24 heures

6 minutes de lecture

Ça fait 24 heures que Manu a claqué la porte, fâché et vénère. Comme je ne réussissais pas à fermer l'œil, je me suis réfugié dans ma cabane. Je fais les cent pas, rumine et ressasse notre dispute. Il ne s'agit pas d'un simple désaccord pour savoir lequel des deux mangeras le dernier morceau de chocolat. On l’aurait joué à chifoumi. À la place, j’ai lancé la première pierre. J’aurai mieux fait de mettre une feuille sur ma bouche. L'ambiance était à couper au ciseau, j’ai perdu sur tous les tableaux. Je peux refaire le film de notre échange, me trouver des excuses pour qui, pour quoi.

Pour me changer les idées, me projeter dans une histoire au travers des yeux d'un autre, je saisis un bouquin qui traîne sur l'étagère de la bibliothèque. Je lis les premières pages et sans m'en rendre compte, je l'ai fini. Je repasse en revue tous les livres et constate que c'est le seul que je n'avais jamais dévoré des yeux.

Je l'ai trouvé juste à côté de Max et les Maximonstres. Manu aurait pu le laisser ou l'oublier. Pour quelle raison ? Je suis persuadée que cette histoire lui aurait plu. Le titre, la couverture et les mots m'ont emporté dans un univers doux et apaisant. Le petit Marcel de Tom Ripley. Étrange, pourquoi une telle œuvre s’est-elle perdue dans le rayonnage ?

Maman aurait très bien pu la lire et la laisser là pour me partager une de ses lectures. Elle adorait les histoires d'amour. Mais sur la couverture, la date de parution est postérieure à sa disparition. Dommage, elle serait tombée sous le charme de ces personnages attachants. Je me demande si l'auteur a fréquenté ce bar ou est-ce qu'il l'a tissé de toute pièce ?

Camille aurait pu l'abandonner ici. Elle adore semer à droite à gauche ses affaires, volontairement ou pas. Une façon de toujours retrouver son chemin. Ce dont je me souviens, elle préfère les romans d'aventures. Puis elle n’a pas eu le temps de passer par ici depuis hier. Sauf si elle a partagé ce lieu tranquille avec Tony. Après tout, c'est son droit, cette cabane lui appartient tout autant qu'à moi.

Peut-être Pierre, pour le coup, je peux oublier. Petit, il n'aimait pas lire des livres. Mon cousin se contentait de tourner les pages des BD que Grandpa lui offrait. Le connaissant, il ne laisserait pas un livre pour permettre à d'autres de le regarder: hérésie. Il est devenu trop égoïste en grandissant. Je ne l'ai jamais vu mettre son nez ailleurs que dans un jeu vidéo ou sur une tablette. Si on voulait faire un jeu avec lui, il nous ignorait.

En faisant le tour des possibles, à part Manu je n'ai pas d'autres idées. Avant-hier, il feuilletait mon livre d'enfant, il l'a peut-être posé celui-ci en espérant venir le lire plus tard. Ça lui ressemble tellement. Il a toujours un bouquin dans son sac. Si ce n’est pas le cas, il fouillera dans une boîte à livres pour en trouver un. Ça se trouve, il l'a pris sur le marché à Gastes.

— Hé oh, il y a quelqu'un, Zach tu es là ?

— Oui, entre Camille.

— Je savais que tu te planquais dans ta cabane.

— Oh, pas trop dur. Je suis si prévisible ?

— Quand on te connait comme je te connais, c'est évident, me dit-elle en posant son index sur mon nez.

— Tony n'est pas avec toi ?

— Non. Mimie l'a soudoyé pour qu'il l'emmène en ville. Il ne pouvait pas se défiler. Tu sais qu'elle le trouve pas assez bien pour moi, aussi elle continue à lui en faire baver.

— Tu ne penses pas qu'il va se lasser ?

— Impossible, il est trop croc de moi.

— Toi aussi ? Rassures-moi, tu ne le fais pas marcher.

— Ah non, aucun risque. Je l'ai dans la peau. C'est un gars gentil et attentionné. Mimie l'aime bien même si elle le charrie. Tu sais que pour elle,le seul mec bien avec qui elle voulait me voir, c'est toi.

— Ouais pas sûr.

— Pourquoi tu dis ça ?

— Parce que je merde tout ce que j'entrepends.

— Tu es trop dur avec toi. Arrête, tu sais très bien que j'aime pas quand tu te rabaisses.

