Plume - L’Aveu

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Plume a de jolies rides au coin des yeux. Vénus et Neptune ont tracé leurs sillons dans la voie lactée. Elle les aime bien ses rides, on la dévisage un peu moins désormais. Chu’a est parti donner une conférence sur le renouveau de la littérature amérindienne, dans le New Jersey. Au fil des années, il s’est nourri du savoir de Plume et l’a enrichi et se plongeant dans d’innombrables recherches et lectures - pour impressionner sa muse principalement - jusqu’à devenir un vrai expert es culture des plaines. Il est de plus en plus demandé. Il faut dire qu’il présente bien, a de la répartie, manie l’humour avec doigté et sait se faire apprécier. Quant au book truck, il vivote gentiment et Plume s’en sort très bien sans lui, quand il s’éloigne quelques jours. Oh et puis ça paye bien de causer dans les universités ou pour des œuvres de charité alors on ne va pas cracher dans la purée de maïs, se dit-il quand il culpabilise de laisser Plume seule à son poste. Depuis l’incendie, Méduse n’a plus écrit. Elle s’est mise au jardinage et produit des origamis en quantité industrielle. Ça reste des bouts de papier qui prennent vie, mais ça lui demande un peu moins de réflexion et ça lui va très bien ; elle n’a vraiment pas envie de réfléchir. Il y en a partout dans leur petite maison rose, des origamis. Des mobiles de cygnes de toutes les couleurs, des armées de petits bateaux prêts à l’abordage, des murs d’étoiles, des renards de toutes tailles, un poulailler de cocottes en papier... Ça ennuie un peu Chu’a tous ces attrape-poussières qui redoutent le moindre coup de vent. Mais il fait avec, car ils occupent Plume et ce n’est pas du luxe ; elle se languit souvent. Elle tente d’éloigner la mélancolie qui s’empare d’elle souvent, en se racontant qu’elle a eu de la chance après tout. Chu’a a toujours pris soin d’elle, il la comprend, la porte même lorsque c’est nécessaire. Elle l’aime à sa manière, peut-être pas comme il le voudrait, mais enfin, elle fait ce qu’elle peut. Il y a de la tendresse malgré tout. Elle pense parfois à Dean, se demande ce qu’il est devenu, à quoi ressemble sa vie aujourd’hui. Elle l’imagine les tempes grisonnantes et la panse en forme de donut. Elle se dit qu’il doit encore être très beau. Comment a-t-elle pu se tromper à ce point ? Confondre la caresse d’un monstre avec celle d’un tendre ? Dix-sept en après l’incendie, elle ne comprend toujours pas.

  Alors qu’elle est en train de faire un sort aux mauvaises herbes, la sonnerie de son portable l’arrache à sa réflexion stérile. Elle enlève ses gants terreux et sort le téléphone de la poche de son tablier. « Appelant inconnu ». Étrange. Seules trois personnes ont mon numéro ; ce doit être une erreur. Elle décroche malgré tout. On ne sait jamais.

  — Madame Talayesva ? vérifie une petite voix hésitante au bout du fil. Je suis Madame Tilghman, Présidente de l’université de Princeton. Votre époux donnait une conférence chez nous aujourd’hui. Je... euh... je suis désolée de vous dire que Monsieur Talayesva a dû être conduit au centre des urgences de la ville, suite à une crise cardiaque...

Plume s’agenouille, pose le téléphone à même la terre et fixe les fleurons en spirale d’une fleur de tournesol. « Allô ? Madame Talayesva ? ... Allô ? ... Vous croyez qu’elle s’est évanouie ? Doit-on envoyer quelqu’un sur place ? » La voix de Madame Tilghman continue de résonner dans le cellulaire, mais seuls les bourdonnements d’insectes volants lui parviennent en retour.

*

Plumy,

Si tu lis ces lignes, c’est que la fête est finie pour moi. Je devrais probablement emporter mes secrets dans le monde inférieur, mais ils ne seront utiles à personne là-bas. Tu ne vas pas aimer ce que tu vas lire, mais je te dois la vérité. Parce que je t’aime ; mon seul et dérisoire mobile, pour mes actes passés et pour ma confession aujourd’hui. (...)

