Mille sabords

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Telle une sirène, Marion, lascive, caresse les courbures de sa queue en écaille. Johan et Fabrice, l’encadrent, l’un un trident à la main et l’autre, un filet de pêcheur. Leurs sexes sont cachés d’algues marines. Tous les trois me regardent, impatients de voir comment une horde de crabes meurtriers va s’emparer de mon corps ligoté gesticulant sur le sable. Une première pince sur mon orteil me fait hurler de douleur.

Je me réveille brusquement, je suis en sueur. Je vérifie autour de moi. Il n’y a personne et aucun crabe qui ne sévit sur mon lit. Quel affreux cauchemar !

Lorsque j’arrive dans la cuisine, il fait déjà une chaleur atroce. Je me sers une tasse de café déjà fait. Dans le salon, je retrouve Fabrice en caleçon, allongé dans le canapé, un bouquin entre les mains

— Te voilà enfin levé !

— J’ai beaucoup dormi, il est quelle heure ?

— Il est presque 15h. C’est ce qui s’appelle faire le tour du cadran. Tu profites de tes vacances, c’est bien.

Il me voit faire la moue.

— Marion et Johan sont encore là ?

— Non, ils sont partis en fin de matinée. Ils t’embrassent. Ils t’ont laissé le numéro de téléphone de Light Yagami. Il est ok pour te recevoir. Je peux t’emmener à la Rochelle, si tu veux, j’en profiterais pour aller me balader.

— C’est super gentil à toi, Fabrice.

Il pose son livre et s'assoit.

— Fait pas cette tête toute triste, Manu. Tu n’es pas tout seul, on est là, ok ? Marion a continué à éplucher le dossier de Patrick tard dans la nuit. Sois rassuré, il est hors de danger. La balle est dans son camp à présent. Reste à savoir s’il veut faire tomber ton père ou pas. S’il le fait, il devra dire adieu à sa société, j’ai bien peur que ce soit le prix à payer pour avoir la paix et être libre.

— Je vois, enfin je pense.

— Je sais qu’il tient beaucoup à ta mère. Il fera tout pour la protéger, tu peux en être certain. Ce sont des bonnes nouvelles, non ?

— Présenté comme ça, oui, c’est certain.

— C’est pour Zach que tu t’inquiètes ? Tu en es où par rapport à lui ?

— Toujours au même point. S’il a vraiment enquêté sur mon père sans m’en parler, c’est qu’il a de bonnes raisons, j’imagine. Mais, je n’arrive toujours pas à me défaire de l’idée qu’il m’a menti. Et s’il s’était servi de moi depuis toutes ses années pour atteindre mon père ?

— Tu as un peu trop d’imagination, dis-moi. Inutile de repartir dans des ruminations stériles qui ne mènent nulle part.

— Facile à dire.

— Je sais, j’y travaille chaque jour, moi aussi, si ça peut te rassurer. Tu veux manger un morceau ?

— J’ai pas trop faim, mais je pense qu’il serait bien que je prenne des forces avant de partir.

— Prends le temps de chiller un peu, je te fais un petit english breakfast à ma façon. Johan m’a filé une recette, tu m’en diras des nouvelles.

— Tant qu’il n’y a pas de baked beans et de grosse saucisse, tout va bien, je ne suis pas fan dès le matin.

— Tu as tort. Une bonne saucisse au petit déj, j’ai appris à apprécier, dit-il en riant.

— Pourquoi tu rigoles bêtement ?

— Laisse tomber, c’est vraiment idiot de ma part.

— Très, inutile de chercher à comprendre, j’ai l’impression. Je préfère me réveiller tranquille avec ton café.

*

C’est une vraie galère pour stationner. Fabrice jusqu’ici patient craque et insulte l'automobiliste de devant qui vient de caler à un feu.

— Ne reste pas plantée là, espèce de vieille morue !

— Je crois que c’est un barbu au volant, dis-je pour tenter de faire retomber sa colère.

— J’ai été bête, nous aurions dû venir à la Rochelle en bus. Il faut vraiment que je prenne ce réflexe à l’avenir. Oh, punaise, tu vois là-bas, enfin une place de libre !

Fabrice exécute un créneau à la perfection.