— Toi, tu veux me demander un truc. Tes yeux te trahissent.

— J'ai besoin d'un conseil.

— C'est-à-dire ? De quel genre ? Pas de cœur s'il te plaît. Dans ce domaine, je ne suis pas sûr que je sois fiable.

— C'est clair, me dit-elle en me bousculant.

— Qu'est-ce que tu entends par là ? Si tu parles de Géraldine, je te garantis qu'elle m'a mené par le bout du nez et pas que…

Camille éclate de rire.

— Te fous pas de moi.

— Oh si. Même tes réponses sont drôles. "Pas que…" franchement, tu vois pas, tu veux que je te fasse un dessin.

— Tu me charries, c'est ça et moi je plonge la tête la première.

— De toute façon, je ne la sentais pas cette fille. Quand tu m'en a parlé, je t'ai tout de suite dit qu'elle se servait de toi.

— Je me souviens que tu m'avais prévenu et comme un con, j'ai pris sa défense.

— Ah les mecs, tous les mêmes, ils suffisent qu'on flatte leur joujou et ils perdent la tête.

— Non mais tu t'entends, dis-je en me pliant en deux. Franchement tu es bien la seule avec qui tous les sujets deviennent faciles à aborder. Bon du coup tu voulais me demander quoi ?

— Eh bien, comment dire, je connais un mec qui en pince pour un autre mais celui-ci n'est pas capable d'ouvrir les yeux. Après je lui fais la promesse de ne rien dire.

— Eh bien si tu lui as dit que tu ne dirais rien alors respecte son choix.

— Oui, mais je me dis que ce serait dommage que les deux passes à côté d'une vraie histoire.

— Je comprends ton dilemme, pourtant franchement, ne joue pas à l' entremetteuse, ils pourraient t'en vouloir.

— Ouais, t’as sûrement raison.

— Je les connais ?

— Hein…

Au même moment son portable sonne

— Ah mince, Tony m'appelle à la rescousse.

— Tu ne m'as pas répondu.

— Non j'ai suivi ton conseil, ne pas m'en mêler. Au fait, tu as des nouvelles de Manu.

— RAS.

— Ok, si tu l'as par message, dis-lui de ne pas oublier sa promesse d'être là pour la manifestation dimanche.

— Je serai toi, j'y compterai pas trop.

Camille s'éclipse et m'envoie un bisou. Je me retrouve à nouveau seul. Pourquoi m'a-t-elle demandé tout ça ? Elle voulait parler d'Etienne et de Manu ? Autant elle a noué des affinités avec le Che Guevara de Mezange, autant je doute qu'elle se soit rapprochée de Manu en si peu de temps. Le connaissant, il n’est pas facile de le faire sortir de sa chrysalide. Comme je voudrais que les autres le voient comme je le perçois. Un mec sur qui on peut compter en toute occasion. Un petit gars, non faut que j'arrête avec ce diminutif. Il doute de lui, mais pas étonnant avec son père. Manu voudrait remettre les cons à leur place, mais on lui a appris à se tenir en société, alors il stocke ses émotions jusqu'à ce que ça explose comme hier matin. J'espère que Fabrice l'a accueilli pour l'aider à y voir plus clair.

Plus j'y pense et plus je me dis que c'est vraiment débile notre prise de tête. Nous étions fatigués, la veille j'avais morflé en lui confiant ce qui me terrorise depuis trois ans. J'avais réussi jusqu'à présent à ne pas aborder le sujet de la mort de ma mère, je ne voulais pas l'emmerder avec ça.

Je voulais construire un truc avec lui, sans que mon passé fausse la donne. C'est stupide. Tout est ma faute, j'aurai dû être franc, tout lui raconter. Il faut que je fasse quelque chose. Si je me débrouille bien, je peux être chez Fabrice avant la fin de journée. Étienne m'a dit qu'il me prêterait sa voiture, alors c'est décidé, je fonce jusqu'à Royan.

Quel con ! Je ne sais pas où il habite son pote, ni son nom. Je fais comment pour le retrouver. De quel droit ? Après tout, Manu a été clair, il voulait de l'air. Si je me pointe et qu'il n'est pas là ? S’il est là, je lui dis quoi, pardon je ne voulais pas... Mais je ne voulais pas quoi ? Qu'est ce que je veux ? Mais putain pourquoi je suis si mal ? Pourquoi je me pose tant de questions ? Pourquoi est-ce qu'il me manque autant alors que ça fait seulement 24 heures qu'il a claqué la porte ?

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