Plume - L’Aridité des Champs de Maïs

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Mon peuple accueille chaque aube nouvelle avec une seule et même idée : celle de « faire pousser ». Des plantes ou des hommes, au choix. C’est simple, un Hopi traite un épi de maïs comme un enfant, avec douceur, en lui parlant et en le berçant de chants. Les grains sont posés dans la terre en poignée, pour qu’ils ne grandissent pas seuls, et nul n’est oublié au moment de la récolte. En laisser un derrière soi, ce serait comme abandonner un bambin dans un champ. Voilà pourquoi même le plus petit épi de maïs est ramené à la maison et remercié pour ses bienfaits. Ça doit vous paraître complètement fou, surtout si, comme la plupart des spécimens du monde occidental, vous jetez une centaine de kilos de nourriture par an. Mais, de notre côté, on est du genre à pinailler, c’est comme ça, on ne se refait pas.

  Comme un grain de maïs, un nouveau-né est une promesse de vie. Voilà pourquoi, chez nous, un enfant bénéficie déjà des plus grandes attentions bien avant sa naissance ; c’est aussi la raison pour laquelle un réseau protecteur tisse sa toile tout autour de son berceau en osier et veille fiévreusement sur lui. Dès que la graine est plantée, il y a tout un tas de règles à respecter. Une femme hopi qui porte la vie doit, par exemple, détourner son regard des images de serpents exposées lors des cérémonies. Si elle ne le fait pas, le serpent d’eau qui barbote dans sa matrice risque de dresser la tête au moment de sa naissance, au lieu de la placer vers la terre, comme il se doit. Lorsque j’étais dans le ventre de ma mère, mon père prenait également soin de ne faire mal à aucune créature vivante, au risque de me blesser moi. S’il avait serré trop fort la corde au cou d’un âne, le cordon ombilical aurait pu s’enrouler autour de ma gorge, comme un crotale, et m’étrangler silencieusement. Mais mon paternel s’est bien comporté et je suis né en un seul morceau. Comme vous pouvez le constater, il y a chez nous de nombreux rites à respecter pour qu’un enfant naisse sous les meilleurs auspices. Et d’autres rites encore lorsque l’enfant voit le jour. On frictionne notamment les nouveau-nés de cendres de cèdre puis, on les garde dans l’obscurité pendant une vingtaine de jours, avant qu’ils soient respectueusement présentés au dieu Soleil, au bord de la mesa. Autre particularité : pour un enfant hopi, toutes les femmes de la même génération que sa mère biologique sont également ses « mères ». Quand j’étais petit, j’appelais moi-même toutes les femmes de mon clan itangu . Si je devais moi-même devenir père, je ferais sans doute l’impasse sur la plupart de ces rituels. Je les respecte, là n’est pas la question, mais la vie en ville est difficilement compatible avec tous ces cérémonials.

  Je prends des détours, mais ce que j’essaie surtout de vous dire, c’est que mettre un enfant au monde est vraiment important pour les miens. Ça l’est pour moi. Plus encore que d’avoir un toit ou que de pouvoir manger à ma faim. Ça me consume cette envie-là, vous voyez. Mais c’est un désir qui exige d’être nourri à deux et c’est là que ça se complique : il se trouve que Plume ne veut pas en entendre parler. Nous sommes mariés depuis bientôt sept ans, je gémis devant les abêtissantes publicités pour couches-culottes, je lui mets dans les bras le moindre nourrisson qui passe, je tente de l’attendrir en brandissant des mini-chaussons et des micro-pyjamas devant elle et tout ça n’a pas le moindre effet sur elle. Ma Plume, qui écrit de si beaux livres pour enfants, ne veut pas de rejeton. J’ai d’abord pensé que c’était son mutisme qui la retenait : comment pourrait-elle chanter des berceuses ou hausser le ton quand il le faudrait ? Puis, je me suis dit que c’était peut-être lié à son passé, à sa propre histoire familiale, que certains traumatismes l’empêchaient d’avancer. Mais mes capacités de psychologue sont assez limitées et il s’est avéré que j’étais loin d’entrevoir la vérité. Elle m’a récemment écrit quelques mots, aussi simples que rugueux. Je n’en veux pas parce que je n’en veux pas. Je ne veux pas d’alien dans mon ventre, de seins qui gonflent, de nausées, de poussette, de hochet, de nuits sans sommeil. Je ne veux pas non plus de gazouillis, de petits petons à chatouiller, de risettes, de rototos, de cheveux à peigner, de premiers pas, de premières dents, d’inconnus en extase devant mon chef d’œuvre au supermarché, de totoche, de jouets, d’une petite créature qui se cramponne à moi comme si j’étais la septième merveille du monde. Je n’en veux pas. Il faut que tu l’acceptes. Si tu ne le peux pas, je partirai. C’était froid comme un hiver sans feu. Alors, j’ai rangé mon envie de descendance au grenier, avec celle de courir un cent mètres aux côtés Usain Bolt ou de visiter un cratère lunaire. Concevoir un gamin me semblait pourtant plus accessible. J’en voulais un plus que tout, mais au fond, ce que je désirais surtout, c’était avoir un enfant d’elle ; un nourrisson avec ses yeux de sable et d’écume, comme un ciment pour sceller nos corps une bonne fois pour toutes ; quelque chose qui nous unisse encore plus, qui finisse de l’attacher à moi. Il faudra trouver autre chose, c’est comme ça.

  Son Dean de pacotille, aurait-il mieux réussi que moi à faire grandir en elle des projets de comptines ? Aurait-il pu faire un meilleur père à ses yeux ? Avec son allure de Viking, il aurait sans doute pu faire voltiger sa progéniture dans les airs avec aisance, imposer son autorité virile sans devoir trop en faire et offrir l’abri de ses bras comme un refuge inébranlable face aux cris du monde. Lorsque ces questions me torturent, je finis généralement par observer dans le miroir les branches de frêne qui me servent de bras, et la mélancolie me gagne comme une nuée de sauterelles à l’assaut d’un champ de maïs.

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