Plume - Chute
Une étendue rouge à perte de vue, comme la terre battue d’un gigantesque terrain de tennis. Çà et là, cactus géants, agaves, saguaros, yuccas, lèvent leurs bras vers le ciel et les faucons impassibles. Des bourrasques font rouler des touffes d’épineux et des coucous terrestres sautillent à leurs côtés pour attraper les serpents. Les cris surnaturels des coyotes accompagnent l’aube. Au loin, les mesas, perchées telles des nids d’aigles, et des formations rocheuses aux formes d’entonnoirs renversés, d’aiguilles ou de cathédrales géantes qui s’élèvent vers le firmament. Le minéral partout. L’impression d’être sur le toit du monde. Et le silence, tonitruant. Plume se souvient très bien de la dernière fois qu’elle a gravi le Blue Canyon ; c’est au bord de ses parois rocheuses que sa voix s’est envolée. Face aux gouffres qui l’entourent, elle se rappelle le vent, terrible ce jour-là, ses cheveux qui lui voilaient le visage, les caméras partout, la foule, l’agitation. Des gens de la tribu, des journalistes et des curieux, agglutinés sur un terre-plein étroit. Une masse compacte. Et personne pour empêcher le drame. Elle se souvient aussi de son père, grand échalas au bord du précipice, de ses joues creusées, de son regard vide.
— Ce n’était pas un accident, dit Selah, tranchant à vif dans l’épaisse couche de silence.
— Qu’est-ce que tu veux dire ? s’indigne Plume. J’étais là, j’ai tout vu. Il y avait trop de monde. Il est tombé comme un pantin désarticulé, bêtement. Tout ça parce qu’il avait décidé de jouer les héros.
À l’époque, de nombreux points d’eau de la réserve étaient contaminés à l’uranium, des résidus miniers s’y étant déversés. Respirations entravées, lymphomes, problèmes de fertilité… les mesas ne comptaient plus leurs malades. Il y avait bien les puits naturels autour des villages, mais c’était surtout dans les plaines que les Hopis trouvaient des sources pérennes d’eau potable, au cœur de zones inondées naturellement telles que l’embouchure des corridors, au fond de la vallée. C’est là que finissaient les eaux de ruissellement après les violents orages de la mousson d’été ou après les chutes de neige de l’hiver. Il n’y avait là même pas assez d’eau pour irriguer les champs, mais c’était suffisant pour vivre en tout cas. Les enfants avaient l’habitude de se baigner dans les bassins stagnants ; ils en revenaient avec des taches orange sur la peau. Church Rock, la mine mise en cause avait été fermée en 1982, mais depuis, rien n’avait été fait pour dépolluer les eaux contaminées. Comme d’autres avant lui, Blake avait misé sur sa notoriété pour alerter l’opinion publique et faire bouger les pouvoirs politiques. « Personne ne lui a demandé de faire le grand saut pour nous aider » répond Selah, lapidaire. Plume ne comprend pas très bien ce que Selah cherche à lui dire. Elle creuse dans sa mémoire pour tenter d’y voir plus clair, pour mettre le doigt sur un détail qui lui aurait échappé. Ce jour-là, le vent semble vouloir pousser les rochers du haut des falaises. Elle a six ans, suit sa mère comme son ombre, de la réserve à maïs aux fourneaux. Selah lui dit d’aller jouer un peu dehors. Elle court après les poules, lance des cailloux dans les anneaux d’écuries, dessine des animaux dans la terre à l’aide d’un petit bâton. Alors qu’elle termine les oreilles d’un âne rectiligne, elle voit une voisine débarquer en courant, grimper l’échelle, disparaître dans la maison. Puis, ressortir, suivie de sa mère, qui affiche une expression de terreur sur son visage enfariné. Elle lui dit, sans même la regarder « Reste là ». La petite fille n’en fait rien. Elle comprend qu’il se passe quelque chose de grave, suit les deux femmes, bientôt rejointes par la moitié du village. L’étrange cortège se met en route vers les hauteurs du Blue Canyon. La petite peine à calquer ses pas sur ceux des adultes, elle est à la traîne. Quand elle arrive sur le plateau, elle a d’abord du mal à distinguer ce qu’il se passe. Elle perçoit des mots, des bouts de phrases, qui fusent de toute part : « eau contaminée », « le chanteur Blake dénonce une mise à mort ». Elle finit par voir son père, qui s’agite, fustige, les yeux cerclés de rouge, au bord du vide. Elle se dit qu’il ressemble au taureau traqué dans une arène qu’il lui a montré un jour, sur un tract étranger. Puis, elle le voit reculer imperceptiblement, en pleine tirade ; la terre rocheuse se dérobe sous son pied droit ; elle fixe ce pauvre pied qui ne trouve plus d’appui et assiste pour finir à l’indicible : le grand corps de son père plongeant dans le vide. Des cris d’effroi s’élèvent de toute part, mais c’est celui de Selah, glaçant, dont elle se souvient le plus.
