Portrait chinois

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Installé sur la terrasse, avec Étienne nous potassons des textes de lois. Nous avons trouvé un filon à exploiter pour faire reconnaître le pin bientôt bicentenaire. Tout est détaillé et précis quant aux démarches à entreprendre, c'est vraiment très intéressant et me conforte dans mon idée de faire des études de journalisme. En attendant, Étienne connaît tellement de beau monde que cela nous facilite amplement la tâche et nous obtenons un accord tacite. Après un bon quart d'heure plongé dans ses mails, il me sourit et m'annonce une bonne nouvelle. Il vient de recevoir la confirmation que notre dossier a grimpé tout en haut de la pile au ministère de l'environnement. Il fanfaronne, le processus est enclenché. Il nous faudra tout de même patienter, ils voteront le projet au cours de la réunion de concertation en début de semaine prochaine. Je n'en reviens pas, tout est allé tellement vite. Le plus motivant dans l'histoire, pendant ce laps d'attente, toutes démarches pour obtenir des permis de construire dans un rayon de trente kilomètres seront suspendues. Je me réjouis à mon tour. Étienne jubile.

Je vais me faire un plaisir d'aller expliquer la situation à mon cher cousin Pierre et ainsi lui rabattre son caquet. Connaissant l'énergumène, il trouvera une parade, son père a dû le former à tout contre-temps. Parfois, je me demande si mon oncle et le père de Manu n'ont pas fréquenté les mêmes bancs d'écoles. Ils sont les rois des embrouilles et des plans tordus. Je suis heureux que Manu ne suive pas les traces de son paternel. Dans le cas contraire, nous n'aurions jamais pu nous entendre aussi facilement. En ce qui concerne Pierre, je souhaiterai avoir une discussion franche pour savoir à quel moment tout a dérapé et si nous ne pouvons pas trouver un terrain d'entente.

Étienne m’annonce qu'il doit s'éclipser pour le reste de l'après-midi. Il a un rendez-vous très important en ville. Quand je le questionne pour en savoir plus. Il met son véto, en me précisant que c'est du domaine privé. Tiens donc, Manu m’a déjà sorti cette excuse ridicule. Pour lui en principe, il parle de dossier sensible. Dans ces cas-là, je dois lâcher l'affaire si je ne veux pas l'embêter. J'aurai dû utiliser ce stratagème, il y a trois jours. Peut-être qu'il serait toujours avec nous. Étienne me précise que si tout se passe comme il espère, il me présentera son Oscar. C'est la première fois qu'il émet la possibilité de se rabibocher avec son chéri. Derrière ses airs de monsieur sur de lui, il y a un gars sensible et à l'écoute. Même s'il n'a pas cessé de me charier, nos dernières discussions m'ont permis de relativiser les évènements et surtout m'ont ouvert les yeux sur des sentiments que j’enfouis au plus profond de moi.

Étienne pousse son ordinateur portable dans ma direction afin que je puisse continuer mes recherches. Avant de disparaître, il me dit en passant la tête à la fenêtre de sa coccinelle :

— Ce soir, ma voiture sera tienne. Pour les jours à venir, je n'en aurais pas besoin. J'aurai un chauffeur de grande classe. Il a des dreads, la peau chocolat et des tablettes à croquer, une vraie gourmandise.

Je n'en reviens pas, il vient de me faire le portrait de son mec, ils ne doivent pas s'ennuyer ces deux-là. J'imagine Étienne se lécher les babines rien qu'en le décrivant. En attendant, ça m'arrange d'avoir une voiture parce qu'il faut que je bouge. Deux options se présentent à moi : rentrer à Bordeaux, quitte à me faire choper par la Karl patrouille ou filer à Royan et chercher une aiguille dans une meule de foin. Quoi qu'il en soit, ce sont mes seuls axes de recherche pour retrouver Manu. Je le connais bien, enfin j'espère, il sera allé voir son pote Fabrice plutôt que de se prendre la tête avec son père.

Une fois seul, j'écris enfin un mail à Jérémie. J'aurais pu le contacter avant mais aussitôt je me suis ravisé. La semaine dernière, il m’avait précisé qu’il était sur un gros truc. Dans ce cas-là, il se met en off pour quatre jours. Si j'ai bien calculé, aujourd’hui il ouvre à nouveau les canaux. De toute façon, à force je n'ai plus le temps, soit il est disponible, soit je me débrouillerai autrement. Je décide de passer par sa boîte perso, j'aurai plus rapidement une réponse. J'essaye d'être le plus synthétique possible, il ne supporte pas quand je m'étale. Il a toujours préféré les faces à face si nous voulons causer de tout et de rien. Le téléphone l'insupporte, il le trouve impersonnel. Il a besoin de voir les gens, les percevoir en virtuel le perturbe. Après je le comprends, je préfère largement discuter avec lui entre quatre yeux. Là, tout de suite, un pouce levé pour valider qu'il est bien chez lui me suffira. L'écran du portable reste ouvert sur ma boîte mail quand une nouvelle enveloppe clignote dans la barre d'accueil. En voyant l'expéditeur, j'hésite. Est-ce un piège ? L'objet : Portrait Chinois. Finalement, je clique et lis le texte. Je n'en crois pas mes yeux. Soit disant, ils ne pouvaient pas se piffrer. Soit-y dit en passant, ils ne fréquentaient pas les mêmes lieux. Par contre pour faire des conneries, ils ont su se trouver et ils ont totalement oublié dans quel merdier ils nous ont enlisés. Quelle bande de cons, ils n'ont rien dans la tête et pour conclure le tout, ils ont signé CedOli.

