A plat

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Qu'est ce qu'il vient de se passer ? Manu a disparu dans un nuage de poussière. Envolé, évaporé. Je ne peux plus rien faire. Pire, je suis responsable de son départ, un sombre idiot. Putain pourquoi ai-je laissé la situation s'envenimer, dégénérer ? C'est la première fois qu’il s'énerve, qu’il élève la voix. En bon capitaine, je l’ai vu encourager, pousser ses coéquipiers mais hurler avec une telle colère, jamais. Il a expulsé tout ce qu'il contenait en lui jusqu'à présent. Il a ouvert les vannes et les mots ont jailli. Au lieu de l’apaiser, j’ai mis de l'huile sur le feu. Un vrai con incapable de calmer la situation. Quelque part je suis fier de lui, il s’affirme. Il prouve qu'il est capable de faire ses propres choix. Il faut à tout prix que je le rattrape pour m'excuser.

Je fonce dans le garage, pour prendre un vélo. Je regarde en détail les bécanes posées sur le mur du fond : résultat pneus à plat. Le temps que je les remette en état, c'est peine perdu, il sera loin. Je ne sais même pas où il va. Dans quelle direction sont-ils partis ? Pierre ne l'amènera pas jusqu'à Bordeaux, ni à Royan. Pourquoi prendrait-il cette peine ? Si ce n'est pour me pourrir la vie. Il va sûrement le jeter à la gare. Toujours la même problématique : dans quel train va-t-il monter ? Trouver une solution au plus vite, avant que je le regrette.

Avant tout, je dois mettre la main sur un moyen de locomotion. Mon cousin est parti sur les chapeaux de roue et il doit avoir le pied lourd sur l'accélérateur. Je devrais pouvoir les rattraper avec une voiture. La 2CV de Bruno, pas possible, il ne rentre pas avant ce week-end. Deuxième impératif, Il me faut un portable. Oui mais pourquoi faire ? Je ne connais pas son numéro à mon p'tit Manu. D'ailleurs, il a raison, il faut que j'arrête de l'appeler comme ça. Dire que c'est mon père qui l'a surnommé ainsi la première fois qu'il est venu maté un vieux film à l'appartement. Par la suite, ce petit nom est resté. Ce soir-là, Papa nous avait fait des pizzas. Tous les trois assis sur le canapé, Anouchka allongée à nos pieds, nous étions scotchés devant la Chaleur de la nuit.

À la fin du visionnage, mon père accompagnait Manu, prétextant le manque d'éclairage à partir de minuit. Comment pouvait-il en être autrement ? On parlait d’économie, l'obscurité enveloppait les trottoirs, un vrai coupe gorge à chaque angle de rue. Un frisson parcourt tout mon corps, à nouveau la même scène refait surface. Je la balaie pour ne pas m’enliser dans les méandres de mon chagrin. Notre engueulade me suffit amplement pour me sentir super mal.

La deuxième excuse utilisée par mon père était la suivante; il partait bosser et la maison de Manu se trouvait sur son trajet. Je ne sais pas si Manu s'est rendu compte qu'il faisait un crochet de cinq kilomètres pour le déposer à chaque fois. En réalité, il commençait une heure plus tôt qu’en temps normal. Je pense qu'il était hors de question pour mon père de ne pas le savoir en sécurité chez lui. J’ai vite compris que l'un comme l'autre appréciait ce moment, parce que le lendemain ils me racontaient leur version du voyage. Ils faisaient le trajet en discutant et de temps à autre en chantant.

*

Je fonce en direction de la maison où je retrouve Grandma assise sur une chaise, la colère n'a pas quitté ses yeux. Quand je pénètre dans la cuisine,son regard s'adoucit. Elle pousse la cafetière dans ma direction.

— Sers-toi une tasse mon choupinou.

— Tout de suite. Et toi, as-tu besoin de quelque chose ?

— Tu me crois, si je te dis de paix.

— Tu veux que je sorte, si tu préfères je peux rentrer à Bordeaux.

— Non surtout pas s'empresse-t-elle de me répondre.

— Qu'est ce que je peux faire pour arranger les choses ?

— Pour l'instant rien de plus. Il faut attendre. Étienne est parti aux renseignements auprès de ses potes parisiens.

— Tu penses qu'il pourrait me prêter sa voiture ?

— Oui je suppose, si tu lui demandes. Où veux-tu aller aussi vite?

— Rejoindre Manu, dis-je sans hésiter.

— Tu penses que c'est une bonne idée ?

— Pas pire que celle de l'avoir laissé filer et de m'être engueulé avec lui.

— Il compte beaucoup pour toi ?

— Je ne m'étais jamais vraiment posé la question jusqu'à aujourd'hui. Tout est si naturel entre nous. Il est le dernier avec qui je veux me prendre la tête.

