Grandma

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On oublie le Bluetooth pour passer la musique depuis mon téléphone, place à la bonne vieille radio. Les plus grandes chansons sont sur Nostalgie… On se regarde, amusés. C'est la station préférée du père de Zach. Lorsque je viens chez eux, il l'écoute à chaque fois pendant qu'il cuisine. Pour l'heure, un titre ringard de Jeanne Mas que nous avons fini par connaître par cœur emplit l'habitacle.

Ah des gouttes salées

Ont déchiré,

L'étrange pâleur d'un secret.

Nous roulons, vitres baissées, la fraîcheur de l'air chatouillent nos narines. L'ombre des pins défile sur nous.

Ah, pourquoi ces mots

Si forts, si chauds

Qu'ils gémissaient sur ta peau

Te font l'effet d'un couteau

Et tu recherche dans le vague,

Une ombre,

Un sourire qui soulage.

Zach voit que je le regarde. il sourit. Pas besoin de se parler. Nous sommes bien, là, tous les deux.

Une voix sans image.

Un refrain qui voudrait crier

Toute première fois

Toute toute première fois

Nous nous arrêtons à un feu de circulation, à l'entrée d'un village. Le son à donf, nous chantons à tue-tête, devant les yeux étonnés d'une automobiliste arrivée à notre hauteur. Un petit chien à l'arrière se met à aboyer, comme pour nous encourager. Nous hurlons de rire, avant que le feu ne passe au vert.

La 2CV quitte la route principale et emprunte une plus petite avant de s'enfoncer sur un chemin de terre accidenté.

— Ne me regarde pas comme ça, ma grand-mère a décidé de se retirer du monde. Enfin, ce n'est pas tout à fait ça. Vivre au plus près de la nature, comme elle aime le répéter.

— Trop cool, non ?

— Je te laisse juger par toi-même. Ça y est, nous sommes arrivés.

Une vieille maison apparaît devant nous, tel un vestige des temps passés, isolée dans une petite clairière entourée de pins. C’est une grande bâtisse avec un étage sur le côté, rafistolée de toute part, ayant bravé les intempéries avec plus ou moins de succès. Zach se gare le long de troncs d'arbre couchés, prêts à être débités. Je prends nos bagages dans le coffre de la voiture. Devant nous, un vaste terrain d'herbes hautes, de plantes et de fleurs sauvages. Le soleil rayonne pour nous accueillir. Nous empruntons l’allée qui s’offre à nous. Le son de petites clochettes retentit.

— Mais… ? s'exclame Zach, s'apercevant qu'il s'est pris le pied dans un fil tendu.

Au loin, la porte d'entrée de la chaumière s'ouvre brutalement sur une petite mamie, pointant un fusil dans notre direction.

— Tiens, tiens, mais c'est qu'ils m'envoient des gosses, maintenant ! Hé, vous deux, vous direz à vos patrons que c'est la dernière fois que vous mettez les pieds sur ma propriété, vous m'entendez ? Je vous conseille de faire demi-tour immédiatement…

Sa voix est ferme. Je me cramponne au bras de Zach, entre surprise et amusement.

— Elle n'a pas l'intention de nous tirer dessus, quand même ?

— J'aurais dû te prévenir que ma grand-mère était un peu spéciale. Grandma, c'est moi, Zach !

La vieille femme baisse son arme, la main en visière pour se protéger du soleil qui l'éblouit.

— C'est toi, mon choupinou ? dit elle, d'un ton enjouée.

— Tu ne m'avais pas dit que t'étais son choupinou ? dis-je, ne pouvant m’empêcher de me moquer.

— Encore un mot et je lui ordonne de te faire déguerpir avec son fusil.

Je réprime un fou rire. Nous nous approchons d'elle. C'est un petit bout de femme ronde, avec un chignon et de bonnes joues roses. Une vraie boule d'énergie, pleine de bonté. Son regard est vif et sincère.

— Surprise ! Désolé de ne pas t'avoir prévenu…

— Comme je suis contente de te voir ! Tu as encore grandi ma parole ? Mais tu t'es battu, que t’ai-t-il arrivé mon grand ?

