La Belle et son père
Il était une fois, dans la ville d’Oxfia, en Cobaltique, une demoiselle dont la beauté était telle que tout le monde l’appelait « La Belle ». Pourtant, ceux qui avaient la chance de la côtoyer savaient qu’il ne s’agissait là que de la plus petite de ses qualités. La Belle était douée d’une grande intelligence. Sa curiosité l’avait poussée à s’intéresser à diverses recherches et elle entretenait même une correspondance avec des grands Savants de son époque.
La Belle était consciente d’attirer les convoitises de la gent masculine. Hélas pour eux, elle refusait la moindre de leurs avances. Si les prétendants devenaient plus insistants, elle finissait par leur réclamer des tâches impossibles. Parfois, l’un d’eux mourrait en s’y essayant. Mais ça ne la peinait pas, car elle pensait mériter un partenaire d’exception. En attendant de le rencontrer, l’amour était bien sa dernière priorité.
Elle était la cadette d’un riche marchand qui voyageait beaucoup. Lorsque celui-ci revenait de voyage, il avait l’habitude de ramener des cadeaux pour chacun. Les sœurs de la Belle réclamaient toujours des robes ou des bijoux, afin de rivaliser avec leur petite sœur. D’ordinaire, celle-ci demandait quelques parchemins afin de satisfaire sa soif de connaissance.
Un jour qu’il se rendait à Emor, la capitale, son père lui fit remarquer qu’il risquait de ne rien pouvoir ramener pour elle. Il s’était déjà rendu sur place de nombreuses fois par le passé et avait de plus en plus de mal à y trouver quelque chose de nouveau pour la satisfaire. Il demanda donc à sa fille ce qu’il pouvait lui prendre, afin de ne pas revenir bredouille. De dépit, la Belle réclama de simples fleurs rouges.
Cependant, les jours passèrent sans nouvelle de son père. Une semaine après la date supposée de son retour, la famille était en émoi. Qu’était-il donc arrivé à leur patriarche ? Ses sœurs envoyèrent des lettres à ses collaborateurs sur place. Leurs réponses ne tardèrent pas. Il était bien arrivé en ville, les affaires s’étaient déroulées comme prévu, puis il était rentré sans prolonger son séjour. S’il lui était arrivé quelque chose, c’était donc sur le chemin du retour.
Intriguée, la Belle voulut en avoir le cœur net. Elle décida de faire le chemin elle-même. Peut-être avait-il été capturé par quelques bandits, ou bien s’était-il tordu la cheville ? L’ignorance était, pour elle, la pire des tortures. Il fallait qu’elle sache.
Ses investigations prirent des jours avant qu’elle ne découvre une piste alléchante. Dans un petit village, on lui affirma avoir rencontré son père qui se dirigeait vers Oxfia. Mais peu de temps après son départ, un orage avait éclaté.
Or, il y avait sur le chemin que devait avoir emprunté son père une étrange propriété. Une large demeure, entourée d’un jardin protégé par des remparts. Les villageois mirent en garde la Belle. Personne ne savait qui vivait là. Les rumeurs disaient qu’il s’agissait d’un ancien combattant de la dernière Croisade, revenu au pays pour s’enfermer, à l’abri du regard des hommes. Certain disaient qu’il avait été frappé d’une malédiction hérétique, ou que les horreurs des batailles l’avaient rendu fou.
Mais la demoiselle ne se laissa pas intimider. La plèbe avait tendance à raconter tout et son contraire. La Belle, elle, ne jurait que par les preuves et l’expérimentation. Suite aux témoignages, son hypothèse était simple : son père avait été surpris par la pluie et avait demandé l’hospitalité à ce seigneur mystérieux. Il était sûrement encore là-bas, pour une raison ou une autre. Ne restait plus qu’à vérifier cela.
Elle ne dût pas marcher longtemps avant d’apercevoir les murs en pierre qui protégeaient la propriété. Elle les longea un moment avant de trouver l’entrée. Le portail ne disposait d’aucune serrure, aussi fut-il aisé de pénétrer dans les jardins. Mais là, la Belle se figea de surprise.
Elle ne s’était pas attendue à pareil spectacle. Il y avait là une flore comme elle n’en avait encore jamais vue. Des fleurs de toutes les nuances de couleur possible formaient des dessins sur les parterres. Des plantes inconnues aux pétales gigantesques côtoyaient des buissons aux reflets roux comme le feu. D’étranges roseaux, balayés par le vent, semblaient la saluer avec leur panicule en forme de main humaine. De hautes feuilles aux formes géométriques sortaient du sol. Par endroit, même l’herbe changeait de celle que la Belle avait toujours connue. En se promenant plus loin, elle crût même l’entendre siffler sur ses pas.
