La tête dure

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Accompagnement musical de ce chapitre : Lumières éteintes de UssaR

https://www.youtube.com/watch?v=Cy3IILg0QyM

*

Des murs blancs. Un moniteur s'excite. Des gens chuchotent. L'étrange sensation d'être là sans y être vraiment. Essayer de parler sans pouvoir laisser les mots filer. Une douleur vive. Des sirènes. Le monde s'agite. L'odeur des pins a disparu. Un parfum iodé entêtant, différent de celui des embruns de l'océan. Des blouses blanches se penchent. Elles ne semblent pas d'accord. Une cacophonie. Des voix annoncent un diagnostic : "il s'en sortira". Soulagement. Respiration au ralenti. Impression de flotter entre deux mondes. Fatigue. Juste fermer les yeux pour enfin dormir. Besoin de faire le vide. Une main serre la mienne. Des sanglots. Un soubresaut. Un bandage sur mon bras. Des images. Des frissons. Dans ma tête; à nouveau un grand bordel. Des sensations étranges. Rêve ou cauchemar. Autour de moi tout tourne. Une lumière vive brûle mes yeux dès que j'entrouvre les paupières. Lutter contre cette volonté de fuir. M'enfuir loin de tout ça. S'enfoncer dans le matelas. Ne plus résister. Lâcher le dernier lien qui me maintient à flot. Une tonalité douce me retient. Les bribes d’une conversation dans le lointain. Des paroles dans le brouillard.

— Rassure-toi Joseph, ton fils à la tête dure. Il va bien. Il lui faut une bonne nuit de repos. Après tout ce qu'il a vécu, il devrait aller prendre l'air loin de tout ça. Toi aussi par la même occasion. Je connais quelqu'un qui doit être impatiente de te voir.

— C'est le médecin ou l'ami qui me donne un conseil ? demande Joseph.

— Les deux. Le médecin t'assure que sa blessure au bras n'aura pas de suite. Aucune séquelle. Ça c'est joué à pas grand chose, mais aucun tendon, muscle ou artère n'ont été touchés. Il gardera seulement la cicatrice. L'ami te propose de partager un café, c'est ma pause. Les infirmières passeront voir Zach pour s’assurer que son état est stable. De mon côté, je viendrais dans une heure pour vérifier qu'il est dans le bras de Morphée. Ne te fais pas de bile, il est entre de bonnes mains. Puis ensuite, tu devrais rentrer à Mezange pour dormir.

— Tu as raison, Pierrette est inquiète.

— Appelle-la pour lui donner des nouvelles, je vérifie que tout est en ordre et te rejoins à la cafétéria.

— Merci Marc, je suis rassuré que ce soit toi de garde cette nuit.

*

— La belle au bois dormant daigne ouvrir un œil.

À côté de mon lit, une jeune femme prend mes constantes, deux grands yeux bleus me sourient.

— Je vais finir par penser que tu le fais exprès. Deuxième rendez-vous en deux soirs. Je suis flattée.

Je ne comprends pas.

— Si j'avais su que tu reviennes aussi vite.

Je rêve où elle me drague. Oula du calme mademoiselle.

— Après, si tu te sens mieux, tu peux prendre ta douche tout seul.

Oui je ne pensais pas qu'il en soit autrement. Le seul avec qui je souhaite aller sous l’eau, je l'ai laissé planter encore une fois dans la cabane après lui avoir avoué que je l’aimais et foncer me jeter dans la gueule du loup.

— Ensuite, je nettoierai ta blessure et referai ton pansement. Il t’a pas loupé, tu t’en sors bien.

Je m'assois au bord du lit.

— Doucement, ne sois pas aussi pressé, me dit-elle en me prenant par le bras.

J'appuie mes pieds au sol. Quelle agréable sensation de se savoir en vie, sain et sauf, en un seul morceau. Je chancelle, elle me soutient.

— Tu es sûr que c'est une bonne idée ?

— Dis-moi, c'est toi l'infirmière.

Elle éclate de rire, tout en ouvrant la porte de la salle de bain.

— Eh bien, Zach, ravi de te voir debout. Hélène, vous faites des miracles, dit Marc en entrant dans la pièce.

Ouf, il me sauve la mise.

Bonjour Marc, je ne savais pas que tu bossais ici. Tu en avais marre de Bordeaux ? lui dis-je surpris de le voir en face de moi.

