Itinéraire bis

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L'attente me paraît interminable. Un second message : retard indéterminé. Je me rapproche du guichet pour obtenir des informations. Je me fais un sang d'encre, Manu ne répond plus à mes messages. Le chef de gare tente de me rassurer, il me parle d'un souci technique. De fil en aiguille, il me précise qu'un arbre est tombé sur les rails à une centaine de kilomètres de là. La foudre serait responsable de cet accident. D'après lui, les agents de la maintenance essaient de faire au mieux pour rétablir le trafic. Il ajoute que dans le cas contraire, ils trouveront une solution pour permettre aux passagers de rejoindre leur port d'attache. Encore une fois, un sentiment d'impuissance m'envahit. Pas possible, tout se ligue contre nous. Il faut que je trouve un moyen pour le rejoindre au plus vite.

— Pardon, est-ce que le train est arrêté en pleine campagne ? demandé-je en revenant sur mes pas.

— Non, tous les RER ont été stoppés dans les gares les plus proches de l'incident.

— Vous pouvez regarder où se trouve celle de mon ami ?

— Donnez-moi un instant.

Je l'observe, il scrute son écran derrière ses lunettes et pianote sur son clavier. Il finit par relever la tête et me sourire.

— Je l'ai trouvé, il est en gare de Mangala.

— Cool et du coup c'est à combien de temps d'ici ?

— En voiture, à une demi-heure.

J'ai une idée. Je m'éloigne pour appeler mon amie Camille. Après quelques explications, elle accepte et conclut la conversation en me disant :

— Cendrillon, n'oublie pas de ramener mon carrosse à 20h, j'ai un rendez-vous avec Tony.

— Oui oui, promis.

— Allez, file chercher ton prince charmant.

— Encore un grand merci, à charge de revanche.

— T'inquiète pas pour ça.

Je retourne voir le responsable et lui demande de me rendre un dernier service. Puis je me dirige vers le parking et m'installe au volant de la clio. Avant de démarrer, je regarde si je n'ai pas reçu un message. Rien de rien. Je finalise les coordonnées sur le GPS, allume la radio et m'engage sur l'autoroute. Camille m'a précisé que je pourrais utiliser son badge de péage, elle m'offre le voyage. Je l'adore.

La circulation est fluide, le soleil est au rendez-vous. Je profite de la route pour planifier le reste de la journée. Même si la terre entière se ligue contre nous à chaque fois que nous voyons une éclaircie, aujourd'hui ce sera différent. Je veux à tout prix améliorer notre quotidien.

" Mesdames et Messieurs, veuillez rejoindre les bus stationnés sur le parking, ils vous conduiront aux prochaines gares où vos correspondances vous attendent. Veuillez nous excuser une fois de plus pour le dérangement"

" Monsieur Emmanuel Courtois, un taxi est mis à votre disposition, veuillez vous rendre au hall B sortie A".

Je me gare, descends et m'appuie contre la voiture. Le soleil m'aveugle. J'aperçois vaguement la silhouette de Manu. Je frotte mes yeux, plus personne. Non, mais ce n'est pas possible, c'était un mirage. Pourtant, il a bien dû avoir l'information. À moins, qu'entre-temps il ait choisi une autre option. Ce serait tellement stupide de s'être loupé. Bon, pas question de m'arrêter en si bon chemin. Je cours en direction du quai.

Manu est là, assis sur un banc. Je m'approche sans faire de bruit, il a le nez dans son téléphone, perdu dans ses pensées. Je pose ma main sur son épaule. Il sursaute.

— Zach, qu'est-ce que tu fais ici ? demande-t-il avec un doux sourire.

— Je ne pouvais plus attendre.

— Attendre quoi ?

Je me penche, prend son visage entre mes mains et l'embrasse. Je me fiche du regard de la foule qui nous entoure. La seule chose qui m'importe: Nous. Je m'écarte doucement et plonge mon regard dans le sien. J'ai un pincement au cœur en découvrant ses traits tirés, il a les yeux marqués. J'essuie les larmes qui perlent au bord de ses paupières.

— Manu, tout va bien ?

— Maintenant oui. Tu me ramènes, me dit-il du bout des lèvres.

— Oui absolument. Mais avant,nous devons faire un crochet ?

— Comme tu veux ? ajoute-t-il ne semblant pas vouloir me contrarier.

— T'as faim ?