Devant la majesté de ce jardin enchanteur, la Belle était subjuguée. Comment un homme qui entretenait pareille merveille pouvait-il avoir si mauvaise réputation auprès de ces paysans ? De toute évidence, ceux-ci n’avaient jamais mis un pied ici.
Un parterre attira soudain son attention. C’était le seul qui était entouré d’une petite cordelette. Cette sécurité intrigua la Belle qui voulut se rapprocher. Arrivée à hauteur des fleurs, elle fronça les sourcils. Il s’agissait manifestement de roses, d’un rouge écarlate comme le sang. Elles étaient belles, certes, mais pourquoi étaient-elles les seules à disposer d’un semblant de protection ? La corde, qui plus est, était garnie d’épines qu’elle n’avait pas remarquée de prime à bord. Pourquoi se donner tant de mal, juste pour elles ?
Toute à son inspection, elle se rapprocha peu à peu. Un agréable parfum émanait de ces plantes. Quand, soudain, un grognement la sortit de ses réflexions. Elle détourna le regard et déglutit. A quelques mètres d’elle, une bête sauvage l’observait avec hostilité. Elle était grande, plus que la Belle. Son corps était recouvert d’une épaisse fourrure grise. Son dos, très courbé, lui donnait même l’impression d’être bossue. Sa tête paraissait presque trop petite, mais s’ouvrit quasiment en deux l’espace d’un râle, exposant des dents aussi pointues que des flèches. La créature la fixait de ses yeux noirs comme la nuit et la seule patte qui n’était posée au sol était garnie de griffes gigantesques.
La Belle fit un pas en arrière sans la quitter des yeux. Son cœur battait la chamade. Elle n’avait qu’une petite dague pour se protéger, mais le monstre n’aurait besoin que d’un coup de patte pour la tuer. Pour autant, elle ressentait une sorte de fascination morbide. Jamais elle n’avait vu pareille bête, même dans tous les relevés zoologiques qu’elle avait pu lire.
Un hurlement la ramena brutalement à la réalité. L’animal se jetait droit sur elle. La peur de la mort l’emporta sur la curiosité. La Belle détourna le regard, pensant peut-être que ne pas voir l’attaque la rendrait moins douloureuse. Les yeux clos, elle attendit la souffrance. Mais rien ne vint. Alors elle rouvrit les yeux.
Un homme, richement vêtu, s’était interposé entre elle et la Bête. D’un simple coup d’épée, il avait transpercé l’assaillant avant qu’il ne puisse l’atteindre. Les bras de la Bête pendaient mollement. Lorsque l’inconnu retira son arme d’un coup sec, la monstruosité retomba comme une poupée de chiffon. Morte.
— Heureusement que je me trouvais là, mademoiselle, lança-t-il en se tournant vers elle. Puis-je vous demander qui vous êtes ?
— Juste une simple fille de marchand, se présenta la Belle avec une rapide révérence. Vous devez être le Seigneur de ces lieux ?
— C’est exact. Mais que fait donc « une fille de marchand » dans mon jardin ?
— Je suis désolée, mais je suis à la recherche de mon père. Les villageois m’ont dit l’avoir aperçu se diriger dans votre direction avant que l’orage n’éclate. J’en ai conclu qu’il vous avait peut-être demandé de l’héberger pour la nuit.
— Votre père est bien venu ici. Hélas, il a eu moins de chance que vous.
— Ciel, voulez-vous dire que cette bête…
— Cette créature m’appartenait, répondit tristement le seigneur. Elle avait pour ordre de garder mon trésor le plus précieux. Il se trouve que, comme vous, votre père s’est approché trop près de mes roses. Malheureusement, je n’étais pas présent quand cela est arrivé.
— Par les dieux…
Chamboulée par la mort de son père, la Belle fit un pas malhabile et faillit tomber. Le Seigneur la rattrapa de justesse alors qu’elle éclatait en sanglots. Accablée par la peine, elle ne comprit pas ce que son sauveur lui disait. Elle se laissa guider par cet inconnu qui la maintenait pour éviter une nouvelle chute. Il l’amena alors dans sa vaste demeure, afin de lui laisser l’occasion de se reposer et de se remettre de ses émotions.

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