— J'ai obtenu ma mutation. Je voulais changer d'air et revenir aux sources. J'ai commencé hier. Je ne m'attendais pas à ce que tu sois ma première urgence.

— Si j'avais pu éviter une seconde piqûre de rappel, je n'aurais pas hésité.

— C'est ce que j'ai cru comprendre. Ton père m'en a dit deux mots.

— Hélène, repassez dans un moment s’il vous plaît. Je m’occupe de ce jeune homme.

— Bien monsieur.

Je sens une pointe de déception dans sa voix. Sa démarche chaloupée, féline, me renvoie à la série Cat's eye que j'ai avalée d'une traite l’été dernier. Elle a des faux airs de Tamara, élancée avec de longues mèches brunes. Son charme est sans conteste. En d'autre temps, j'aurai peut-être répondu à ses avances. Pour l'heure, le goût des lèvres de Manu me revient et j’ai envie au plus vite de les retrouver. Quelque part, je suis déçu qu'il ne soit pas à mon chevet. Mais j'ai conscience que s'il en avait eu la possibilité, il serait là à mes côtés. D'un coup d'un seul, je panique. Si ce n'était pas le cas, si au contraire je lui avais fait peur avec ma déclaration.

— Zach, tout va bien ? me demande Marc de l'autre côté de la porte.

— Oui, oui ne t'en fais pas. J'apprécie les bienfaits de la douche. Pardon de t’accaparer, tu as sûrement d'autres patients ?

— Non pas de soucis, la fin de nuit est plutôt calme. J'ai promis à ton père de prendre soin de toi.

Marc a toujours été présent pour nous. Avec mon père, ils se sont rencontrés pendant leurs années lycée. Puis, chacun a suivi sa route. Joseph est entré en BTS en alternance, option maintenance des machines industrielles. Marc, quant à lui, a plongé dans des études de médecine. Ils sont restés très proches. À la mort de maman, il a été le premier à recoller les morceaux.

— C'est bon pour moi, dis-je en sortant de la salle de bain.

— Installe-toi sur le fauteuil, laisse-moi regarder ta blessure.

— Vas-y, je ne risque plus rien.

— Je me souviens de la première fois où je t’ai posé des points de suture, dit-il en me souriant.

— Ah ouais. Je pensais que maman s'en chargeait.

— Pas cette fois-là. Étrange comme la vie fait des ricochets.

— Qu'est-ce que tu entends par là ?

— C'était aussi ma première nuit en tant qu'interne aux urgences. Joseph est arrivé, paniqué, tu étais dans ses bras. Il essayait tant bien que mal de m'expliquer comment l'accident était arrivé. À la veille de tes trois ans, tu t'es réveillé en pleine nuit. Effrayé, tu as couru pour le rejoindre dans sa chambre. Tu as glissé et le meuble à chaussures du couloir a basculé au moment de ta chute. Le tiroir s'est ouvert pour venir s'écraser sur ton crâne. Juste ici, me montre-t-il en passant son doigt derrière mon oreille. Ça saignait beaucoup, c'est souvent le cas quand on se blesse au crâne chevelu. Tu hurlais. Stella est arrivée à son tour et par magie, juste par sa présence elle a su te calmer. Ta maman avait le don d'apaiser les souffrances. Elle était une femme exceptionnelle. Elles sont rares les infirmières de sa trempe.

L'entendre me parler de celle qui me manque le plus au monde me fait du bien. J'ai toujours su au fond de moi qu'elle avait un petit quelque chose de spécial. Les coups durs s'accumulent, je pense que j'ai encaissé bien plus que la moyenne au même âge mais mon ange gardien veille sur ma carcasse depuis les étoiles. Sinon, comment aurais-je pu m’en sortir à chaque fois ?

Marc après les recommandations d’usage, s’en est retourné à ses obligations. La chambre semble d’un coup si silencieuse. Des images effleurent mes pensées, s’entrechoquent et me malmènent. La cicatrice physique est vive, la douleur me tiraille, mais rien à voir avec les souvenirs qui se bousculent dans mon esprit. Quelque part, tant pis pour moi ! J’ai joué au prince prêt à tout pour sauver son aimé, j’ai juste oublié de mettre mon armure. Je ne voulais pas revivre les horreurs de mon passé, c’est sûrement con pourtant dans ce cas-là, je ne réfléchis pas je fonce. Me lamenter ou me plaindre ne m’apportera rien de constructif. Ressasser indéfiniment en me demandant si j’aurai pu agir différemment ne m’aidera pas à me reconstruire. Je dois tourner la page pour suivre ma route. Elle sera sinueuse, accidentée et pourtant il me faudra l’arpenter jour après jour pour avancer. Je n'en veux à personne, même pas à ce connard de balafré.

