Plume - La Coureuse

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La poussière se soulève comme sous le passage d’un troupeau de bisons. Les participants tracent leur voie à travers la réserve, sur le sentier de terre, sec et rocailleux. La détermination se lit sur leurs visages. Aucun signe de fatigue, c’est un bataillon en rang organisé qui se dirige fermement vers la ligne d’arrivée. Plume survole la piste telle un roadrunner lancé à pleine vitesse. Autour d’elle, une centaine d’hommes. Comme chaque automne à Oraibi, ils s’affrontent dans une grande course traditionnelle d’endurance. Les Hopis galopent mieux que personne. Deux siècles auparavant, c’est en courant que les tribus se transmettaient des messages d’un village à l’autre et prévenaient d’une attaque imminente ; c’est aussi en brûlant le pavé qu’elles se rendaient vers les sources naturelles, pour en ramener « l’esprit de l’humidité » dans les villages et favoriser les pluies.

  Imprégnés de l’âme de leurs ancêtres, les coureurs du jour avancent à grandes enjambées, les corps tendus, les muscles saillants. De l’effort colossal qu’ils sont en train de fournir, rien ne transparaît. Au milieu de ces guerriers pacifiques, je continue de distinguer la frêle silhouette de Plume qui avance vaillamment. Elle n’est pas dans le peloton de tête, mais calque ses pas sur ceux de ses frères, sans jamais être reléguée au second plan. Elle n’est pas sensée être là, seuls les hommes concourent. Mais elle court malgré tout, sans dossard et sans aucune chance de gagner. Certains des coureurs s’en offusquent (ceux qui craignent qu’elle leur grille la priorité sans doute) mais la plupart l’encouragent. Ils l’ont vue naître, faire ses premiers pas, tituber, tomber, se relever la seconde d’après, escalader tout ce que la réserve compte de rochers, d’arbres et de pics, marcher des heures pour cueillir des plantes rares et ils l’ont surtout vue courir, de l’aurore au crépuscule, sous le vent de mai ou dans le brasier de juillet ; ils l’ont observée sprintant vers des lignes d’arrivée fictives, courir encore et toujours, comme si sa vie en dépendait. Ses jambes la portent si loin, si vite, qu’elle envisage d’intégrer l’équipe de cross-country de la Hopi High School, habituée à remporter tous les championnats d’État. Mais, comme pour d’autres qui ne vivent l’effort qu’à l’excès, une blessure stoppera son élan. Le temps de cette course en tout cas, l’espoir est encore bien présent ; la détermination embrase chacune de ses foulées et lui permet de distancer nombre de ses pairs masculins.

*

J’observe l’ancienne coureuse à mes côtés et ne perçois plus aucune trace de sa flamme passée. De ses ruées d’antan, elle a conservé les jambes fuselées et un tendon d’Achille capricieux, mais les seules chevauchées qu’elle entame aujourd’hui sont dans les pages de romans. La vie en dehors de ces objets de papier ne semble plus exister et lorsqu’elle revient à la surface, sa présence reste vaporeuse, lointaine. C’est comme si, après le jour de cendres, une partie d’elle-même s’était évaporée. Mais cette demi-présence suffit à me combler. Elle est mienne, vous comprenez ? Méduse a bien voulu m’épouser, moi, pauvre mortel. Je sais qu’elle ne pourra jamais oublier l’incendie, l’amère traîtrise, la librairie dévastée, son château de sable piétiné, mais je crois bien qu’elle est heureuse aujourd’hui, à sa façon : celle d’un félin qui somnole la plupart du temps et réintègre le monde des humains lorsque c’est nécessaire. Derrière le comptoir de notre book truck, par exemple: à la vue de tous, au contact direct des clients, elle répond aux sourires et dessine des mots sucrés sur sa petite ardoise. Elle ne peut plus se tapir dans ses tranchées de livres désormais. Parfois, son regard se perd, c’est vrai. Pense-t-elle à lui ? Peut-être bien. Les amours passés s’accrochent à nos pensées comme des pétoncles à un rocher. Mais Dean n’est plus qu’un fantôme et je ne crains pas les fantômes.

  Effet collatéral inattendu : l’incendie de la librairie a accru sa notoriété. Des témoignages de soutien sont venus de toute part et nous ont encouragés à transposer l’univers de notre caverne à bouquins ailleurs. Tout récréer, entre quatre murs, c’était au-dessus de nos forces alors, nous avons opté pour quelque chose de plus minimaliste : un book truck. C’est ainsi que la Librairie des Quatre Vents est devenue un camion tout jaune, avec des Sangueros, des faucons et des épis de maïs peints sur chacune de ses faces. Soutenus par nos clients historiques, nous nous sommes rapidement refait une santé. Je peux même vous dire que stationner dans quelques endroits stratégiques de la ville et devant les écoles, nous assure de jolis revenus.

  Comme les katchinas semblent définitivement m’avoir pris sous leurs ailes, la liste de leurs bénédictions ne s’arrête pas là : tout ce que Plume m’a enseigné au cours des années, combiné aux talents oraux que j’ai développés pour compenser ceux qui lui manquent, ont fini par faire de moi un expert en littérature hopi très demandé. Alors, il m’arrive de lui laisser les commandes de notre petite librairie ambulante pour participer à un colloque ou m’exprimer devant des parterres d’étudiants, qui n’ont en général que faire de mes diatribes. Je n’aime pas m’absenter, la laisser seule, avec sa moitié de présence, son abruti de chat et sa petite ardoise, mais elle m’encourage à le faire : ces « représentations » nous font de la pub et nous permettent de mettre du beurre dans les épinards. Puis, comme se plaisait à le dire ma tante Chochmingwu : « Qui ne quitte jamais son foyer ne connaît guère le plaisir de rentrer ».

  Parfois, lorsque sa silhouette de danseuse traverse notre salon, qu’elle répand ses effluves de magnolia tout autour de moi et que je me mets à sourire bêtement, une pensée furtive vient tout gâcher : je me rappelle que son malheur a fait ma joie. Mais je chasse cette idée dès qu’elle m’égratigne de trop près. À quoi bon se laisser happer par le passé ? C’est le présent que je m’efforce d’honorer, d’autant plus que je le sais de courte durée. À cette panthère aux pattes entravées, à cet oiseau au chant envolé, à ma Méduse, je dédie mon temps, mon souffle et mon énergie. Je suis son valet, son roc et son amant, c’est ma seule raison d’être. Le brasier du 29 mai n’a été qu’une épreuve de plus pour bousculer nos destinées, celles-là mêmes qui se sont imbriquées dans les vaguelettes d’un bain partagé il y a fort fort longtemps. Après cette sinistre date, j’ai patiemment déposé des brindilles tout autour de ma Méduse pour lui construire - pour nous construire - un nid douillet. En attendant le jour où une bourrasque l’emportera, je profite de la présence de ma belle coureuse de romans, même s’il elle n’existe plus que de moitié.

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