Bien chez soi

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Il est cinq heures du matin quand j'arrive à Bordeaux. Les derniers kilomètres m'ont paru interminables, comme si la route se déroulait à l'infini. Au loin, les lumières de la ville me ramènent lentement à la réalité. Si je me dépêche, je pourrais arriver à temps pour récupérer mon père à la sortie de son boulot. Le vendredi, il fait du covoiturage avec son pote. Aujourd'hui, il est en vacances pour trois semaines, il va pouvoir souffler d’une année où il a trimé sans relâche sans jamais se plaindre. Mon père a cette qualité de résilience qui m’impressionne. Il est de ces hommes fiers et droits dans leur basket, un exemple pour moi. Je me rappelle de notre dernière virée ensemble. Il avait loué un camping car pour le week-end de Pâques. Il estimait que nous avions besoin de partir à l’aventure et faire un break, entre le boulot et les révisions. En petit futé expert de ce type d’expédition, il avait programmé le circuit avec minutie et bien-sûr dans son itinéraire il avait intégré la visite du château de Cheverny pour faire plaisir à son P’tit Manu. J'avais trouvé l'idée géniale. La seule inconnue qu’il n’avait pas anticipée, l'absence de mon pote. Je ne savais pas que Manu avait prévu une sortie entre mère et fils et ce partage lui tenait à cœur. J'aurai tout donné pour profiter d'un temps avec la mienne, aussi je comprenais sans mal. Quand cette affaire merdique sera réglée, j'ai envie de lui proposer un truc fou : partir ensemble avec nos sacs à dos pour visiter le pays de son choix.

Je me gare sur le parking du lycée et me dirige vers la boulangerie de l’autre côté de la place. Il n'y a pas si longtemps encore nous venions acheter des viennoiseries à la sortie des cours. Je tape à la fenêtre de l'arrière boutique, le visage jovial du père de Matthieu apparaît :

— Oh Zach. Une visite bien matinale pour un vacancier, me dit-il les mains dans le pétrin.

— Je voulais offrir le petit déjeuner à mon père.

— Joseph va bien ?

— Il est en vacances dans quelques minutes, donc ça devrait le faire.

— Vous partez ensemble ? me demande-t-il tout en me tendant la cuve.

— Non, il a prévu des randonnées dans les Alpes.

— Sans toi, c'est étonnant.

— Il ne sera pas vraiment tout seul, dis-je en lui donnant les pépites de chocolat.

— Comment ? Ne me dit pas…

— Si tu as tout compris, il y a une femme. Il ne m'a rien dit officiellement mais quand tu le vois sourire bêtement alors qu'il regarde son portable, ce n'est pas parce que Bordeaux a gagné un match. Bien qu'en ce moment ce ne serait pas du luxe au vu de leur résultat.

— Et toi, t'en penses quoi ? me demande-t-il en façonnant les brioches.

— Je suis heureux pour lui, maman n'aurait pas voulu qu'il ferme son cœur.

Je l'observe sortir les viennoiseries du four. L’odeur est délicieuse.

— Tiens, un sachet de croissants, offert par la maison.

— Oh merci cool.

— Au fait, j'espère que tu ne voulais pas voir Matthieu, ajoute-t-il une brioche dans les mains.

— Pourquoi ? Y a un problème ? demandé-je avec une pointe de nervosité.

— Non rassure-toi, il est parti en vacances quinze jours chez sa mère. Il t'en a pas parlé ?

— Ah oui, c'est vrai, dis-je pour couper court.

Je ne peux pas lui dire que je ne l'ai pas vu depuis plusieurs jours, ni même eu de ses nouvelles. Quand il me lâche avec tristesse :

—Tu es au courant pour le frère de Géraldine.

Et ajouter avec froideur :

— Karl est mort.

Je reste sans voix, les nouvelles vont vites.

— Sa mère va s’effondrer. Elle savait qu'il faisait des conneries, qu'il dealait. Bordeaux ne lui suffisait plus pour qu'il monte à Paris. Qu'est-ce qu'il foutait là-bas ? dit-il en colère.

— Il était peut-être au mauvais endroit au mauvais moment, ajouté-je sans réfléchir.

— Je ne sais pas ce que je deviendrais si Matthieu venait … La fin de sa phrase reste accrochée à ses lèvres.

— Rassurez-vous votre fils ne risque rien.