— Je vais payer le parcmètre, je reviens.

J’en profite pour envoyer un texto à Light Yagami pour lui dire que je suis sur place. Aussitôt, il me répond en m’envoyant l’adresse de notre lieu de rendez-vous.

— Tu connais le bar, La Guignette, tu sais où c’est ?

— J’avoue que ça ne me dit rien, fait voir sur ton GPS… Ah ok, je vois, c’est pas très loin d’ici. Suis-moi.

Nous déambulons sous des arcades qui abritent encore un peu de fraîcheur. Nous passons devant une librairie. Je ne peux pas m’empêcher de ralentir pour admirer la vitrine.

Mille Sabords, cette librairie est géniale, s’exclame Fabrice. Ils ont un choix incroyable de bandes dessinées et de mangas, tu veux entrer ?

La vitrine fait la part belle à un livre : Tintin et le port de La Rochelle. Incroyable, je ne le connais pas, celui-ci ! Grâce à mon grand-père, je suis devenu incollable sur les livres qui paraissent sur Hergé et son héros à la houpette. Évidemment, je suis tenté de me le procurer, mais je ne suis malheureusement pas venu ici faire du shopping.

— Une autre fois, je ne voudrais pas être en retard.

Quelques rues plus loin, nous arrivons devant l’établissement recherché. Sur le trottoir, de gros tonneaux qui servent de table. La devanture du bar rappelle une ancienne cave à vins d’autrefois. La terrasse est blindée.

— C’est ici. Tu veux que je reste un peu avec toi ?

— C’est gentil Fabrice, mais je vais me débrouiller.

— Ok… Prends soin de toi, mon grand. Et surtout, sois confiant. Tu es un mec bien et Zach aussi. Je suis sûr que vous allez vous réconcilier.

— C’est gentil à toi, vraiment.

— Tu ne vas pas laisser filer un si beau garçon sous ton nez comme ça ?

Je ne peux m’empêcher de rougir.

— L’avenir nous le dira. En tous cas, merci pour tout. Cette escale à Royan m’a fait beaucoup de bien, tu ne peux pas imaginer.

— T’es encore nerveux, je le sens. Suis ton intuition et tout se passera bien.

— Françoise, sors de ce corps !

Fabrice sourit et me prend dans ses bras.

— Tu ne veux vraiment que je t’accompagne ?

— Non, c’est bon. Tu en a déjà assez fait pour moi.

— Comme tu veux. J’ai été ravi de passer un peu de temps avec toi, même si c’était un passage éclair. Tu pourras toujours compter sur moi.

— Je ne sais pas comment te remercier.

— Donne-moi simplement de tes nouvelles, ok ?

— Entendu.

Nous nous faisons la bise, Fabrice me sourit une dernière fois avant de s’en aller.

Je jette un œil circulaire parmi les clients. Light Yagami est-il déjà arrivé ? Je ne sais même pas à quoi il ressemble et lui non plus d’ailleurs. C’est malin. Alors que je m’apprête à lui envoyer un message, un grand mec, élancé au teint hâlé m’aborde.

— Emmanuel ?

— Light Yagami ?

— Pardon ? Ah, oui, mais non. Moi, c’est Maël, le serveur de ces lieux !

— Je ne comprends pas.

— Il m’a laissé un message pour vous, le voici, dit-il en me donnant un papier plié en deux. Venez à l’intérieur du bar, une place s’est libérée.

Je m’installe sur un tabouret et découvre le message de Light : “Petit empêchement. Je te conseille La Guignette, j’arrive”. Pourquoi me faire passer ce papier au lieu de m’envoyer un texto ? Zarbi tout ça.

— Qu’est-ce que je vous sers ?

Je parcours rapidement la carte des consommations et tombe sur la spécialité de la maison.

— Je vais me laisser tenter par la Guignette.

— Très bon choix, c’est un pétillant aux fruits très rafraîchissant.

Le serveur me l’apporte et s’en retourne avec son plateau en direction de la table d’à côté. Je parcours des yeux la décoration des lieux. L’ambiance vieillotte de cette taverne me plaît beaucoup. On croirait qu’elle existe depuis toujours. Je l’imagine remplis de marins du siècle passé trinquant jusqu’à plus soif avec leur capitaine. Je goûte mon verre, c’est effectivement très désaltérant.