— T'inquiète, c’est rien, ça ne me fait même plus mal. Je suis venu avec un ami. Grandma, je te présente Manu. On est dans la même classe et…

— On était dans la même classe, tu veux dire ! Bonjour Madame, enchanté de faire votre connaissance.

— Moi aussi jeune homme, je suis ravie de te rencontrer. Mais la prochaine fois que tu m'appelles madame, je te truffe les fesses de plomb. Appelle-moi Pierrette, je préfère.

— Entendu… Pierrette.

— Cela fait longtemps que mon petit-fils ne m’avait pas présenté un de ses camarades. Entrez, entrez. Ne faites pas attention au désordre, mais avec Mimie, on prépare notre prochaine manif contre cette andouille de Beauseigneur. Ce maire est une véritable catastrophe écologique, dit-elle en pestant.

Sur la table du salon, un fatras de tracts, de grandes feuilles en pagaille et de pots de peinture.

— Qu'est ce qu'il a encore fait pour te mettre en rogne, celui-là ?

— Figure-toi qu'il a décidé de vendre à un promoteur immobilier une partie de la forêt qui borde le village, soit-disant pour un projet touristico-économico-écolo-responsable. Tout ce merdier pour rendre attractif notre beau village. Le problème, c'est que non seulement ce projet n'est pas du tout bon pour l'environnement et en plus, il voudrait que je leur cède un bout de mon terrain, tu sais, celui qui descend à la rivière.

— Mais ils sont fous !

— Comme tu dis. Ça fait plusieurs fois qu'ils essayent de m'amadouer en m’envoyant ici quelqu’un pour me convaincre. À chaque fois, c'est un nigaud de différent. Je dois les épuiser.

Zack me fait un clin d'œil discret.

— Alors, avec ma Mimie, on a décidé de s'allier à un groupe de jeunes écologistes du village, des vrais. Ils sont un peu plus vieux que vous et je peux vous dire qu'ils en veulent. Ensemble, on va leur montrer de quoi on est capable. Il est hors de question de se laisser faire.

Pierrette, exaltée, nous explique en détail son projet, en exhibant fièrement une première affiche.

Beauseigneur, si tu coupes nos arbres, nous, on te coupe les…

Le dessin d'un rondin de bois en forme de phallus ponctue la phrase, avec en paysage de fond, un immense arc-en-ciel. Nous éclatons de rire.

— Grandma, ne me dis pas que vous allez manifester sous cette banderole ?

— Comment vous dites les jeunes, c'est stylé ? C'est Étienne, notre président, qui a eu l'idée. Il dit qu'il faut frapper fort du premier coup ! Si tu savais, il connaît un tas de gens qui sont prêts à nous soutenir. Parce que si on compte uniquement sur les vieux de chez nous et les quelques énergumènes du coin qui ont encore des neurones, on n'ira pas bien loin. Je dois dire que pour un bobo, Étienne en a dans le citron. Il faut que vous le rencontriez. C'est un bon gars, un peu déjanté mais adorable. Le pauvre a fait un burn-out, a plaqué son boulot de consultant dans l'événementiel et quitté Paris. Il est arrivé dans le village il y a un an. Il est revenu sur terre pour de bon, comme il dit, et il compte bien la sauver. Il veut même faire venir des gens du show bizz de la capitale.

— Trop fort, qui ça ?

— Ne me demandez pas, des gens connus de la télé, il paraît. Tu sais bien que ça fait belle lurette que je ne regarde plus l'ORTF. Heureusement, sinon je serais devenue un vrai légume. Entre nous, je préfère les faire pousser dans mon jardin. Bref, ça fait plaisir d'avoir du sang neuf dans l'équipe.

— C'est quoi tout ça ? demande mon ami en attrapant un porte-clés en forme de bite.

— Ça, c'est une autre super idée d'Étienne. On a décliné l'affiche avec des portes-clefs, pin's, bracelets et t-shirts. Du merchandising comme il dit. On a décidé de tout vendre au profit de notre collectif. Parce que je ne t'ai pas tout dit, mais il y a un mois, je me suis laissé embarquer par Étienne et ses amis. On a organisé la première marche des fiertés à Mezange.

