Blake - L’Homme aux Gros Sabots

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  — Hey, benvenuto ! Je suis ravi de t’accueillir au Mason Jar mon gars ! Il paraît que tu as la voce d’un Tom Waits qui aurait bouffé un Robert Plant ; il me tarde d’entendre ça !

C’est sur ces mots babéliens que Franco Gagliano accueille Blake dans son institution aux faux airs de lupanar. Face à ce petit bonhomme à l’accent rital, portant une chemise hawaïenne ouverte sur son torse velu, une guirlande de chaînes en or (en toc), des chaussettes blanches fourrées dans ses sabots, une minie casquette rouge, et qui a vraisemblablement le même coiffeur que Bon Jovi, Blake est perplexe. C’est lui la légende ? Le roi de la nuit arizonienne ? Le pote de Jetsam et de Joan Jett ? On dirait plutôt un joyeux troubadour sous ecstasy. « Si tu étais si impatient, il te suffisait d’écouter mon album. », souligne le chanteur avec malice. Franco toise l’insolent qui se tient face à lui, un petit rictus au coin des lèvres, et se met à tapoter de ses ongles manucurés sur le comptoir du bar. Sans se départir de son apparente bonne humeur, il lui sert l’une de ces réponses bien senties dont il a le secret.

  — J’aime le live moi, bambino ! Écouter ton son sur CD avant de t’entendre sur scène, ce serait comme croquer dans le jarret d’un veau tout juste refroidi, avant qu’on me le serve en Osso Bucco dans un restaurant trois-étoiles !

  — Mais comment tu fais pour booker les artistes qui passent ici sans écouter ce qu’ils font ?

  — C’est simple, à la place, j’écoute les gonzesses que je ramène au pieu, rétorque Franco dans un rire rappelant vaguement les grognements d’un cochon. Il y a toujours un nouveau rockeur pour faire vibrer leur cœur de midinette. Les p’tites nanas sont de vrais radars à David Bowie en puissance, crois-moi. Ou je consulte les charts si j’ai besoin de têtes d’affiches pour remplir les caisses. Bon et il arrive que j’entende deux ou trois titres par mégarde et que je décide d’aller chercher des petits groupes confidentiels, histoire de leur filer un coup de pousse… et de miser sur leur bonne mémoire dans le cas où ils finiraient par percer ! conclut-il en éclaboussant de plus belle Blake de son rire porcin.

  — T’es pas commun toi hein ?

  — J’espère que toi non plus vieux parce que j’ai trois-cents enragés qui débarquent ce soir pour que tu leur mettes la tête à l’envers ! Un petit Kamikaze pour te donner du courage ?

  — Ahah ! C’est ce qu’on appelle avoir le sens de l’à-propos. Volontiers.

Après quelques shots - les fameux Kamikazes à soixante-quinze centimes du Mason Jar - Blake finit par apprécier la compagnie de Franco, sa gestuelle de Sicilien et son style « brut de décoffrage ». C’est un conteur né. Et des histoires à raconter, il en a à la pelle.

  — Tu sais, vieux, il s’en est passé des choses ici. Des groupes qui font flamber des billets, égorgent des poulets ou déchirent des bibles sur scène. Des mecs le visage enfariné de coke, d’autres qui se croient dans un saloon et testent leurs flingues de cowboys sur le jukebox, des mormones devenues stripteaseuse, des armées de crétins sous acide, des musiciens de death-metal aussi doux que des oursons, des couteaux qui voltigent, des putes, du crack, des junkies, de la joie et du désespoir aussi. Tout le temps.

  —

  — Le monde de la musique c’est un peu la mafia. Des managers me coursant avec des battes de baseball, il y en a eu crois-moi ! Pourtant, j’ai toujours été réglo. Enfin, je crois. La plupart des groupes repartent d’ici les mains remplies de cash et avec des sourires d’imbéciles heureux.

  Si l’industrie musicale, c’est la mafia, alors Franco fait un parrain de choix. Le rital aux sabots est connu pour son attitude paternaliste et sa très grande générosité. Toujours un brin intéressée la générosité, hein, faut pas pousser. Il embauche souvent des musiciens fauchés, mais n’hésite pas à se rappeler à leur bon souvenir dès que ces derniers touchent leurs premières royalties. Il est du genre à payer des billets d’avion à un employé fidèle pour qu’il revoie sa famille le temps d’un week-end, mais à exploiter ledit employé jour et nuit le reste de l’année. Ou à tendre une liasse de billets à un ami sur le point de se marier, mais à lui faire payer double ses entrées au Mason Jar, avec l’excuse de « rencontres VIP » à la clef. Franco a une ardoise gravée dans le cerveau.

  — Le mois dernier, on devait recevoir les Guns n' Roses. Mais ces petits bâtards nous ont fait faux bond. Leur premier album bat tous les records, alors bon, ces messieurs ont dû juger que le Mason Jar et ce bon vieux Franco qui les a fait bouffer quand ils n’étaient encore qu’une troupe de morveux, c’était plus si important. Je me suis retrouvé à devoir annoncer à des centaines d’ivrognes prêts à en découdre que leur nouveau groupe de métal préféré ne viendrait pas. Les gamins sont devenus fous-furieux. Certains m’ont fracassé les portes, d’autres se sont mis à pisser partout ; une vraie insurrection de gorilles ! Ils ont même pillé le bar ces cons ! Le parking était constellé de bouteilles en verre éventrées.

À travers ce récit, Blake perçoit que c’est moins la mise à sac du Mason Jar, que le fait d’avoir été lâché par ses « copains » superstars que Franco regrette. L’évocation de cette récente mésaventure semble d’ailleurs avoir fait perdre tout entrain au rital.

  — Dis-moi, depuis tout à l’heure, tu parles du Mason Jar ou du bureau de l’Antéchrist ? tente Blake pour le détendre.

L’amorce d’un sourire sur les lèvres du clown triste encourage Blake à lui poser la question qui le démange depuis tout à l’heure :

  — Si c’est si terrible, pourquoi tu continues ?

  — Parce que je rentre chez moi avec les plus belles filles de Phoenix amigo !

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