Avant qu’il ne me réponde, je saisis son sac et attrape sa main. Le contact avec sa peau me fait du bien. Nos doigts s'emmêlent, une douce chaleur remonte le long de mon bras. Il me suit sans me poser de questions.

— Tu as trouvé une nouvelle voiture ? me dit-il avec un rire moqueur.

J’aime tellement l’entendre rire, découvrir ce doux bruit qui s’échappe de sa bouche comme une fine pluie d’été dévalant sur les carreaux, de petites tonalités fraîches et revigorantes.

— Oui. Cette fois, c'est Camille qui me l'a prêtée.Tu veux conduire ? dis-je pour le taquiner.

— Tu es pas fou ?

— Si de toi…

Je joins le geste à ces quelques mots, pose mon index sur son torse et peux sentir son rythme cardiaque s’emballer. Mes paroles ont glissé de mon coeur à ses lèvres, je les effleure avec délicatesse et termine ce doux baiser en lui annonçant :

— Le carrosse de Monsieur est avancé.

Il me plaque contre la portière, surpris j'échappe le sac qui termine à mes pieds. Il vient enfouir sa tête dans mon cou, je le serre tout contre moi. Pas besoin de se parler pour savoir que la seule chose qu'il attend c'est une épaule pour venir se laisser aller. Je voudrais lui demander pourquoi il n'a pas répondu à tous mes messages. Mais finalement je m'en fous. Il est là à présent et c'est l'essentiel.

— Allez, grimpe. Je sais comment te changer les idées.

Après quelques kilomètres sur l'autoroute, je prends la sortie direction la plage du Conti. Pendant tout le trajet, Manu reste silencieux. Je ne sais par où commencer. Pas sûr qu'il veuille parler de ses derniers jours. Pour l’heure, je souhaiterais laisser tout ça derrière nous. Évoquer la rentrée et l'avenir ne me semble pas une meilleure idée. Je ne désire pas laisser cette chape de plomb assombrir le reste de la journée aussi je commence :

— Manu, ça te dit qu'on joue aux amnésiques ?

— Qu'est ce que tu entends par là ? me dit-il en faisant des yeux tout ronds.

— On met nos cerveaux en veille, on éteint nos portables jusqu'à ce que l'on rentre à Mezange.

— Comment ça ?

— Eh bien juste toi et moi, seul au monde.

— Pourquoi pas ?

— Après pas d'obligation. Je ne veux pas te forcer la main. Je me doute que ces derniers jours ont dû être éprouvants. Je ne t'en voudrais pas si mon plan tordu ne te convenait pas.

— Non, je trouve que c'est tentant.

Je le regarde éteindre son téléphone et le ranger dans son sac. Je lui fais signe qu'il peut en faire de même avec le mien. Nous nous dirigeons vers un petit parking proche du Phare du Conti.

— Première étape, dis-je en pointant du doigt la lanterne.

— Tu plaisantes.

— Moi, jamais.

Je règle l'entrée au site et commence à gravir les escaliers. Je me sens pousser des ailes.

— Combien y a-t-il de marches ? me demande Manu accroché à mes baskets.

— 184, mais tu verras ça vaut le coup d'œil, réponds-je sans m'arrêter, à peine essoufflé.

Nous sommes les seuls touristes. À cette heure, les vacanciers profitent de la plage. Le panorama est à couper le souffle, un 360 degrés exaltant. Manu s'appuie sur la rambarde, je me cale dans son dos. Devant nos yeux s'étalent l'océan avec ses couleurs turquoises. Mes bras s'enroulent autour de sa taille et je pose ma tête sur son épaule. Sa respiration est apaisée. Je suis soulagé. Nous restons immobiles, je ne veux pas rompre la magie du moment. Nous observons les goélands, le vent balaye nos joues, le temps passe, nous restons immobiles et savourons cette pause salutaire pour nos âmes. Puis nous admirons la forêt des Landes, les pins s'élèvent en gardiens du littoral sauvage.

— Merci, me dit Manu du bout des lèvres.

— Je savais que ça te plairait.

— Tu es déjà venu ici ? demande-t-il, curieux.

— Oui. Il y a un an avec mon père.

— Mince, raté pour l'amnésie.

— T'inquiète, c'était un chouette moment. Donc tout va bien. Enfin aujourd'hui, c’est encore mieux.