— Pardon Zach, je ne voulais pas te rappeler de mauvais souvenirs… à nouveau, il s'arrête. Ta mère était une femme formidable. Elle ne méritait pas de mourir au coin d'une rue.

Mon sang se glace, la fatigue m'envahit, mes jambes sont en coton. La tête me tourne. Mon pouls devient imperceptible. Je me sens mal. Quand tout devient noir.

*

— Zach, tu m'entends. Réponds-moi s'il te plaît.

Deux bras me serrent, une main caresse mes cheveux avec tendresse et une voix douce ajoute :

—Tout va bien mon grand. Tu es à la maison.

Lentement, j'ouvre les paupières. Le rayon de lumière, qui traverse le volet roulant, agresse mes pupilles. Petit à petit, je reprends conscience de ce qui m'entoure. Je suis dans ma chambre, dans mon lit.

— On est quel jour ? Comment suis-je arrivé là ? dis-je affolé.

— Tu as fait un malaise chez Franck. Il m'a tout de suite appelé. Quand je suis arrivé, je t'ai vu allongé sur le sol… tu m'as fait une peur bleue. J'ai imaginé tant de scénarios.

— Oh papa, je suis tellement désolé.

— Ne le sois pas, le docteur a dit que tu avais besoin de repos et de sommeil. Il avait raison, tu viens de dormir quinze heures.

— On est quel jour ?

— Samedi… Oula doucement, ne te redresse pas aussi vite, me dit-il en me saisissant par les épaules.

— Papa, il faut que je parte.

— Ça va attendre. Il n'y a pas d'urgences.

— Mais non, pas possible. Manu, il faut que je le rejoigne, dis-je des larmes dans les yeux.

— Où est-il ? Tu as crié plusieurs fois son prénom dans ton sommeil. Toutes tes paroles n'étaient pas audibles. Mais tu semblais vraiment inquiet pour lui. Tu refais des terreurs nocturnes ? me demande-t-il sans me quitter des yeux.

— Oui, Grandma me l'a dit aussi.

—Tu veux que j'appelle le p'tit Manu ?

— S'il a pris le train comme prévu, il doit être à Mézange.

— Alors Pierrette prend soin de lui. Je vais lui téléphoner pour vérifier si ça peut t'apaiser. Pour l'heure, promets-moi de ne pas bouger. Je vais te préparer un truc à manger.

Je le regarde s'éloigner puis me rallonge, la tête me tourne. Je suis dans le brouillard. Je fixe le plafond, épuisé, vidé. À sa manière, mon corps me dit stop, une alerte sans gravité. Je m'accroche aux fissures qui lézardent la peinture. Elles sont toujours là. Ces cicatrices me rappellent sans cesse mes propres blessures. De celles que l'on ne peut effacer. Je pourrais être un prince invulnérable, pour l'heure je suis un pauvre hère, un minable dans mon lit d'adolescent. Je remonte le drap sur mon nez et attrape le téléphone portable que m'a filé Jérémie. J'ouvre l'enveloppe, elle clignote encore et encore : "J'espère que tout va bien pour toi, sans nouvelle de ta part dans les 24 heures, j'arrive. Manu a pris le train ce matin. N'oublie pas 24h, pas plus". Je m'empresse de répondre à Jerem avec des émoticônes : pouce - clin d'oeil - bisou après tout ce n'est pas vraiment un mensonge. Si ? Je suis chez moi dans mon lit, donc ça pourrait-être pire. À son tour, il me répond : "Parfait mon chou - bisou".

*

Je m'installe face à mon père, il ne quitte pas sa part de pizza des yeux. J'ai traîné ma carcasse pour venir m'asseoir à table. J'ai dormi trois heures de plus. Il a utilisé ce laps de temps pour faire la pâte et la garnir. D'habitude nous la faisons ensemble, mais là, le moindre effort est une torture. J'ai l'impression que tous mes muscles sont tendus, des élastiques prêts à péter. Les évènements de cette semaine m'ont malmené, je suis hors service physiquement et mentalement. J'encaisse, me ramasse, me relève et repars. Finalement, j'ai eu raison de rentrer chez moi. Mon père est mon meilleur remède. Pourtant, je ne veux pas qu'il joue plus longtemps au garde malade, aussi je me suis bougé pour le rejoindre. Mon père répare toutes mes écorchures depuis le départ de maman. Avec son travail, il a passé son brevet de secouriste en compléments des soins que lui avait enseigné son épouse. Ce soir, tous les pansements du monde ne suffiront pas à colmater mes maux.