La lampe à huile, c’était moi Plume. J’allais te perdre et je ne le pouvais pas. Il est entré dans ta vie avec ses gros sabots de conquistador et moi, je disparaissais peu à peu de ton décor. J’ai perdu la tête. Je le rêvais traître, raciste, pervers, ou juste lâche, un tout petit peu lâche - tout le monde l’est à un moment donné, non ? - mais non, Monsieur Parfait avait, semblait-il, seulement des qualités. Pour toi en tout cas, c’était un saint. Alors je l’ai transformé en traître, en raciste, en pervers et en lâche ; il fallait bien un cataclysme pour que tu cesses de l’aimer. Peut-être y avait-il d’autres moyens, mais je n’ai trouvé que celui-là, pardonne-moi. (…)

L’as-tu vraiment chassé de ton esprit ? L’as-tu vraiment oublié ? Je n’en suis même pas certain. Mais je préfère imaginer que oui. (…)

Je ne suis pas fier de ce que j’ai fait Plume ; c’est même ce que j’ai fait de pire dans ma vie. Mais je ne regrette rien. Ta peine m’a chamboulé, au-delà de l’imaginable, mais j’ai tenté jour après jour de me racheter, de te rendre heureuse, de te couvrir d’attentions. Je t’ai tout pris, je le sais bien. Mais je t’ai tout donné aussi. Je crois que tu as été heureuse avec moi, n’est-ce pas ? La librairie, c’était un dégât collatéral. Et même ça, nous l’avons reconstruit. Différemment ; mieux peut-être (...)

Nos destins sont liés depuis un lointain bain qui n’a jamais cessé de faire des vagues, et je sais que même la vérité nue, aussi cruelle soit-elle, ne peut t’éloigner de moi (...)

  Dans le bureau du notaire, un cri de louve meurtrie emplit tout l’espace et crève les murs. Dans son petit bureau austère, l’homme de loi se ratatine sur sa chaise. Il semble tout petit dans son grand fauteuil en cuir brun. Avec son visage fripé, son petit nez en trompette et ses yeux malicieux, il pourrait sortir tout droit d’un film de hobbit. Entre ces quatre murs, il a assisté à bien des tragédies, jouées avec plus ou moins d’authenticité. Des drames, des rires nerveux, des disputes par centaines, des soupirs, des chocs, des évanouissements et parfois, quelque rares fois, de l’amour pur, inébranlable et totalement ébranlé pourtant. La mort n’est pas plus clémente avec les gens qui s’aiment pour de bon. Mais ce cri le glace, comme le son d’une craie sur l’ardoise ou celui d’une fourchette crissant sur une assiette en porcelaine. Dépassant sa stupeur, il se racle la gorge et tend les derniers documents à Plume. Monsieur Talayesva, l’époux de cette bruyante muette, lui avait fait une excellente impression à l’occasion de leur entrevue deux ans plus tôt. Sa physionomie était agréable ; il possédait une silhouette longue et fine, des pommettes saillantes, une large bouche souriante, un nez un peu épaté, une coupe au carré et un regard plein de sagesse. Il était encore jeune, mais, en homme prévoyant, il préférait prendre ses dispositions pour mettre sa femme à l’abri. Il ne comprend pas ce qui peut mettre celle-ci dans un tel état. Ce que l’aimable notaire ignore, c’est que Monsieur Talayesva lègue également à son épouse de quoi soulager sa conscience.

  D’un geste brusque de la main, Plume envoie valser les feuilles, se lève tout aussi brutalement et quitte le cabinet en trombe. Le notaire ramasse les documents éparpillés autour de son bureau, en se demandant ce qui a bien pu causer ce psychodrame. La lecture de la lettre de Chu’a l’éclairera bien assez tôt. Une fois dans la rue, Plume se met à courir comme une antilope prise en chasse. La vie qu’elle aurait pu avoir lui apparaît en kaléidoscope. Pas d’incendie. Dean. Elle. Une vie ensemble. Les bras de Dean. Les fossettes de Dean. Le bruit de la tendresse dans chacun des silences.

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