— Sa colère a brouillé ses gestes, lui a fait perdre l’équilibre. Je l’ai vu trébucher, tenter de se raccrocher à quelque chose, mais ne trouver aucune prise. C’était un accident ! persiste Plume.
— C’est là que tu te trompes. Je devrais peut-être te laisser croire que c’était juste un enchaînement de gestes malheureux, un bête coup du sort, mais la vérité, c’est que ton père a un peu aidé le destin... Il avait quitté le show-biz, s’était éloigné de la scène, des lumières, mais aussi des vautours. Et les vautours, ça laisse des traces. Quand il est arrivé, il avait la cuirasse en lambeaux à cause de ces tarés d’oiseaux de malheur. Avant moi, il a aimé quelqu’un qui lui a fait beaucoup de mal. Ça l’a mis à terre. Mais, histoire de l’enfoncer encore un peu plus, ton oncle Chase a eu la bonne idée de confier des détails intimes et peu flatteurs sur lui, à un magazine putassier qui n’en demandait pas tant. Blake était en pleine ascension à ce moment-là, il devenait enfin celui qu’il avait toujours voulu être, et voilà que sa calamité de frère arrivait encore à l’atteindre, en le renvoyant au gamin trouillard, solitaire et transparent qu’il avait réussi à laisser derrière lui. C’était un plongeon sans fin : ses idéaux romantiques volaient en éclats, sa propre famille lui crachait une nouvelle fois à la face et, pour ne rien arranger, il prenait la mesure de l’inconstance de la presse et du public. Il était otage d’amours de surface et, comme tu peux l’imaginer, en prendre conscience l’a anéanti. Alors, il a enfin fait quelque chose de sensé : il est revenu vivre parmi nous. À peine un an après son retour, tu es née. Nous nous aimions, simplement, sans paillettes, avec les mains calleuses à force de travailler. Nous étions heureux ; c’est ce que je croyais en tout cas. Dans notre village qui côtoyait les nuages, Blake était le seul à recevoir du courrier. Même éloigné de la scène, il continuait d’être adulé par des fans éplorés, qui attendaient fébrilement son prochain concert. Il n’a jamais cessé de jouer, de composer, mais nous étions les seuls à en profiter. Il vivait à notre rythme, cultivait les champs avec les autres. Il passait beaucoup de temps avec toi, te racontait des histoires. Il ne semblait jamais aussi épanoui, aussi serein, que lorsqu’il était à tes côtés. Parfois, il me semblait pourtant voir passer une ombre devant ses yeux. Il y a des hommes que la paix ne peut contenter malheureusement ; la douce quiétude, le ronron quotidien leur fait l’effet d’un poison lent. Et puis, ce bonheur-là n’effaçait pas les cicatrices laissées par les vautours. De l’amour, il en avait à la pelle : le nôtre d’abord, celui qu’on lui offrait à pleines brassées toutes les deux, celui de la tribu, mais aussi celui de milliers d’inconnus. Ce n’était encore pas assez. Le problème, vois-tu, c’est qu’il n’en avait pas reçu de ses parents. Pour ne rien arranger, il persistait à rapporter de la ville les nouvelles du monde. On n’a pas idée ! Surtout quand, comme lui, on vit chaque drame, chaque injustice, comme une entaille dans sa propre chair. Il pardonnait difficilement à l’Homme sa nature destructrice. Il avait une tristesse en lui, un vide, qu’aucun d’entre nous ne pouvait réellement comprendre. Ce jour-là, tout en haut du Blue Canyon, il voulait partir, ce n’est pas plus compliqué que ça. Je lui en ai beaucoup voulu, tu sais. Mais c’était inutile : on ne retient pas un courant d’air. Plume ne sait pas quoi faire de ces informations, elles l’encombrent. Jusque-là, elle se représentait son père comme une sorte de martyr, de héros. Ça ne compensait pas son absence, mais c’était déjà une petite consolation. Alors que la vérité, la froide vérité, n’a vraiment rien de réconfortant. Selah sait que sa fille est en train d’encaisser, mais va jusqu’au bout. Elle sort un paquet de sa besace et lui tend.
— Il t’a écrit juste avant.
Déconcertée, Plume contemple la petite pile de lettres dans sa main.
— Pourquoi me les remettre seulement maintenant ?
— Il m’avait aussi laissé une lettre, très courte ; nous avions l’habitude de nous comprendre en un soupir alors quelques mots suffisaient largement. Et dans ces quelques mots, il me demandait, entre autres, de te remettre ces écrits quand je sentirai que ce serait le bon moment.
— Ah. Et, en quoi aujourd’hui est-il un meilleur moment que les milliers d’autres journées passées sans lui ? demande Plume, irritée.
— C’est la première fois que tu as voulu revenir ici, sur ces hauteurs. Et ta voix se fait de nouveau entendre.
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