Plume - Reconstruction
Après l’incendie, tout va très vite. Dean est mis en garde à vue, puis relâché faute de preuves suffisantes. La lettre, les titres de livre, le fait que Plume ait trouvé surprenant de le voir s’absenter cette nuit-là, ce n’est pas « assez » pour la police de Phoenix. Pas de traces ADN, pas de coupable. Il faut croire que les flics n’ont pas vraiment envie d’inculper un bon gars de chez eux, ou de rendre justice à des métèques. D’ailleurs, jamais à cours d’idées, la flicaille soupçonne un temps Plume de tentative d’escroquerie à l’assurance. Heureusement, cette hypothèse ne tient pas debout, l’assurance en question n’étant vraiment pas une affaire ; nos fins limiers abandonnent donc vite cette piste. Enfin, pour souligner son extrême compétence, la police de Phoenix reconnaît deux coupables : Bukowski et la petite lampe à huile de la mezzanine. Thèse accidentelle. Je demande un Colonel Moutarde à l’allure féline, une lampe à huile et une mansarde, qui dit mieux ? Le fait que le coupable ait été retrouvé loin de la librairie, apeuré, sous une voiture ? La lettre scotchée sur son ventre ? Oubliés. Affaire conclue.
L’assurance couvre quand même une partie des pertes ; une partie seulement. De quoi rembourser les fournisseurs surtout. Plume a déjà perdu sa voix il y a longtemps de cela, mais, depuis l’incendie, c’est l’appétit, la joie, et même le goût de la lecture qui lui font défaut. Elle n’a plus de mezzanine où se percher, plus de nid secret, je lui fais donc une place dans mon studio. Toute la place à vrai dire. En même temps, il en restait pas mal de la place, compte-tenu de mon style « campeur rudimentaire » : un lit pour dormeur solo, faisant également office de sofa, des coussins de toutes tailles, dont un magnifique spécimen publicitaire « Harley-Davidson », une petite table en bois, une lampe de banquier, une unique chaise à bascule à l’assise fleurie, une vieille radio crépitante, voilà à peu près l’ensemble de mes biens ; des trucs récoltés çà et là, absolument pas assortis. À vrai dire, je n’ai jusqu’à présent accordé aucune importance à l’aspect de ma cage à lapins. J’y passe peu de temps et je n’y reçois pas grand monde en temps normal. Le feng shui, le hygge, le style renaissance ou industriel, autant vous dire que c’est du charabia pour moi. Je trouve ça sympa les décos soignées pourtant, chez les autres, mais, c’est marrant, chez moi, je m’en tape le coquillart de « révéler la personnalité des lieux », de « sublimer l’espace en jouant avec les volumes » ou « d’optimiser la circulation du chi ». Depuis que Plume est là, j’ai juste agrémenté ma garçonnière d’un petit lit de camp. Je lui laisse mon pieu et l’oreiller à la Harley. J’imagine qu’elle doit trouver tout ça bien fade, elle qui avait réussi à créer une planète a part entière à la Librairie des Quatre Vents. J’aimerais lui dire qu’elle peut arranger les lieux à sa guise, qu’on peut accrocher des meubles aux murs, déguiser le plafond en ciel étoilé, recréer un confessionnal impie dans les toilettes, acheter plein de cactus qui nous rendrons la vie impossible, ou même transformer mes trente mètres carré en palais miniature des mille et une nuits si ça lui chante. Mais ce n’est pas le moment, je crois. Prostrée sur la rocking-chair qu’elle ne quitte quasiment plus, elle passe son temps à observer la rue, ou bien un point dans l’horizon, c’est dur à dire. Elle ressemble un peu à ces vieilles femmes qui attendent leurs souvenirs à longueur de journée dans les hospices. En plus jolie, bien sûr. Ah ça, y’a pas à dire, elle embellit gravement les lieux. Mais comme ce n’est pas une plante décorative, je m’efforce d’égayer son quotidien. « J’ai croisé Madame Williams au marché ce matin, elle s’est encore entortillée dans ses rideaux... elle va peut-être lancer une mode, qui sait. Collection serpillières et bouts de chiffons - printemps 2019, je vois ça d’ici ! La brave femme te passe le bonjour. ». Mais mes blagues consistent essentiellement à tourner les autres en ridicule et la raillerie n’a jamais fait rire Plume. Il faut que je trouve autre chose. Pour palier notre incompatibilité d’humour, je me concentre sur des choses concrètes, tangibles, comme rapporter de jolis plaids bien chauds ou préparer Corn Stew , Piki Bread et gâteaux aux pignons par exemple. Je soigne son estomac et son confort ; je lui offre de la délicatesse, des attentions. C’est très pragmatique, mais si je finis par lui faire l’effet d’une couette que l’on refuse de quitter par mauvais temps, tant mieux.
Nous recevons des pensées et des encouragements de tout le quartier. Nos anciens clients nous apportent de bons petits plats ; enfin, certains sont immangeables, mais c’est l’intention qui compte, n’est-ce pas ? Moi, je tâche de lui rapporter ses livres préférés. Elle ne touche ni aux livres, ni aux plats. Je partage mes murs avec une huître qui refuse de desserrer sa coquille. Attention, je ne me plains pas, non, j’aime que Plume soit chez moi, même en version mollusque, mais c’est un crève-cœur de la voir comme ça.
Mon naturel confiant - dix ans d’amour à sens unique, faut-il le rappeler ? - me pousse cependant à l’optimisme : je sais qu’elle est forte et que tout ce qui n’est pas mort finit par se relever un jour. Le temps me donne raison : après de longs mois d’hibernation hors saison, elle finit par revenir à la vie. Un matin, je la trouve postée devant mon matelas, me montrant une feuille sur laquelle est écrit : « Qu’est-ce qu’on fait maintenant ? ». J’ai déjà ma petite idée là-dessus, mais je ne veux pas la brusquer, enfin… pour une fois qu’elle me laisse décider du programme, je ne peux résister : « On monte un book truck, on arpente la région et on se marie ». Un rire ! Fort, éclatant, tonique, comme un geyser contenu trop longtemps. Entendre Plume rire ! C’est beau, vous n’avez pas idée. Quand la source de se rire finit par se tarir, elle me regarde, l’air mutin… et acquiesce simplement, dans un sourire. Il paraît que du choc d’astéroïdes est née notre galaxie, que du fumier naissent les roses, que brûler la terre peut la rendre plus vivante et plus fertile… la vie est facétieuse et moi, je suis ravi.
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