Monsieur Lapoisse

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Je suis troublé. Avec Manu nous aurions pu nous prendre la tête, il aurait pu être insistant, s'emporter en exigeant des réponses. Au lieu de ça, il accepte mon temps mort pour aller de l'avant. Je pense que ce break au bord de l'eau nous sera salutaire. Nous pourrons souffler et peut-être que je pourrais me laisser aller plus facilement. Une boule grossit dans mon ventre, une de celles que je ne peux ni expliquer, ni expulser. Quand petit, je partais de chez Grandma, cette sensation désagréable apparaissait, la bulle gonflait, mon estomac se tordait à peine nous avions franchi le portail. Je sentais mes mâchoires se crisper, elles devenaient douloureuses. La bulle explosait et un flot de larmes inondait mes joues. Maman essayait de me consoler, en chantant une comptine. Les paroles me reviennent et une vague d'émotions me submerge. Je suis au bord du précipice, il est grand temps de mettre des mots sur mes douleurs passées. Manu ne serait-il pas le plus à même à m'apporter le réconfort dont j'ai besoin ? Mon père a bien tenté avec tout son amour, il sait les efforts que j'ai consenti. Combien de temps vais-je encore pouvoir me mentir à moi-même ? Me dissimuler derrière cette putain de beuh qui me pourrit et me ronge à l'intérieur. Pourquoi devrais-je me cacher derrière cette excuse qui n'en n'ait une que pour mon égo ? J'ai assez déconné, cela ne me ramènera pas ma mère. Elle aurait honte si elle me voyait. J'ai mal au bide, il se tord dans tous les sens, je n'en peux plus. J'ai dix huit ans et je veux vivre pleinement. Ras le bol de penser que je pourrais être ce zorro pour l'heure je suis plutôt un zéro. Ça craint, je suis au milieu de cette forêt avec un mec génial, chez ma Grandma. Cette période estivale fait remonter tant de souvenirs si doux, si chaud que je devrais m'y rattacher pour enfin exister. Il est temps que je grandisse et que j'ouvre les yeux, le bonheur n'est pas si loin.

Enfin là devant mes yeux, le Manu timide, parfois coincé, trop poli, trop gentil est à sa façon en train de sortir de sa chrysalide. Il est finalement plus courageux que je ne le serais jamais. Cette nuit, il a pris tant de risques pour nous sauver les miches. Manu a revêtu la cape de super héros. J'ai conscience que son adolescence n'a pas été un long fleuve tranquille. Avec son abruti de père rien n'est évident et s'il venait à apprendre qu'il est parti avec moi et qui plus est dans sa BMW je pense que mes jours sont comptés et qu'il devra mettre une croix sur son plan pour bosser en Irlande chez son oncle.

J'observe Manu, il s'arrête à quelques pas et ramasse des morceaux de bois. Pourquoi est-ce que je m'attache autant à lui ? Pourquoi est-ce que je me pose tout simplement la question ? C'est le chaos dans ma tête, entre tout il va me falloir faire du tri. Mais là, j'ai envie de me changer les idées et quoi de mieux que de taquiner un pote. Je me rapproche discrètement et une fois à sa hauteur ne peux résister de l'éclabousser.

— Touché coulé !

— Commence pas à jouer à ça, tu sais comment ça risque de finir. Tu ne réalises même pas que tu as à tes côtés un pro de la fabrication de petits moulins à eau.

— Une nouvelle corde à ton arc ?

— Si on peut dire. Regarde, c’est en fait très facile. Il suffit de faire des encoches, croiser ces deux morceaux, trouver une tige…

— Houla, pas si vite, mon p’tit Manu, mon cerveau n’imprime pas tout.

C’est à ce moment-là que nos mains se frôlent et j’échappe le tout par terre. En me baissant pour le ramasser, nous nous cognons la tête.

— Ah, excuse-moi, je suis vraiment trop maladroit, je t’ai pas fait mal ?

— Non, ça va…

— T’es sûr. Je fais n’importe quoi.

— Et en plus, cette fois, c’est toi qui rougit.

— Dis pas des bêtises, il fait trop chaud.

— Bon, on recommence.

— Quoi ? Mince tu as une bosse ?

