se montrer discret :
— Dis-donc, heureusement que tu es là pour déconcentrer les petits puceaux dans son genre ! Tiens, voilà pour toi, lui dit-il en lui glissant un petit billet dans la poche.
Joe imagine un instant l’effet que pourrait avoir une pique à olives sur ses globes oculaires, mais se contente de tourner les talons. Ici, elle est un élément du décor, une plante, sur laquelle les habitués pensent avoir des droits de propriété. « Ne surtout pas les démentir ! » répète régulièrement Rudy, son manager. « Tu es là pour vendre du rêve ». Resté seul à la table de Blackjack, Blake se sent minable. Toute sa paye y est passée et il va encore devoir demander un délai à son propriétaire. Surtout, il aurait bien aimé éblouir la croupière. C’est raté. Il se lève et s’éloigne, tout penaud. Mais son vieux réflexe superstitieux le démange. Si j’entends le son d’une pluie de jetons, avant d’atteindre la sortie, je vais lui parler. Les cliquetis alentours continuent leur tintamarre, mais aucun son de victoire ne se fait entendre. Blake marche le plus lentement possible, histoire d’aider un peu le destin. Alors qu’il approche de la sortie, son ami, le videur droit devant, le tintement joyeux des pièces finit par résonner. Il pivote, bien décidé à retrouver la femme à la bouche cerise, mais, à sa grande surprise, elle est déjà en train de s’avancer vers lui, avec l’allure d’une lionne qui voudrait soumettre sa proie avant d’en faire son repas. Sa démarche est féline, sa silhouette athlétique se meut avec souplesse, ses gestes gracieux sont à la fois prudents et assurés, son corps tout entier semble tendu vers l’homme démuni qui lui fait face. Joe est en train de chasser. Blake frémit, un éclair lui parcourt la colonne vertébrale, tous ses sens sont en alerte. Lorsqu’elle s’arrête devant lui, il scrute les boucles rousses qu’elle entortille avec ses doigts de pianiste et évite son regard. Ses paupières clignent nerveusement. Son cœur s’accélère quand elle mordille sa lèvre inférieure et pour finir, son estomac se transforme en sac de nœuds lorsqu’elle fait négligemment tomber un verre et qu’il se brise en mille éclats de rire. Avec du recul, il se demandera si ce que l’on appelle « coup de foudre » n’est pas simplement le signal d’alarme d’un corps en danger. Les sensations qui l’accompagnent, les symptômes qui se déclenchent au creux de l’estomac, dans la poitrine, le pouls qui s’accélère, n’est-ce pas seulement la tentative d’un corps en perdition pour raisonner l’esprit qui l’habite ? Notre part animale qui se réveille pour nous ordonner de fuir ? Un instinct de survie ? Mais, comme tant d’autres, face au danger Blake reste immobile. Ses pattes de faon ne semblent pas vouloir le porter. Il aimerait dire qu’il est tard, qu’il va se mettre en route, mais seul un petit filet de voix inaudible sort de son gosier.
— Pardon ? demande Joe, en riant.
Il s’éclaircit alors les cordes vocales et tâche de se redonner une contenance.
— Non, je disais juste « bonsoir ».
— Toi-même.
— Mais...
— Tu es pressé ?
— J’ai un rendez-vous important demain matin...
— Une coloscopie ?
— ...
— Écoute, même si tu as prévu de pêcher Moby Dick ou d’assassiner Kennedy à l’aube demain, tu ne peux pas partir maintenant.
— Ah bon ? Et je vais dire quoi aux supporters de Reagan ?
— Qu’il y aura bien un autre imbécile pour faire sauter la cervelle du beau gosse.
— Quel optimisme ! Et pourquoi faudrait-il que je reste ? Je n’ai plus un cent à dépenser.
— C’est maintenant que les choses deviennent intéressantes ! Et le spectacle est gratuit.
— Intéressantes ? Le spectacle ? Tu parles en langage codé ?
— Lorsque tu es arrivé, les hommes d’affaire et leurs compagnes m’as-tu-vu côtoyaient la classe moyenne et ses rêves de grandeur. C’était un haut lieu de mixité sociale en somme. Mais il est tard et les grands bourgeois sont allés se distraire ailleurs. Ou traîner leur frustration et leur ennui dans leurs draps de satin. Regarde autour de toi. À cette heure-ci, le Desert Diamond n’affiche plus aucun signe de grandeur : c’est la cour des miracles ! Tiens, le type bedonnant là-bas à la machine à sous, avec son jean troué et son regard bovin qui fixe l’écran : il guette le triple sept comme un gamin qui attend le Père Noël devant la cheminée. Il vit probablement seul, dans un motel délabré et barbote jour après jour dans une marée noire de soucis en tous genres. Il lui faut un radeau, vite ! Le jackpot ou la vie ! Et la petite vieille au fond qui joue depuis des heures : sa minable retraite passe entièrement dans les machines. Ça fait bien longtemps que sa famille lui a tourné le dos et préfère faire des virées au Grand Canyon ou des journées grillades-paintball à ses gigots du dimanche et à son parfum goudronneux de fumeuse de Malboro. Quant à la femme à sa droite, avec ses joues creusées et ses cernes, c’est une addict, une vraie. Elle a dû goûter à la chance de remporter quelques mises, à l’argent facile, et telle Alice, elle est tombée au fond du puits, tout au fond. Elle a sans doute tout perdu, a voulu tout regagner, a fini par dilapider ce qu’elle n’avait plus, a retrouvé un peu de monnaie dans les poches de gros dégueulasses, a regagné juste de quoi jouer à nouveau et la voilà, telle un zombie errant sur la moquette défraîchie. Un bien joli tableau, tu ne trouves pas ?