Un peu de musique me permettra de relâcher les tensions qui s’invitent en moi. Manu m’a fait découvrir les bienfaits du lâcher prise au rythme des notes posées sur la partition de mes sentiments. J’attrape mon téléphone et ouvre la playliste confectionnée au cours de ces trois années partagées. Bercé par la mélodie des Lumières éteintes de UssaR, les paroles résonnent dans mon âme, une cascade d’émotions se déverse à chaque vibration du timbre de voix de l'interprète. Mon corps s’enfonce dans le matelas, mes pensées suivent les tonalités. Tout mon être se relâche, mes paupières se ferment peu à peu quand une notification me fait sursauter : “mon chou, tout va bien ?”

Je me redresse, m’appuie sur mon bras blessé, une grimace tiraille tout mon visage. Je n’ai pas la force de tapoter des textos et surtout je ressens le besoin de le voir. J’appuie sur la caméra pour que nous puissions avoir une conversation en direct.

— Salut mon Jerem.

— Je suis soulagé de te savoir en un seul morceau.

— Eh moi donc.

— T’es con ! Quand ta caméra s’est débranchée, j’ai flippé.

— Pas facile de garder le contrôle quand ta vie ne tient qu’à un souffle.

— Maël m’a incendié quand il a su le plan que nous avions mis en place.

— Moi, je ne me faisais aucun souci, je savais que tu protégeais mes arrières.

— Je me demande qui est le plus barge des deux, toi d’avoir été l’affronter tout seul ou moi d’avoir accepter de te le laisser faire.

— L’essentiel c’est que je sois encore là pour t’en parler. Dis-moi que tu as pu quand même enregistrer ses aveux.

— Oui tout est dans la boite, maintenant les flics vont pouvoir rassembler tous les morceaux.

Il marque une pause et ajoute:

— Ne me fais plus jamais ça Zach.

— Tu sais que je ne peux faire une telle promesse. Et celui qui prend des risques et met sa vie en danger tous les jours en frayant dans ce monde du renseignement c’est toi. Si on m’avait dit un jour que mon frère, mon ami, mon double jouerait dans la cour des grands, je ne suis pas sûr que je l’aurai cru.Tu en as fait du chemin.

— Nos vies d'adolescents ont été accélérées, nos parcours torturés. Aujourd’hui, nous allons pouvoir nous projeter.

— J’espère que tout ça va rester derrière nous.

— Zach, ce que tu as vécu …

Je sens sa respiration s'accélérer, je sais qu’il hésite à poursuivre.

— Dis-le, je suis prêt à tout entendre.

— Tu ne pourras jamais l’effacer. Cela restera gravé en toi.

À mon tour, de marquer une pause, je passe ma main sur mon bras blessé.

— Tu es fort mon chou et si tu as besoin de quoique ce soit je suis là. Je vais te laisser te reposer. Ne t’inquiète pas, tout le monde à Mezange va bien.

J'aperçois Maël derrière mon ami, il le tient par la taille. Ils ont l’air d’être si bien ensemble. Cette dernière image me fait sourire et fait écho à la confession de mon père. Il m’a parlé de sa rencontre avec Aline et m’a expliqué comment il était serein à ses côtés. Il ne veut pas rester seul, une fois que j'aurai déployé mes ailes. Ma mère n'aurait jamais voulu que son étoile filante s'éteigne avec elle. Je suis heureux pour lui. Je désire avant tout son bonheur. Je n'ai pas eu l'occasion de lui raconter ce que je ressens pour Manu, c'est tout nouveau pour moi. Je n'ai pas honte de lui avouer ce que j’éprouve, non bien au contraire, je n’ai pas peur de sa réaction, mon père est au dessus de tout ça. J'ai juste besoin de temps et d'en discuter avec Manu, parce que si je me suis trompé, alors Marc n'aura plus aucun fil assez solide pour recoudre mon cœur.

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