Un sentiment d’écrasement

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C’est le début de la soirée, il fait encore bon, Zach collé dans mon dos, m’enlace de ses bras forts. Je sens son souffle chaud dans mon cou. C’est si agréable d’être là ensemble, tout simplement, à regarder les vagues se déverser sur la plage et refluer inlassablement. J’aimerais arrêter le temps, me dire que le cauchemar est définitivement terminé, mais ce n’est pas possible. Comme si ces dix jours n’avaient pas été suffisants pour tester ma résistance, il a fallu que le destin s’acharne. Heureusement que mon ami est là, sinon je ne sais pas comment j’aurais fait pour supporter la triste nouvelle que je viens d’apprendre.

Nous avons encore un peu de temps avant que je prenne mon train.

— Tu vas me manquer, tu sais ?

— Toi aussi, Zach.

Je sens son étreinte se resserrer.

— On remonte tranquillement chez ta grand-mère ?

— Oui, il le faut bien.

— Si tu savais comment je n’ai pas envie de partir, dis-je un trémolo dans ma voix.

*

Joseph décide de partir lui aussi. J’en profite pour lui demander de me déposer à la gare avant qu’il prenne la route en direction des Alpes Lémanes. Il est content de retrouver son amie, ça se voit, mais il se retient de me le montrer, au vue des circonstances. Son geste est adorable. D’autant plus que depuis qu’il sait pour moi et son fils, son comportement est resté le même avec moi. Non pas que j’en doutais, mais ça me fait tout drôle, après tout, c’est mon premier beau-papa !

— Prends soin de toi, Emmanuel. Tu es un garçon courageux. Et ne t’inquiète pas pour mon Zach, Pierrette est là pour veiller sur lui.

— Merci pour tout Joseph, c’est gentil.

— De rien, c’est tout naturel. Sache que je suis heureux pour vous deux. Tu es la personne providentielle pour mon fils. Avec toi, il ne peut que s’épanouir et être enfin heureux.

Je rougis aussitôt, je ne sais pas quoi dire.

— Ne sois pas gêné, tu fais partie de notre famille à présent comme on dit, bien que c’était déjà le cas avant en vérité.

— Merci Joseph du fond du cœur… Bonnes vacances à toi et profites-en, tu le mérites !

J'attrape mon sac à dos dans le coffre et le salue une dernière fois avant de me diriger vers le hall.

*

Assis dans le train en direction de Bordeaux, je peux difficilement retenir mes larmes plus longtemps. Mon karma est vraiment pourri. Alors que je pensais enfin pouvoir respirer et profiter de l’été avec Zach, il a fallu que ma mère m’annonce ce que je redoutais depuis des mois, le décès de mon grand-père. Il vient de faire une deuxième attaque cardiaque. Apprendre l’arrestation de son fils, mon père, l'a achevée. Je suis anéanti. Toute une partie de mon enfance s’effondre en moi. Son enterrement a lieu dans deux jours. Mon père a été exceptionnellement autorisé à être présent, malgré les charges qui pèsent sur lui. L’idée de le revoir, qui plus est dans de telles circonstances, me terrifie.

Pour essayer de surmonter ma douleur, l’image de mon beau Zach me rassure. Je me revois aller le chercher à la sortie de l’hôpital. J’étais si content de le retrouver. Il a passé une bonne partie de son temps à dormir, mais nous avons quand même voulu profiter un peu de la journée pour aller jusqu’à la plage et assister au coucher de soleil. Rien de tel pour nous rapprocher. Nos baisers étaient tout ce qu’il y a de plus magique.

À peine assis sur le sable qu’il m’a ouvert son cœur de nouveau, comme s’il voulait rattraper le temps perdu. Le “je t’aime” lâché avant de sortir de la cabane pour jouer les héros n’était en réalité que l’aboutissement du cheminement profond de ses sentiments à mon égard. Il avait trouvé en moi la personne qu’il recherchait depuis toujours. J’ai été bouleversé et si heureux à cet instant. Mais ce bonheur inespéré fut de courte durée. Lorsque nous sommes revenus dîner, ma mère appelait.