Je pose un baiser sur sa joue et file dans les escaliers en lui criant :

— Suis-moi si tu peux.

— Fais gaffe, je pourrais te surprendre.

— Ah ouais et bien tu devras attendre.

Nous dévalons les marches, grisé par toutes les émotions qui se déversent sur nous. La joie de vivre à fond cette expérience me grise. L'amour donne des ailes, je vais finir par croire qu’il ne s’agit pas d'une parole en l'air. L'insouciance de nos dix huit ans est un bel élan, il nous porte avec enthousiasme. La fougue nous pousse à donner le meilleur de nous pour combler l'autre. Fermer les yeux et se laisser porter telle une plume surfant sur les alysées ou une feuille d’automne bercée par le souffle délicat de l’été indien.

— Et maintenant ? me demande Manu essoufflé.

— Direction les "Culs nus".

— Hein ! dit-il interloqué.

— Ben oui, tu sembles choqué. Tu m'as dit que t'avais faim, alors filons goûter au plaisir d’un repas en tête à tête.

Il me fait rire, j'aime le déstabiliser. J'adore la petite lueur qui illumine ses prunelles. Je sais que ça fuse en lui. Il meurt d'envie de savoir à quelle sauce je vais le dévorer. Le serveur nous conduit à notre table, les pieds dans le sable. Pile ce que je voulais.

— Au fait, c'est moi qui régale, annoncé-je précipitamment.

— Ah oui, je peux commander ce que je veux ?

— Fais toi plaisir.

— Budget illimité ? ajoute-t-il le regard pétillant.

— Ben s'il faut j'irai faire la plonge.

— Je peux te faire crédit.

— Humm, laisse-moi réfléchir...

— Pas trop longtemps.

Le repas se poursuit avec légèreté, simplicité, sans prise de tête et sans questions douloureuses. Je le regarde, il me sourit. Manu frôle ma main, je frissonne. Il me taquine, je me moque. Je lui pique une frite, il me gronde. Quand arrivent nos glaces, je ne peux résister et lui colle de la chantilly sur le bout du nez. Les représailles sont immédiates, il essaye de me rendre l'appareil. J'arrive à attraper sa main avant qu'il ne puisse m'atteindre. Il se débat, d'un mouvement sec m'attire vers lui. Je ne peux m'empêcher de lécher la trace de chocolat sur sa joue, et le voir rougir. Manu s’approche de mon cou, son souffle me chatouille et il en profite pour me glisser à l’oreille :

— Tu es à croquer.

— Tu en doutais ?

— Absolument pas.

Après le déjeuner, nous passons le reste de l'après-midi au bord de l'eau. À l'heure du goûter, les familles profitent de la plage. Les enfants construisent des châteaux ou barbotent dans les vagues. Les ados se chamaillent, jouent au ballon ou cherchent à faire les beaux pour conquérir un cœur libre. Les adultes surveillent d'un œil leur progéniture, bouquinent ou zappent sur leur téléphone. Nous, au milieu de ce tableau impressionniste, déambulons au bord de l'océan, main dans la main. C'est troublant et excitant à la fois. Nous sommes un couple parmi tant d'autres, deux jeunes libres de vivre tout simplement.

— Manu, il faut qu'on rentre, dis-je avec un soupçon de déception.

— Déjà ?

— Oui, j'ai promis à Camille que je serai revenu à temps pour son rendez-vous.

— Ok, je comprends.

— Nous pourrons toujours aller voir le soleil se coucher sur notre plage.

Nous remontons dans la voiture, côte à côte, songeur. Il y a quelques semaines à peine, l’adrénaline guidait nos pas, l’instinct de survie nous conduisait à venir nous réfugier chez Grandma. En cet fin d'après-midi, le trajet et l’ambiance sont tout autres même si j’ai conscience au fond de moi que Manu garde en lui ce qu’il ressent.

—Tu mets ta playlist Manu, demandé-je pour rompre le silence.

— Fini l'amnésie ?

— Temporairement.

Manu me tend mon portable pendant qu'il met le sien sur le bluetooth. De mon côté, je rallume mon téléphone et découvre qu'une enveloppe clignote. C'est drôle, un message de Manu, il remonte à mon arrivée à la gare de Mangala " je t'attends sur le quai”, le mot est agrémenté d'un smiley clin d'oeil et émoticône les joues rosies". Je démarre la voiture, le cœur léger. C'est fou, je suis amoureux.

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