Cela fait déjà vingt minutes que je suis là, et toujours pas de nouvelles de Light. J’ai largement eu le temps de finir ma boisson. J’espère que ce n’est pas un plan foireux. Je lui envoie un nouveau message, en vain. Le serveur revient vers moi.

— Vous voulez autre chose ?

— Non merci, je préfère attendre la personne avec qui j’ai rendez-vous.

— Très bien, faites moi signe quand vous voulez !

Soudain, mon téléphone vibre. Un texto de Light, enfin: “Désolé, ça a été plus long que prévu. Rejoins moi devant la tour de la lanterne dans dix minutes”. Pardon ? Mais pour qui il se prend ? Il commence à me plaire ce mec ! Encore un no-life ! Tu ne vas pas commencer à t’énerver Manu, calme-toi, paye ta conso et fais ce qu’il te dit.

Je demande l’addition au serveur. Alors que je me penche pour attraper mon sac à dos posé à mes pieds, je m’aperçois que celui-ci a disparu. Mon sang ne fait qu’un tour. Je regarde autour de moi, rien. Putain, c’est pas vrai ! Je commence à flipper direct.

— Que se passe-t-il ?

— Je crois qu’on vient de me voler mon sac à dos.

Le serveur me regarde, interloqué.

— Attendez, je vais vous aider à le chercher. Il ne doit pas être bien loin. Il ressemble à quoi votre sac ?

Je lui décris, regarde s’il n’est pas au pied des clients autour de moi. Putain de putain de merde. Je n’ai pas bougé de mon siège, comment est-ce possible ?

— Je suis désolé, Emmanuel, vous ne l’auriez pas laissé aux toilettes par hasard ?

— Non, je n’y suis même pas allé.

— Allez voir dehors, on ne sait jamais.

— Oui, vous avez raison.

Je quitte le bar à contre-coeur. Le flot important de passants me désoriente. Je ne sais pas par où commencer. Celui ou celle qui a piqué mon sac est déjà loin de toute façon. Mon portefeuille étant resté dedans, il me reste uniquement mon téléphone. Il faut que je prévienne Light.

C’est quoi ce bordel encore, mon portable refuse de s’allumer à présent. Pourtant, j’ai pensé à le recharger avant de partir de chez Fabrice, les batteries ne peuvent pas être à plat en si peu de temps. Je fais demi-tour.

— Vous l’avez retrouvé ?

— Malheureusement non. Et mon portable vient de me lâcher. La batterie est naze. Maël me prête aussitôt un câble pour le recharger.

— Je suis désolé, mais je ne vais pas pouvoir vous payer tout de suite, mon portefeuille était dans mon sac.

La panique doit se lire sur mon visage, aussi le serveur tente de me rassurer

— Ne vous inquiétez pas pour ça. Le bar ne ferme qu’à 23h. D’ici là, il peut s’en passer. Et comme vous connaissez Light, je vous fais confiance.

— C’est très gentil à vous. Je dois le rejoindre devant la tour de lanterne, c’est loin d’ici ?

— Non, pas très.

Il m’indique la direction, je devrais trouver facilement. J’attends suffisamment que mon portable se recharge, histoire de pouvoir au moins le redémarrer, mais sans succès. Je commence à désespérer, je porte la poisse ou quoi ?

Je me résigne à partir. Me voilà seul, sans pouvoir prévenir personne, même pas Fabrice qui doit être à cette heure encore en ville. C’est trop frustrant ! La boule au ventre, je marche à pas rapides, me demandant si j’ai bien fait d’aller au rendez-vous de ce Light Yagami, au lieu d’aller en premier porter plainte au commissariat.

J’arrive enfin à mon lieu de rendez-vous, devant le front de mer, la tour en face de moi. Il y a quelques touristes, un plan à la main qui l’admirent. Je n’ai pas à cœur de les imiter, mes yeux restent aux aguets, tentent de capter le regard d’une personne qui pourrait être Light. Mais aucune ne fait attention à moi.

Je finis par m’asseoir, les coudes sur mes genoux. La tête penchée, je regarde bêtement mes chaussures. Je ne sais vraiment plus quoi faire.

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