Le Ver est dans la Cerise
Tu dois être devenue une belle jeune femme. Goûtes-tu comme il se doit le temps des cerises ? T'empiffres-tu de ses fruits sans retenue, pour pouvoir hiberner paisiblement l’hiver venu ? Il le faut ma brindille. Goinfre-toi. Dévore, croque, bouffe tout, jusqu’au trognon. Mais, si tu plantes tes dents dans un fruit gâté, jette-le sans tarder, avant que son venin n’anesthésie ton palais.
Moi, il y a une cerise que je n’aurais jamais dû cueillir. Aussi douce qu’acide ; déjà pourrie. Un carpocapse vorace avait élu domicile sous son crâne, mais je ne m’en suis pas aperçu tout de suite. Il faut dire que comme tout amoureux transi qui se respecte, j’avais la vue voilée et la raison à la dérive. Je naviguais donc en eaux troubles, mais vaillamment, joyeusement, me sentant l’âme d’un James Cook. À chaque fois que ma cerise apparaissait dans une pièce, la mécanique de ma respiration se grippait ; inspirer et expirer ne m’était plus naturel, il fallait que je force les rouages de ma bouche à mon diaphragme pour que la machinerie fonctionne. Une nouvelle fois, je manquais d’oxygène. C’est peut-être ça le problème principal de mon existence : depuis le début, je ne fais que me maintenir à la surface ; pauvre singe ne sachant pas nager.
J’ai rencontré Joe dans un Casino. Le lendemain, elle assistait à l’un de mes premiers concerts. Je ne savais pas si elle viendrait, je veux dire, à ce moment-là, je n’étais personne, juste un petit chanteur sans-le-sou, à l’allure dégingandée. Je ne pouvais même pas compter sur un physique à la James Dean ; à l’époque, je faisais plus penser à un croque-mort prépubère qu’à un Apollon hollywoodien. Pas idéal pour draguer. Surtout qu’elle, Hollywood l’aurait adorée : c’était un mélange de Rita Hayworth et Maureen O’Hara, tu vois un peu le topo. Alors bon, c’est simple, je n’avais pas une haute estime de moi-même et je la pensais complément « out of my league ». Mais elle est venue. Malgré les projecteurs en surchauffe, il m’a suffi d’un instant, pour repérer sa chevelure de feu au milieu des crânes dégarnis, des coupes mulets et des queues-de-rat. En même temps, il devait y avoir dix paumés dans la salle, à tout casser. J’étais heureux de la voir, mais j’avais aussi un peu honte qu’elle assiste à ça. Un pauvre type qui force sur sa guitare pour capter l’attention d’un petit groupe de piliers de bar, ce n’était franchement pas glorieux. Mais, après le premier titre, elle s’est levée d’un bond et a déversé tout son enthousiasme sur les tristes sires de l’assistance, réussissant le tour de force de les détourner du fond de leur pinte. Il faut croire que ça les a amusés cette vamp surexcitée dans leur bar de dépressifs : eux aussi se sont mis à applaudir et à hurler comme si j’étais Joe Cocker. Évidemment, c’est surtout à elle qu’ils faisaient une ovation, mais bon, c’était vraiment une Whouhou Girl du tonnerre ! Ce soir-là, le RIPs Bar est passé de neuf à trente-quatre clients en l’espace de trois morceaux. À la fin de la soirée, nous devions être une bonne centaine. Les acclamations qui émanaient du pub attiraient tous ceux qui passaient devant. Tous voulaient voir ce qui pouvait provoquer un tel enthousiasme dans la nuit froide de Phœnix ; tous ont cru que c’était moi. C’était grandiose.
Avec ma cerise, j’étais parfois heureux, c’est vrai. Quand on était à ses côtés, l’imprévu pouvait surgir à chaque coin de rue, la fête n’était jamais loin. Nous faisions des tonnes de rencontres, avions nos entrées dans tous les spots branchés de la ville. Joe rendait tout plus vivant. Mais j’avais comme une crainte tapie dans le fond de mon estomac ; la peur qu’elle se transforme en grenade, je crois. Ou qu’elle disparaisse, tout simplement. J’avais l’impression que dans les deux cas, on retrouverait ma carcasse éparpillée aux quatre coins du globe ou aspirée six pieds sous terre.
Cette cerise-là était un bulldozer, elle n’avait peur de rien, et surtout pas de foncer droit dans le mur. Je réalise aujourd’hui qu’elle ne tenait pas beaucoup à la vie. Elle faisait de ses journées - de nos journées - une immense roulette russe.
— Fais-moi danser ! exigeait-elle, en me fixant avec une moue boudeuse.
— Dès que nous serons arrivés Joe.
— Non, tout de suite !
— Quoi, là, au beau milieu de nulle part, sur la Route 66 et de nuit ?
— Oui, là, arrête-toi et fais-moi danser !
Si je décidais de ne pas céder à son caprice et de continuer à rouler, elle ouvrait grand sa portière et faisait mine d’être prête à sauter. Ne me restait plus alors qu’à stopper la Ford Mustang sur le bas-côté et à exaucer son souhait. Nous nous retrouvions donc à danser sur l’asphalte, en plein milieu de la route, le poste de la voiture gueulant « Because the night belongs to lovers ; Because the night belongs to lust… ». Même si l’on distinguait des phares approchant dangereusement, la cerise voulait que l’on prolonge notre pas de deux, coûte que coûte, quitte à finir sous les roues d’une voiture. Le jour suivant, un pied dans le vide, au bord du Grand Canyon, elle se délectait de mon effroi et riait lorsque je l’implorais de s’écarter du précipice. Elle me confiait sans cesse le rôle du filet dans son numéro de funambule. Joe sautait toujours dans les flaques, les deux pieds joints, comme le font les enfants qui ne fréquentent que de loin les machines à laver. Elle ne voulait pas contourner les obstacles, non, bien au contraire.