— Zach, c'est bon, Manu est chez Grandma, me dit mon père avec un sourire bienveillant.

— Tu ne lui as pas parlé de mon malaise ? dis-je aussitôt.

— À qui ?

— À Manu ?

— Je ne l'ai pas eu en direct, il était parti avec Camille et un certain Etienne. Ils s'assurent pour que tout soit prêt pour demain. Tu sais de quoi elle parle ?

— Oui, une manifestation pour contrecarrer les plans de Beauseigneur.

— Tu n'aurais pas des choses à me dire Zach.

— Si tu as toute la nuit à m'accorder.

— Depuis que tu es venu au monde et qu’on t'a mis dans mes bras, j'ai su que plus rien ne serait pareil. J'ai toute ma vie pour toi. Je t'aime Zach.

Ces dernières paroles coulent sur mon âme avec douceur. Nous finissons notre repas, mon père prépare un café qu'il pose sur la table basse du salon et s'enfonce dans le canapé. Il allume la télé et tombe directement sur les informations. La fusillade dans la banlieue parisienne fait les gros titres, jusqu'à l'annonce d'une quatrième victime. Le jeune innocent s'est retrouvé au milieu des échanges de tirs. Rien qu'à l'idée que cela aurait pu être Cédric, Olivier ou Manu me donne la nausée.

— Papa, il faut que je te dise que …

Je me serre contre lui et commence à déballer mon sac, les mots se déversent sans que je puisse les stopper, ils s'accompagnent de mes larmes. Je commence par lui avouer que je n'ai pas enlevé de ma tête que la mort de ma mère n'est pas accidentelle. Il pose sa main sur la mienne pour m'inciter à poursuivre. Je prends une grande inspiration. Je lui confie que je mène mon enquête depuis trois ans et qu’avec l'aide de Jérémie les choses s'accélèrent. Il s'empresse de me demander des nouvelles de mon ami et se réjouit que nous ayons pu nous croiser. Il ne tarit pas d'éloges sur mon best et sa faculté d'être aussi malin qu'un renard. Il ne me quitte pas des yeux, ses questions me permettent de tout lui avouer.

Quand je lui explique pourquoi j'ai fui le week-end dernier, il resserre son étreinte. Sentir ses bras autour de mes épaules m'apporte une bouffée d'oxygène. J'avale ma salive, bois une goutte de café froid.

— Tu sais, vous n'y êtes pour rien pour Karl. Je suis vraiment triste pour sa sœur et sa mère. Mais j'ai bien peur qu'il marchait dans les pas de son père.

— Comment ? Je ne comprends pas. Je pensais qu'il était parti à l'étranger.

— Si Les Pommettes sont une île tropicale, alors oui.

— Non, tu plaisantes. Il est en prison. Mais pourquoi Géraldine ne m'en a jamais parlé.

— Parfois, il y a des choses trop lourdes à porter.

Je réalise que je n'avais jamais demandé à Géraldine pourquoi je ne voyais jamais son père. Maintenant, je comprends mieux pourquoi elle évitait le sujet.

— Mais du coup, sa mère s'est remariée ?

— Oui, une fois le procès passé et la condamnation tombée, elle a demandé le divorce et refait sa vie. Karl n'a jamais accepté la situation. Il en a voulu à sa mère et encore plus à son beau-père. Il leur en a fait voir de toutes les couleurs, jusqu'à ce qu'il claque la porte.

— Je commence à comprendre certaines choses.

— À vrai dire, Karl n'était pas une lumière, il distribuait les coups sans poser de questions profitant de sa taille de Golgoth. Il a réussi à être embauché comme agent d'entretien à l'hôpital.

— Attends que je remette tout dans l'ordre. Tu veux dire qu'il bossait avec maman ? demandé-je intrigué.

— Oui, Agnès la mère de Géraldine l'avait suppliée de garder un œil sur lui.

— Putain papa.

Je suis en panique, mes doigts tremblent, j'ai des sueurs froides.

— Zach qu'est-ce qui t'arrive ? Tu ne te sens pas bien. Tu fais un autre malaise, tu es blanc comme un linge.

— Papa, ce salaud piquait dans le labo où maman faisait ses recherches.

— Qu'est-ce que tu entends par là ?

— Il volait des doses d'Antelax.

— Ce nom me dit quelque-chose.

— C'est un cannabis amélioré susceptible d'aider dans le traitement du cancer.