"Si j'étais toi, je filerai au plus vite.

Si j'étais Manu, je me méfierais de mon père.

Si j'étais un lieu, le plus loin possible de Bordeaux en évitant Madrid le tout sans passer par la case départ.

Si j'étais un conseil, arrêtez de vouloir connaître la vérité.

Si j'étais un ami, ne pas chercher à nous contacter

Si j'étais un GPS, il emmènerait Karl sur de fausses pistes.

Si j'étais assez con, jamais vous ne voudriez nous pardonner.

Si j'étais vous, j'irais voir ailleurs si j'y suis."

Je ferme aussitôt ma messagerie me gardant bien de répondre. Je me demande lequel des deux a été aussi malin pour pondre un tel truc. Je ne peux m'empêcher de jouer à mon tour avec les propositions :

Si j'étais moi, je foncerai tête baissée

Si j'étais Manu, je prendrais le temps d'écouter mes explications.

Si j'étais un lieu, l'océan sans hésiter pour oublier dans quel merdier je me suis fourré.

Si j'étais un conseil, qu'on n'est jamais mieux servi que par soi-même.

Si j'étais un GPS, ma position serait celle de Manu.

Si j'étais assez con, je le suis de l'avoir laisser filer.

Si j'étais nous, qui sait ce qui se cache derrière ce nous….

Mon regard balaye le jardin et se perd peu à peu dans les dahlias qui fleurissent aux quatre coins. Grandma a planté des tubercules de tous les côtés. Au retour d'une excursion dans un parc d'un des nombreux châteaux de la Loire, elle est tombée sous le charme de ses fleurs aux corolles de différentes teintes et aux folioles oblongues d'un beau vert vif. Les touches de couleurs forment des îlots de fraîcheur où Pierrette peut passer des heures. Quand nous rentrions de nos vacances d'été, avec maman, nous faisions des bouquets. Elle les faisait sécher pour en offrir à ses collègues infirmières ou à nos voisins d’immeuble. Avec papa, nous avons décidé de poursuivre cette tradition en sa mémoire. Perdu dans mes rêveries solitaires, j'imagine ce tapis multicolore se dérouler sur les hauts plateaux du Mexique d'où cette plante est originaire. Qui sait, un jour, je m'envolerai les découvrir. J'exaucerai ainsi un rêve de ma mère.

— Zach, mon choupinou. Tu viens avec moi.

Le visage de Grandma apparaît derrière un magnifique bouquet aux couleurs roses tendres et violacées.

— Tu ne pouvais pas faire un meilleur choix, ils sont magnifiques, dis-je en les effleurant du bout des doigts.

— Je savais que tu les aimerais. Tu m'accompagnes au cimetière ?

— Oui, après je m'éclipse quelque jours si ça ne t'embête pas.

— Tu sais déjà où tu vas ?

— Ça va dépendre.

— De quoi ?

— J'ai envoyé un mail à Jérémie, j'attends sa réponse.

— Il va bien ?

— Je pense, ça fait un moment que je ne l'ai pas eu.

— Il vit toujours avec sa maman à Royan ?

— Non. Aux dernières nouvelles, il a trouvé un boulot à la Rochelle et un appartement.

— Je suis contente pour lui. Si tu croises sa route, dis-lui qu'il sera toujours le bienvenu et que je serai ravie de le voir. Il doit bien avoir grandi lui aussi.

— Sûrement. Bon allez, maman nous attend.

Le passage au cimetière du village est toujours un moment que je redoute. Mais je ne peux pas refuser à Grandma d'aller fleurir la tombe de Stella. Devant le caveau familial, mon cœur se serre, mes mains sont moites. J'essaie de me retenir tant bien que mal. Mes larmes coulent sur mes joues sans que je puisse les contrôler. Sa photo sur la plaque est tellement belle, on dirait un ange.

— Où qu'elle soit, tu sais qu'elle t'aime et qu'elle sera toujours fière de toi.

— Grandma, mais elle me manque terriblement.

— La douleur s'atténue avec le temps,me dit Pierrette en me prenant dans ses bras.

— Mais j'ai peur d'oublier son visage.

— Oh regarde toi dans un miroir et tu verras qu'elle t'a laissé un peu d'elle. Tu as ses yeux mon choupinou, de merveilleux yeux bleus, les mêmes que ceux de Grandpa.

Elle resserre son étreinte, je sens à mon tour ses larmes couler dans mon cou.

— Grandma, je te promets je serai revenu pour la manifestation. Tu peux compter sur moi, je ne laisserai personne piétiner notre petit coin de paradis.

— File mon grand. Je sais que c'est important pour toi.

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