C’est simple, la plupart du temps, sa quête d’adrénaline nous mettait tous les deux en danger. Elle aimait provoquer les petits caïds et les soiffards que l’on croisait sur notre route. Tu te rappelles de ma cicatrice sur la joue ? C’est à elle que je la dois. Pour ne rien arranger, ma cerise était impudique. Pas simplement détachée des conventions, libérée, non, plutôt indécente, voire totalement exhibitionniste. Ah, il fallait la voir se promener nue en plein jour sur les plaines ! Des étendues de sables isolées, certes, mais pas inhabitées. Elle aurait très bien pu être arrêtée ou s’attirer les foudres des populations du coin ; ça ne l’inquiétait pas le moins du monde. Moi, je t’avouerais que j’étais trop captivé par sa nudité pour songer à ses éventuelles conséquences. Que c’était beau ! Ce corps, constellé de taches de rousseur qui dansait, sautait ou faisait des pirouettes sur une immensité rouge, c’était mieux qu’un poème de Rimbaud.
Le problème est que ma cerise avait l’attitude d’une enfant capricieuse qui casse des assiettes et cogne sur ses camarades de classe pour attirer l’attention. Elle avait besoin de se sentir regardée, désirée, aimée. Sans ça, elle dépérissait comme une plante en mal de pluie. Elle voulait être sûre d’être dans mes pensées à chaque instant ; elle y réussissait très bien d’ailleurs. Mais c’était comme si chaque seconde à ses côtés me privait de décennies d’énergie. Elle était du genre tsunami : tu ne la vois pas venir puis, tu te la prends en pleine face.
Il y a une chose que l’on ne peut lui enlever : elle avait plein de cordes à son arc. C’était par exemple une prestidigitatrice hors pair. Cerise avait l’art et la manière de faire le vide autour de moi. Tu t’approches un peu trop de Blake ? Pouf ! Tu disparais ! Je n’appris que tardivement le secret de ses tours. Elle avait une méthode bien à elle pour effacer toute silhouette féminine de mon champ de vision : elle gagnait la confiance de mes amies, les poussaient à lui confier les détails les plus intimes de leurs vies, puis, un jour, leur demandait de décamper fissa de mon univers si elles ne voulaient pas voir leurs confidences dispersées aux quatre vents. Si certaines n’avaient aucun dossier sensible à lui soumettre, la cerise faisait en sorte d’en créer, en les attirant dans le lit de beaux inconnus… ou dans le sien. Et pour ce qui est des hommes, disons que si le but différait – là, c’était plus son plaisir personnel qui primait - le procédé lui, était sensiblement le même. Mais la culpabilité de mes chers copains suffisait en général à les faire disparaître eux aussi. J’ai d’ailleurs perdu quelques musiciens comme ça.
Cerise était une junkie à sa manière : elle avait un besoin maladif de plaire. Tous ceux qui avaient la chance - ou le malheur - de se trouver dans son radar lui devaient allégeance. Souvent, elle se laissait copieusement draguer sous mes yeux ; il fallait la voir, rire à gorge déployée, lâcher sa crinière et l’ébouriffer négligemment en lançant des regards qui avaient tout l’air de préliminaires. Ça faisait mal. Je ne bronchais pas pourtant ; je savais que c’était le prix à payer pour qu’elle soit un peu à moi, juste un peu.
Comme une enfant, elle faisait continuellement des bêtises, comme une enfant, elle venait ensuite se planter devant moi avec de grands yeux de panda, des striures de mascara sur les joues, le bout de son nez de fée reniflant et rougi. À chaque fois, le début de colère ou de résolution qui m’habitait s’évaporait comme par magie. Je la considérais avec un reste de miséricorde chrétienne, pour ne pas dire avec pitié, cette pauvre créature malade qui avait tant besoin d’être aimée, si peur de la solitude, qu’elle n’aurait pu survivre à une nuit seule dans ses draps. Elle était touchante. Sauf que tout le monde n’est pas fait pour jouer les infirmiers et j’ignorais alors à quel point notre histoire me coûterait cher.
Parfois, être mal aimé, c’est pire que de ne pas l’être du tout. Ma cerise m’a très mal aimé. De montagnes russes en volcans siciliens, elle a balloté mon palpitant comme un paquet de chips insignifiant. Jusqu’à ce qu’elle le fasse éclater de ses deux mains, sans siller. Mais comme tu le sais peut-être, les sentiments extrêmes sont une bonne source d’inspiration. En ce domaine, ma cerise, c’était donc le nec plus ultra en matière de muse : de cette histoire en clair-obscur, j’ai pu tirer quelques chansons et ce sont celles qui ont connu le plus de succès. « My beautiful tormentor », c’est elle bien sûr.
Tu dois te demander pourquoi je te raconte tout ça. Mes histoires d’amour ou de fesses, tu t’en passerais bien, j’imagine. La vérité, c’est que j’aimerais bien que tu ne fasses pas la même erreur que moi : ne confonds pas amour et dévotion. Tu dois d’abord t’aimer toi-même, ça, c’est le b.a.-ba. Il y a de grandes chances pour que tes amants, même ceux qui t’adorent sincèrement, ne sachent pas le faire correctement. C’est pour ça que tu dois le faire mieux qu’eux. Ne t’oublie jamais dans un pas de deux ; tu peux donner beaucoup, mais pas ta joie de vivre, tes désirs et ton énergie. Essaie d’y penser quand tu auras toi aussi la vue voilée et la raison à la dérive.
Signé ce bon vieux Blake, donneur de leçons.
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