Les amants maudits

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Heureusement, Jérémie et Maël viennent passer quelques jours chez Pierrette, ils vont m’aider à me vider la tête. Je n’aurais plus le sentiment d’être seul, abandonné. Grandma a beau être la meilleure des grands-mères du monde, je n’arrive pas à m’extraire de cette mélancolie que je ressens malgré toutes ses attentions. Depuis deux jours, elle cuisine tous mes plats préférés et des desserts pour adoucir mes journées, rien ne fait effet. Pierrette m’enveloppe de ses bras bienveillants et me couvre de baisers tendres, rien ne comble le vide laissé par le départ de Manu. Le décès de son grand-père a fait remonter une vague de tristesse, cette déferlante m'emporte dans un puits sans fond. Aussi quand mon meilleur ami est arrivé, j’ai vu dans le regard de Grandma du soulagement, à mon tour je sentais l’oppression s’éloigner.

Anouchka a été un trésor d’amour dès que Manu est monté dans la voiture de mon père. Il le conduisait à la gare et elle est restée assise à mes pieds comme si elle percevait ma souffrance. Son museau a poussé ma main, une façon pour elle de garder le contact et de m’assurer qu’elle serait toujours là. Quand je suis au plus mal, elle n’est jamais loin. Ma chienne m’a retrouvé alors que personne n’aurait mis une pièce sur ma carcasse. Elle n’a pas besoin de GPS pour savoir où je suis, son instinct et son flair la guident. Anouch fut la première à se tenir à mes côtés pour maintenir le balafré loin de mon corps qui gisait au sol, sans force. Je l’entendais japper sans pouvoir la caresser pourtant sa présence me réconfortait et m’a permis de rester en vie. Ses aboiements ont donné l’alerte aux gendarmes qui tournaient en rond dans la forêt des pins. Il y a trois ans, elle avait tout de suite su que ma mère était en danger, mais cela n’avait pas suffit. À cette heure, si je suis encore là, je lui dois une fière chandelle. Elle s’est tenue entre ce connard et moi, montrant les crocs pour le dissuader de s’approcher jusqu’à ce que la cavalerie pointe le bout de son nez et mette fin à mon cauchemar. Elle est ma plus fidèle compagne. Maintenant que Jérémie est dans les parages, elle a laissé le champ libre comme si elle savait que j’étais entre de bonnes mains. De son côté, elle a trouvé en Maël un partenaire bien plus agréable et disponible pour jouer à la balle.

Camille, quant à elle, a joué à ma marraine la fée, mais là aussi toutes ses entreprises sont tombées à l’eau. Jérémie, lui, s'est montré bien plus direct. Il ne m’a pas laissé le choix, “son chou” comme il aime m’appeler ne peut pas être un truc tout flagada quand Manu n’est pas là. Il m’a secoué, m’a regardé droit dans les yeux et m'a clairement balancé : “C’est pas parce qu’on est amoureux que l’on doit être le roi des cons”. Maël rigolait en s’en décrocher la mâchoire. Dois-je comprendre qu’on ne parlait pas que de moi ?

À la gendarmerie, ils ont été de grands soutiens quand il m’a fallu une fois de plus raconter tout ce que je savais. Les flics ne m’ont fait aucun cadeau. J’avais l’impression désagréable d’être au même niveau que les deux connards assis sur le banc des accusés. Les inspecteurs ont pris les dépositions. Lors de ma première, j’ai relaté les faits produits trois ans en arrière. Revivre la scène a été invivable. Obligé de la décrire encore et encore dans les moindres détails, un supplice. J’ai eu le sentiment qu’on piétinait mon cœur. Les images de cette nuit repassaient en boucle, un film que l’on regarde, que l’on met en pause et que l’on accélère pour ne plus souffrir. J’aurai voulu l’effacer pour ne pas finir briser. Jérémie n’a pas eu le droit de rester à mes côtés malgré les pieds et les mains d’Étienne. Il a fait appel à toutes ses relations, mais on lui a dit que l’affaire était grave. Il a menacé de faire intervenir les médias si nécessaire. On lui a ri au nez. Raisonnablement, je lui étais redevable mais je lui ai conseillé de laisser tomber.