Je le regarde farfouiller dans le coffre en bois où nous rangeons depuis toujours nos secrets et nos souvenirs. Il a attrapé mon album, sous la photo de mes quinze ans, maman a écrit un mot. Je n'y avais jamais prêté attention, on va dire que j'avais même occulté ce souvenir. Trop douloureux. Tout à coup ça me saute aux yeux. Mais pourquoi je ne l'avais pas vu avant ?

A NoTrE beL Ado Zach XV ans

— Retournes la photo, s'il te plaît, dis-je la voix tremblante.

— Tu penses que …

— Oui, il doit y avoir quelque chose.

Je prends délicatement le cliché et m'arrête un instant sur les yeux bleus qui me fixent au travers du papier glacé. Elle était tellement belle et pleine de vie. La vie est cruelle. Elle ne méritait pas de mourir.

— Tu as raison, elle a écrit un mot :

"Les étoiles sont éclairées pour que chacun puisse un jour retrouver la sienne"

— C'est un extrait du Petit Prince, dis-je sans hésiter. Où est-ce qu'il est rangé ?

— À Mézange, répond mon père, navré.

— Je sais où il est. Je l'ai vu dans la cabane.

— Tu penses qu'il peut t'être utile.

— Je verrai une fois sur place.

— Tu es sûr que c'est prudent de reprendre la route. Attends un peu.

— Non, j'ai fait une promesse.

— Alors, c'est moi qui te conduirai chez Grandma.

— Et tes vacances ?

— J'aurai un jour de retard. T'inquiète pas pour ça.

Nous nous installons sur le canapé et feuilletons l'album, chaque photo est un doux souvenir qui remonte à la surface. Nous nous remémorons tous les chouettes moments que nous avons partagé avec la femme de notre vie. Papa en profite pour me demander :

— Et toi et Géraldine ?

— On n'est plus ensemble, elle s'est foutue de ma gueule.

— Désolé mon grand.

— T'inquiète, finalement ce n'était qu'une histoire de …

Je ne dis rien de plus, en réalisant que ce que j'allais balancer était sans intérêt.

— Et maintenant, tu vas faire quoi ?

— Rendre le paquet.

— Tu devrais aller le donner à la police et ils feront le nécessaire.

— Je ne peux pas. Je pourrais être accusé.

— Mais retourner voir le balafré comme tu l'appelles, c’est de la folie, tu finiras à la morgue.

— Non, j'ai une idée pour ne pas avoir à faire à lui.

— Je ne pense pas …

— Fais-moi confiance, stp.

— Est-ce que j'ai le choix ?

— Non, dis-je sans hésitation.

Mon père se lève pour se rendre dans la cuisine et préparer un second café. Sur le plateau, il ajoute une bouteille de lait et des madeleines. Je me réjouis à l'idée de déguster ce gâteau qu'il confectionne avec expertise. Je n'en ai jamais mangé d'aussi bonne. Je souris en songeant à Manu, dès que j'ouvrais la boîte, il se jetait dessus.

— Zach, je suis soulagée de voir ton visage reprendre des couleurs.

— Tes madeleines doivent avoir des pouvoirs magiques ou tu es un grand magicien.

— Je ne pense pas que je sois responsable de cette lueur dans tes yeux. Stella avait le même éclat quand elle m'embrassait.

Je sens mes joues prendre feu instantanément. Pas possible, il lit dans mes pensées ou quoi ? J'hésite. Il pose les tasses sur la table, ajoute un nuage de lait et me donne un gâteau.

— Papa, comment sait-on qu'on est amoureux ?

— Oula, vaste sujet ?

— Tu ne m'aides pas.

— Parce qu'il n'y a pas de bonnes réponses.

— Mais il doit bien y avoir des symptômes ? Non.

Mon père éclate de rire.

— Qu'est-ce que j'ai dis de si drôle ?

— Ta mère m'a posé la même question.

— Et tu lui as répondu ?

— Je l'ai embrassée.

Je me jette dans ses bras, si mes potes me voyaient, ils me chariraient. Je m'en fiche. Je pose un bisou sur sa barbe naissante.

— Merci pour tout, papa.

— On part quand ? me demande-t-il.

— D’abord, on regarde un film.

— Toujours, dommage que Manu n'en profite pas avec nous.

— Il ne nous en voudra pas.

Allez Zach lance-toi, confie lui ce que tu as sur le cœur. Non ça attendra. Le générique de Voyage au bout de l'enfer se lance.

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