On se regarde avec Zach, mes joues rougissent.

— Une gay Pride à Mezange, ce trou paumé ? s'exclame Zach.

— Comme toi, au départ, je dois bien avouer que je ne comprenais pas pourquoi il faisait ça dans notre bled. À Paris ou dans les grandes villes, je veux bien, mais ici ? Manu, ne va pas croire que je suis une vieille bigote rétrograde. J'aime trop l'amour pour empêcher qui que ce soit de tremper son biscuit où il veut. Mais quand Étienne m'a fait tout un discours sur la liberté avec un grand L, j'ai réalisé que j'avais besoin d'une mise à jour malgré l'ouverture d'esprit que je croyais grande. J'ai tout de suite compris où il voulait en venir.

— Comment ça ?

— Même dans nos petits villages ruraux, il y a des hommes et des femmes qui veulent faire entendre leurs voix et leurs idées pour un monde plus juste et plus respectueux. Nous avons donc décidé de créer un collectif pour faire chier cet empaffé de maire et son conseil municipal. On est déjà une vingtaine, avec de vraies propositions pour le village !

— Tu te lances dans la politique si je comprends bien ?

— Dis pas d'âneries mon choupinou. Je crois à l'action du citoyen plus qu'aux magouilles et compagnies de nos dirigeants.

Comme pour finir de nous convaincre, Pierrette nous donne à chacun un t-shirt. J'hallucine complément. Cette mamie est branchée sur du deux cent mille volts. Elle a une pêche d'enfer. Elle est l'antithèse de ma grand-mère paternelle, Odile, une vieille bourgeoise aigrie. Je comprends pourquoi Zach a eu l'idée de trouver refuge chez elle. Elle est combative et inspire confiance. J'espère qu'elle pourra nous aider.

Pierrette est un vrai moulin à paroles. Je suis obligé de la couper, j'ai trop envie d'aller pisser.

— Excusez-moi Pierrette, où sont vos toilettes s'il vous plaît ?

— C'est dehors, la cabane au fond du jardin.

Je regarde Zach. C'est une blague ? Il pointe du doigt la porte vitrée qui mène derrière la maison.

— Heu… Merci beaucoup. Je reviens tout de suite.

À peine ai-je le dos tourné que j’entends la voix exaltée de Pierrette eprendre là où elle s'est arrêtée. Le jardin est immense. De grands tournesols ont poussé ça et là, au milieu de plants de courgettes, de piquets de tomates et d’herbes aromatiques. Aïe, c’était quoi ça ? Mais casse-toi sale bête, ça gratte ! Ok, terrain miné, il va falloir faire attention. Je passe devant une vieille balancelle. C’est rigolo, elle ressemble trait pour trait à celle qu'il y a chez mon grand-père paternel, Eugène. Il y a six mois, il a fait un infarctus. J’ai un pincement au cœur rien qu’à l’idée de le perdre. Il est tellement gentil avec moi. Ce n’est pas comme Odile. Elle ne sait jamais comment se comporter avec moi, alors qu’avec lui, c’est toujours évident entre nous. Seul enfant, j’avais la permission, même seul, de me servir de la clé qui ouvre la porte vitrée de sa grande bibliothèque que je trouvais impressionnante à cet âge. Celle-ci abritait la collection originale complète des bandes dessinées de Tintin. Un véritable trésor à mes yeux. Je garde précieusement en moi les inoubliables souvenirs de lecture sur cette balancelle, à voyager aux quatre coins du monde, en compagnie du célèbre reporter belge et de son fidèle compagnon, Milou.

Manu, t’as très envie de pisser, alors cherche plutôt la cabane, au lieu de rester planté là, tout seul, à sourire dans le vide. Je l’aperçois un peu plus loin. Recouverte d’un toit en vieilles tôles usées, elle ressemble plutôt à un hangar pourri qu’on a laissé à l’abandon. Je me mets à la place de Zach, enfant, il devait avoir peur d'y aller tout seul, elle fout carrément les jetons ! Et dire que ça fait à peine une demi-heure que nous sommes arrivés, je sens que je ne suis pas au bout de mes surprises.

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