— Disons qu’il semble encore plus sombre lorsque tu le décris, répond le jeune Richardson, un peu surpris par l’exposé de la lionne. Et c’est pour assister au naufrage de ces maudits que je dois rester ? Tu n’aimes pas ton job n’est-ce pas ?
— Détrompe-toi ! Ici, on ne s’ennuie jamais. Contempler la déchéance de pauvres créatures ça occupe, je t’assure. Et puis, les rares chanceux sont souvent généreux avec nous autres, croupiers de génie.
— Tu es de ceux qui dansent sur les tombes alors... en conclut Blake, un poil déçu.
— Dis-donc, tu es du genre à prendre des raccourcis toi !
— Non…je…tu viens de dire que…
— C’était de l’humour, Bambi. Non, ce n’est pas le rêve de bosser ici.
Un voile de tristesse passe dans ses yeux. La lionne baisse la garde. En un éclair de seconde, sa force sauvage disparaît, au profit d’une énergie bien plus cristalline.
— Tu termines à quelle heure ? s’enhardit Blake. Je t’attendrai.
— Pas besoin.
— Que je t’attende ? Ok, message reçu cinq sur cinq. Tu m’excuseras, mais je dois vite aller mettre à l’abri ce qu’il me reste de fierté. À bientôt peut-êt...
— Non, je voulais dire : pas besoin d’attendre jusque-là.
Sur ce, Joe se dirige droit sur l’alarme incendie à quelques mètres d’eux, l’enclenche, puis revient calmement vers Blake, lui prend la main et l’entraîne vers la sortie. Mouché, son soupirant la suit docilement. En sortant, ils croisent quelques individus solitaires à l’air morne, ou de petits groupes de gens à l’allure de touristes. Blake et Joe captent des bribes de conversations, qui les font sourire « Tu aurais dû te coucher, Andy ! » ; « Tu as vu ce mec qui portait une Rolex, un pantalon rapiécé et des sandales de piscine ? » ; « Ma femme va me tuer. » ; « Invente que tu t’es fait agresser. »
— Et toi ? C’est quoi ton job ? enchaîne la sonneuse d’alarme, comme si de rien n’était.
— Saltimbanque.
— Quoi, tu joues de la harpe déguisé en clown ?
— Presque. Mais je suis plus guitare électrique que harpe, tu vois ?
— Un rockeur... Ça se tient, juge-t-elle, en le détaillant de la tête aux pieds. Je veux dire, physiquement, tu fais plus penser au croque-mitaine qu’à un fou du roi.
— Bim ! Merci... Tu sais vraiment comment flatter un homme toi !
— Oh et bien ça a son charme le petit côté « dark »…
Blake cherche à lire une forme d’agrément sur le visage de la lionne et l’embrasse sur la joue, dans un élan de romantisme innocent. Joe pouffe, puis lui mord la lèvre supérieure en retour. Le jeune rockeur recule d’un pas et se touche la lèvre, comme si un serpent à sonnette venait d’y injecter son venin. Il est un peu surpris bien sûr, mais heureux surtout. C’est à ça que doit ressembler une amazone, songe-t-il. Dans les pupilles de Joe, il remarque une lueur étrange, comme un panneau clignotant « zone à risque ». Joe est une vraie comète, un astre à la chevelure rousse, aussi beau que dangereux, un corps céleste au cœur de glace et de poussières. Mais ça, Blake ne le sait pas encore et s’en rendra compte trop tard. Après l’impact. Pour l’instant, la comète exerce simplement son pouvoir d’attraction.
— Et où peut-on assister aux performances du saltimbanque ?
— Bientôt au Madison Square Garden, j’espère ! Mais pour l’instant, il faut se contenter de concerts en petits comités dans les bars du coin.
— Ça fera l’affaire. Quand ?
— Euh... demain ? Au RIPs Bar.
Sur ce, la lionne sourit à Blake puis tourne les talons, sans un mot. Apparemment, la bête a ferré sa proie.
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