Cela fait à peine une heure que nous nous sommes quittés et déjà je me sens complètement perdu sans lui. J’ai l'intuition qu’à partir d’aujourd’hui, plus rien ne sera plus comme avant. Les liens qui me reliaient à mon enfance viennent d’être coupés définitivement. Je ne parle pas de mes grands-parents maternels, décédés avant ma naissance, ni de ma grand-mère, Odile. Je n’ai jamais ressenti la même affection naturelle que celle que je portais à son mari. Elle s’est toujours montrée froide et distante, une personnalité aux antipodes de la mienne. Je crois aussi que la connexion que j’avais avec mon grand-père était si forte qu’il n’y avait pas de place pour elle. Les souvenirs que j’ai avec lui, sur la balancelle, en train de me faire la lecture de mon premier Tintin, sont gravés en moi pour toujours. Il va terriblement me manquer.

*

La veille de l’enterrement, je retrouve ma mère à la maison, de retour elle aussi. Cernée de fatigue, elle sèche mes larmes en me prenant dans ses bras. Aucun de nous deux n'a envie d’évoquer les malversations de mon père. L’heure est au recueillement.

Le sentiment d’écrasement dans cette église austère où j’assistais, enfant à la messe de minuit, est toujours aussi fort. Nous sommes au premier rang. Mon père et ma grand-mère, assis l’un à côté de l’autre. Ils ressemblent à deux étrangers qui ne savent pas comment communiquer malgré les années. Je remarque une fois de plus l’incapacité de mon père à montrer ses vraies émotions. La mâchoire serrée, il a les yeux rivés sur le sol, tandis que grand-mère Odile reste digne et imperturbable, le regard fixé droit devant elle. J’avoue que leur attitude me dépasse, je ne sais pas comment ils font, moi je suis effondré. C’est le premier deuil auquel je suis exposé. Je découvre ce sentiment diffus d’être extérieur à moi-même, presque dissocié de ma propre enveloppe, comme si mon esprit se refusait à infliger à mon corps une douleur qu’il ne supporterait pas.

*

J’attends que nous soyons dans la voiture qui nous conduit au cimetière pour consulter mon téléphone. Le texto de soutien de Zach me réchauffe le cœur. Sans oublier ceux d’Olivier et d’Etienne qui sont d’un grand réconfort également. Une fois sur place, j’attends sagement les instructions de mon père, accaparé par toute sa famille. Je serre des mains d’inconnus et de gens que je suis censé connaître. Nous empruntons les allées mornes du cimetière qui nous mènent à la tombe de mon grand-père. Je me contiens de ne pas m’effondrer lorsque c’est à mon tour de lui rendre un dernier hommage en déposant une rose sur son cercueil. Je fuis le regard des gens et m’en retourne, épaules voûtées auprès de ma mère.

Les conversations à voix basse mélangées aux pleurs de certains me deviennent insupportables. Je suis contraint de m’éloigner pour reprendre ma respiration. Je regarde de loin cette famille que je ne connais à peine. Certaines personnes, je n’ai dû les voir qu’une seule fois dans ma vie, quand j’étais petit. Je ne sais pas quoi en penser. Puisque mon père n’était pas très famille, comme il dit, je ne ressens finalement aucun lien qui pourrait m’unir à elle.

Contre toute attente, je vois ma grand-mère se détacher du groupe pour venir à ma rencontre.

— Emmanuel, ne reste pas tout seul, veux-tu.

— J’avais besoin de…

— Ne dis rien. Si je pouvais m’enfuir d’ici moi aussi, sache que je le ferais sur le champ.

Ses mots me déconcertent, je ne sais pas quoi lui répondre.

— Je sais combien tu aimais ton grand-père. Tu comptais énormément pour lui, tu le sais, n’est-ce pas ?

— Oui.

— Dans son testament, ce ne sera pas une surprise pour toi, il te lègue toute sa collection de bandes dessinées, et…

— Je ne pense pas que ça soit le moment de…

— Laisse-moi finir, je t’en prie. Sache qu’il te laisse également une somme d’argent assez considérable je dois dire, pour que tu puisses…

— Excuse-moi, mamie, mais nous aurons tout le temps d’en reparler…

— Venez, on vous attend…, nous interrompt poliment mon père.

— Je discutais avec ton fils, Francis, tu permets ? Nous n’avons pas de train à prendre à ce que je sache, j’ai tout mon temps à présent.

— Désolé, je ne voulais pas vous interrompre, dit-il tout penaud.

— Ne t’inquiète pas, je ne vais pas faire d’histoire. Allez, Emmanuel, suivons ton père, le devoir nous appelle, lance-t-elle, résignée.

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