Blake - Lingerie Assassine

5 minutes de lecture

Sueur. Alcool. Transe. Dans la fosse devant Blake, trois-cents corps affamés de riffs s’entrechoquent. Ébloui par les projecteurs, Blake ne distingue pas leurs contours, mais il peut sentir leur fièvre et leur puissant désir d’abandon. Sur cette scène, galvanisé par les acclamations, il se sent plus vivant que jamais. En nage, le sang en ébullition et étourdi par sa propre musique, il se donne au public comme Jésus à ses apôtres. Après avoir enchaîné ses principaux titres, il se lance dans un solo de guitare à réveiller les morts. Faisant corps avec sa Airline, il caresse ses cordes avec une sensualité bestiale, presque obscène. Des cris exaltés s’échappent du public. La guitare vrombit de plus belle, jusqu’à ce que sa complainte rageuse emplisse tout l’espace. Des bras plongés dans l’obscurité s’élèvent vigoureusement et ondulent, guidés par les sons ; Blake est un dompteur de serpents. Avec une parfaite maîtrise de son instrument luciférien, il hypnotise son auditoire. La scène le rend terriblement beau, presque divin. Devant le public du Mason Jar, l’ancien canard boiteux révèle tout son sex-appeal. À l’avant de la fosse, presque à ses pieds, des groupies le dévisagent, espérant être vues en retour. Mais leur nouvelle idole, vouée à ses accords et aveuglée par un brouillard de fumée et de lumière, demeure insensible à leurs charmes. L’une d’entre elle, plus déterminée que les autres, passe ses mains sous son t-shirt, en ressort son soutien-gorge et le lance sur scène. L’inoffensif projectile atterrit sur les Dr. Martens du chanteur, provoquant quelques rires dans le public, bientôt suivis d’encouragements destinés à l’audacieuse jeune femme. Joe, tapie en coulisse, derrière le lourd rideau de velours noir, ne perd rien de la scène. Ce n’est pas la première fois qu’elle voit de la lingerie voler dans une salle de concert, mais cette fois, elle est destinée à son homme. Elle bout. Alors c’est ça ? Il va falloir le partager avec des gamines en chaleur ? Les laisser le dévorer des yeux, se pâmer sous ses mélodies ? Les regarder lui lancer leur dessous comme des os d’appât ? Après sa première crise de jalousie, qui avait coûté la vie au décorum d’une chambre d’hôtel, le manager de Blake l’avait prévenue pourtant : « Ton chéri est en train de devenir le nouveau Jim Morrison, il faudra bien te faire une raison. Les groupies viennent avec la gloire. Copine de rockstar, ce n’est pas une sinécure, tu sais. Mais c’est à prendre ou à laisser, non ? Les fans énamourées, ça fait partie du show, point à la ligne. Alors, plus de vagues, ok ? » Sauf que Joe ne s’appelle pas tempérance. Ses yeux vont du soutien-gorge virginal à sa jeune propriétaire, une beauté aux tétons en flèche sous son t-shirt blanc. Son sang ne fait qu’un tour. Elle n’entend plus qu’un lointain larsen. Elle sort de l’ombre, longe les coulisses, descend dans le public et s’avance dans l’arène en bousculant tout ceux qui se trouvent sur son chemin. Tout en fendant la marée humaine avec la détermination d’un robot téléguidé, elle ôte sa chemise et son propre soutien-gorge, et poursuit son équipée sauvage les seins à l’air. Arrivée à destination, elle se plante devant l’inconsciente jeune femme, des éclairs plein les yeux. La gamine pouffe. « C’est qui cette folle ? » Mais Joe ne bronche pas et l’audacieuse commence à perdre son aplomb. « Qu’est-ce que tu me veux ? T’es dans un mauvais trip ou quoi ? » Joe brandit son triangle en dentelle rouge et l’enfonce violemment dans le gosier de la jeune femme, qui s’étouffe. Elle se débat comme une poêlée d’anguilles, mais Joe maintient fermement sa crinière et ne lâche pas sa proie. D’abord sidérées, les amies de la victime tentent de s’interposer et de retirer la lingerie meurtrière de sa bouche. Mais rien n’y fait. Impossible de calmer la fureur de Joe. Elle crache une flopée d’insultes au visage de sa suppliciée, sans desserrer son étreinte d’un iota, et griffe jusqu’au sang tous ceux qui tentent de la sauver. Alertés par la cohue, les vigiles finissent par intervenir et clouer Joe au sol. Elle s’agite comme une diablesse dans une flaque d’eau bénite, mais lorsqu’à bout de forces, elle finit par s’immobiliser, les deux molosses la relève avec vigueur et l’escortent vers la sortie. « Tu feras gaffe, il fait douze degrés, à tout casser, dehors. Pas un temps à se trimballer la poitrine à l’air si tu veux mon avis », dit l’un des deux à Joe, en refermant la porte du Mason Jar sur elle.

  Blake n’a rien vu, rien entendu. Dans le cas contraire, tout se serait déroulé exactement de la même manière : il aurait dû continuer de jouer, comme si de rien n’était, remettre de l’ordre dans ses tripes et poursuivre vaillamment ses embardées musicales. The show must go on. Sa performance en aurait sans doute pâti par contre. Mais il n’a rien vu et ses fans en ont eu pour leur argent : la magie de la scène. À la fin du concert, les membres de son staff l’informent des exploits de sa douce sauvageonne. « Ce n’est pas la première fois qu’elle pète les plombs. Putain, elle est incontrôlable, mec ! » Blake encaisse. Il prend des nouvelles de la groupie agressée et l’invite quelques instants dans sa loge, histoire qu’elle termine sa soirée sur une meilleure note. Pendant ce temps, Joe fait le pied de grue devant l’entrée des artistes, toujours bouillonnante et la poitrine altière, malgré le froid. Lorsqu’il finit par la rejoindre, la foudre s’abat sur lui : « Ça fait une heure que tout le monde est sorti, tu foutais quoi ?! Tu t’envoyais la pintade, c’est ça ? » Blake la laisse déverser son fiel, garde le silence, pose son manteau sur ses épaules et se dirige vers leur voiture. La truande de son cœur lui emboîte le pas, sans tarir le flot de ses reproches.

  Le lendemain, le coup d’éclat de Joe s’étale en Une de la presse à scandale. « La fiancée de Blake Richardson s’en prend à une fan », « Le roi des suricates en couple avec une lionne » ; « Sexe, crêpage de chignons et Rock’n’roll au Mason Jar », … La prestation de Blake est totalement occultée, seule sa furie de copine semble intéresser les journalistes en mal de scoops. Mais ce n’est pas ça qui le fout le plus à cran. Ce qui lui est le plus pénible, c’est de voir la violence et la folie de Joe décrites noir sur blanc sur le papier, comme si les mots leur donnaient véritablement corps. Avant de lire ces phrases crève-cœur, il pouvait encore s’arranger avec la vérité, l’adoucir, se convaincre que les extravagances de Joe étaient fascinantes, seulement fascinantes. Mais avec ces torchons qui décrivent sa fiancée, les yeux exorbités de sa fiancée, les seins laiteux de sa fiancée, sa rage, sa sauvagerie, son délire, il perçoit pour la première fois le monstre qui l’habite. Et c’est ainsi que ressurgissent les signaux d’alerte mis en sourdine quelques mois plus tôt.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Dolorès ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0