— Une bosse où ça ?

Je passe ma main sur son front voyant l'œuf se dessiner au-dessus de ton sourcil et lui souffle dans l'oreille :

— T’as chaud, toi aussi ? Tes joues s'enflamment.

Il se retourne et pousse les bouts de bois du pied avant de me répondre :

— Ok, laisse tomber pour le moulin, le premier arrivé à la plage. C’est par où ?

— Tu ne vas pas t’en sortir comme ça, attends que je t’attrappe.

Je réalise tout à coup qu’il est en forme, il me faut retrouver mon souffle pour rattraper le capitaine de l’équipe de volley. Il a dix mètres d’avance sur moi et je crache mes bronches.

— Manu, pas si vite, attends-moi !

Il se retourne pour voir où j’en suis et se prend les pieds dans une racine. Pas le temps de l'empêcher de s'étaler à plat ventre. Pas possible, je vais finir par le tuer. Je me précipite pour venir à sa hauteur, il ne bouge pas.

— Manu, t’es sûr que ça va ? crié-je en me mettant à ses côtés. Je blêmis, aucune réaction. Je pose mes mains sur ses épaules pour le retourner délicatement et là, il éclate de rire.

— Putain, abruti tu m’as fait peur ? Ne joue plus jamais à ça.

— Sinon ?

— C’est moi qui t’achèves.

— Tu ne tiens pas autant à moi que je le pensais alors.

— C’est là que tu te trompes. Si je ne tenais pas à toi, tu ne serais même pas là. Peu de personnes ont eu la chance de découvrir ce coin.

Je rêve où il rougit à son tour.

— Aide-moi à me relever.

— Prends ma main, on va pas passer la soirée là ! Dorénavant regarde où tu mets les pieds, monsieur tête en l'air.

— Ahah, monsieur parfait.

— Si seulement. Plutôt monsieur Lapoisse me conviendrait mieux.

— Ça me rappelle Mademoiselle Padbol, notre prof d'Anglais en seconde. Alors elle, son nom était nickel.

— Oui je me souviens, pas un cours sans qui lui arrive une tuile.

— Ça me fait penser à la fois où ton crétin de pote Cédric avait posé son sac au pied de son bureau.

— Ouais, il n'avait pas assuré, à la sonnerie, alors qu'elle rendait les copies elle s'était étalée, les quatre fers en l'air au milieu de l'allée. En se relevant sa jupe s'était coincée dans le pied de la chaise et elle avait terminé en culotte.

— Ça avait fait rire tout le monde.

— Sauf toi, Zach. Tu t'étais retourné, tes yeux s'étaient assombris et d'un geste tu avais fait taire la classe. Tu avais passé une chasse à Cédric. Ça m'avait bien fait marrer.

— Je me dis que ce matin-là, j'aurais mieux fait de le laisser dans le placard.

— Quoiiii, tu l'avais enfermée dans le placard.

— Juste pour lui donner une leçon et je voulais qu'il présente ses excuses à la prof.

— Il l'a fait mais quand ?

— Dès que la prof fut devant la porte du placard à balai. Elle a trouvé ça très drôle et c'est parce qu'elle avait beaucoup d'humour que j'ai échappé à l'heure de colle.

— Tu ne m'avais pas raconté cette d'anecdotes.

— Je ne voulais pas t'emmerder avec ça. Toi et moi, nous commencions juste à discuter. Tu m'aurais trouvé chelou.

— Pas plus qu'à présent.

— Te fous pas d' ma tête. Sinon tu pourrais bien finir dans le placard à ton tour, monsieur maladroit.

— Si on le partage, je veux bien. En attendant, on termine la soirée sur ce tapis de mousse ou on avance jusqu'à la plage.

— Monsieur du grand monde se montre bien sûr de lui.

— Heu non pas du tout, je ne veux pas te bousculer.

— Allez tu as raison et si on s'affole on pourra voir le soleil s'évanouir dans l'océan. C'est magnifique.

Je le relève en douceur, à nouveau, nous nous retrouvons tête contre tête, il pose son regard dans le mien et cela me trouble. Je m’empresse de détourner mes yeux à la recherche du passage menant à un banc de sable où les seuls touristes se résument à un vol de goélands.

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