Je me devais d’affronter mon plus grand cauchemar, seul. Quand il m’a fallu regarder le balafré au travers de la glace sans teint pour valider mes dires, je me suis senti cet adolecent à qui on arrachait sa mère une seconde fois. J’avais toujours cette désagréable envie de vomir. Par la suite, il m’a fallu écouter les aveux du tueur, ceux que j’avais réussi à lui faire cracher dans la forêt de pins au péril de ma vie. Jérémie a pu tout enregistrer dans les moindres détails jusqu’à ce que j’échappe le téléphone dans ma chute et qu’il éclate au sol éteignant la caméra. J’ai revécu toute la soirée à la minute près. Étrangement, tout était différent parce que la seule image qui me semblait réelle et ancrée dans ma mémoire fut le dernier baiser partagé avec Manu. Comme si l’image de ses lèvres posées sur les miennes, me permettait de garder un lien avec le présent.

Je me suis bien gardé de lui parler de quoi que ce soit à chaque fois que nous échangions par messages. De toute façon, la seule chose qui m’intéressait était d’avoir de ses nouvelles à lui. Même s’il ne s’agissait que de mots vagues et brefs, ils étaient là posés sur mon téléphone et cela me faisait du bien et me donner le courage d’avancer. J’espère qu’il en était de même pour lui. J’ai essayé de questionner Étienne mais je me suis ravisé. Après tout, s’il se confiait à lui, je m’en fichais. Un lien fort les unissait, différent des sentiments que nous partagions. L’essentiel pour ma part était que Manu puisse parler librement.

En attendant, les playmobils bleus m’ont remonté les bretelles et ne sont pas privés de me faire la morale. Je n’ai bien sûr rien retenu. Un peu comme à chaque fois, que Monsieur La Science, comme j’aimais à le surnommer voulait me faire avaler que j’étais un Einstein des bas quartiers. Ah quel pied j’ai pris à l’annonce de mes résultats finaux en physique. J'ai pris un malin plaisir à venir le narguer le dernier jour sous le regard amusé de Manu. Eh oui, l’imbécile de service avait décroché son bac avec mention assez bien et un putain de 15 dans sa matière. J’étais tellement fier. Je ne lui devais rien, le seul à qui je devais tout se tenait à mes côtés. Manu m’avait fait bosser. Si je m’étais écouté ce jour-là, je lui aurais sauté au cou. Nous nous sommes juste contentés d’une poignée de main.

Ok les bleus, j’ai compris, de toute façon, ils m’ont catalogué dans la catégorie : jeune chien fou. J’ai bien conscience que mes actes n'étaient pas les plus sensés au monde pourtant ils m'appartiennent. Si je devais recommencer, je ne changerais pas grand-chose. Enfin si, si je devais modifier un peu le scénario, je n’aurais pas mêler Manu à toute cette affaire. Je voulais le sortir de son monde, en l’embarquant dans mes galères, j’ai peut-être brisé ce lien qui nous unit. Je ne regrette pas de lui avoir dit ces mots que je pensais à jamais bannis de mon vocabulaire. Ce “je t’aime” je l’ai expulsé d’un coup d’un seul comme un volcan en éruption, comme un papillon sortant de sa chrysalide, comme un avion passant le mur du son ou la fusée de Tintin en partance pour Objectif Lune. Si je les lui ai dit, c’est parce que je crois en nous.

Je signe ma déclaration sur l’honneur et scelle par la même occasion l’avenir du père de Manu. Par ma faute, il va croupir derrière les barreaux pour un bon moment. Est-ce le fardeau que nous allons devoir porter ? Est-ce qu’il pourra avoir une remise de peine ? Est-ce que Manu m’en voudra ? Après tout si je n’avais pas voulu jouer au héros et soulever ce tas de merde, nous aurions eu une chance. Est-ce que je n’ai pas tout gâcher ? Putain, ras le bol de me prendre la tête, de me poser cent milles quetions. Il y a une heure, Jérémie avant de partir m'a fait une proposition. Un de ces projets que l’on ne peut pas refuser. Comme il m’a dit : une opportunité. Il a précisé qu’il n’y avait pas d’urgences, que je devais prendre le temps d’y réfléchir. Pour l’instant, la seule chose qui compte à mes yeux, c’est l’écran de la gare qui m’annonce que le train aura une demi-heure de retard. Un incident sur la ligne l’a bloqué à quelques kilomètres de là. Ce n'est pas possible, nous sommes des amants maudits.

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