— Laisse passer l'orage, laisse-lui de l'espace. Parler à chaud ne t'apportera aucune réponse.

— Tu as sans doute raison, répondis-je résigné.

— Dans tous les cas, il ne faut jamais se précipiter, ni regretter.

— En parlant de précipitation, Grandma, tu penses que Pierre est prêt à tout ?

— Apparemment, il ne m'épargnera pas.

— Pourquoi est-il devenu aussi froid, calculateur ?

— L'argent, le pouvoir …

— Et le business, ajoute Étienne. Pierrette c'est bon, un de mes amis avocat descend de Paris pour plaider notre cause.

— Mais c'est de la folie, comment va-t-on le dédommager ? Je n’ai qu'une maigre retraite.

— En nature…

— T'es con ou quoi Etienne, répond Grandma.

Puis elle poursuit avec un air malicieux :

— S’il est beau gosse qui sait ce que Mimie serait prête à faire.

— Pierrette, tu rigoles, m'empresse-je de rajouter.

— Pas sûr, dit Étienne en se tordant de rire.

J'ai face à moi deux forces de la nature différentes et si complémentaires. Étienne n'a rien d'un opportuniste comme j'ai pu le laisser sous entendre. Manu a raison, c'est un mec sur qui on peut compter. J'ai vraiment déconné.

— Zach, tu veux un conseil.

— Écoute Etienne, s'il peut me permettre de retrouver Manu, sans hésiter. D'ailleurs, tu aurais une voiture à me prêter ?

— Oui, tu peux me l'emprunter tant que tu veux. Mais pas aujourd'hui.

— Tu te moques de moi.

— Pas du tout, pour une fois je suis le plus sérieux au monde.

— Mais si je ne pars pas tout de suite, il sera trop tard. Je n'aurais plus aucune chance.

— Trop tard ou pas, parfois il faut laisser du temps au temps.

— Je voulais un conseil, là c'est une leçon.

— Ce n’est ni l'un ni l'autre, je te parle d'expérience tout simplement.

— De la tienne ?

— Oui et un peu de la tienne. Pose toi, réfléchis et tu trouveras les réponses.

— Et s'il n'y en avait pas ?

— Alors c'est que c'était pas le bon timing.

— Le bon moment pourquoi ?

— Là aussi, c'est à toi de suivre ton chemin.

— Tu parles toujours en énigmes. C'est pour te donner un style ?

— Si seulement, tiens en attendant, voilà un portable. Il n'a rien d'exceptionnel, mais il devrait faire l'affaire.

— Merci Étienne, le seul numéro qu’il me manque et qu’il me faut, c'est le sien.

— No problème, il est dans tes favoris.

Étienne pose le portable sur la table et s'éclipse. J'entends le moteur dans l'allée. Mon plan pour partir à la rescousse de Manu vient de tomber à l'eau. Je me sens vidé, j'ai grand besoin de me ressourcer. Je suis sûre que Manu ne pense pas la moitié des paroles blessantes qu'il m'a balancées. Les miennes ont suivi en ricochet, une partie de ping pong où la seule gagnante est ma stupidité. Mes réponses n’avaient ni queue ni tête comme un pauvre con j’ai rejeté la faute sur lui. J'ai oublié que pour se comprendre il faut savoir mettre son égo en sourdine.

*

Pas le temps de réfléchir à la suite des opérations, Camille, Tony et Mimie déboulent dans le salon avec des tissus pour confectionner des banderoles. Ils étalent le tout sur la table. Je vais pouvoir au final les aider. Anouchka frotte son nez sur ma cuisse, elle comprend que je ne vais pas bien. Je passe ma main dans son pelage, la chaleur qu'il diffuse m'apaise. Camille s'assoit à côté de moi, pose sa main sur la mienne et me dit tout bas :

— Ne t'inquiète pas. Il reviendra.

— Pas possible, je rêve. Le téléphone de Mezange fonctionne au quart de tour. Pas besoin d'internet, les informations se diffusent à la vitesse de la lumière.

— Même pas, c'est juste que j'ai croisé Manu sur le quai de la gare. J’allais chercher Tony et Manu attendait. J'ai cru que tu serais à ses côtés, prêts pour la virée chez son pote. Mais quand j'ai vu sa tête, j’ai compris qu’il y avait un truc qui clochait. Il n'avait pas l'air bien. Il avait la même tête de chien battu que toi.

— Il t'a dit quelque chose ?

— Oui que vous vous étiez engueulés, qu'il avait besoin de prendre l'air, de faire le vide.

— Il t'a précisé où ?

— Il m'a parlé d'un Fabrice.

Je libère un ouf de soulagement. Tous les regards se tournent dans ma direction.

— Bon on se met au travail, c'est pas tout mais il y a une manif à préparer.

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