Sondage à l'arrache

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L’horloge accrochée tout en haut de la tour Milton Friedman rythmait la vie des citadins depuis des décennies. Un peu partout en ville, de grands écrans diffusaient les images du célèbre cadran, qui rappelait l'heure systématiquement aux citadins, où qu’ils se trouvent, les invitant à ne pas perdre une seule seconde de leur temps précieux. Posté sous l’écran géant de la Grand-Place, Eric observait les passants qui défilaient en un flux ininterrompu, presque homogène, avant de s’engouffrer dans la bouche du métro et d’être emportés au loin, par leur vie trépidante, leur prochain rendez-vous, leurs courses ou leur travail.

Il était très dur d’attirer l’attention de quelqu’un à une heure de rush. « Madame, s’il vous plait... » « Monsieur ?... », lançait Eric en surgissant devant les gens. Feignant de l’ignorer ceux-ci le contournaient et continuaient leur chemin. Depuis dix minutes qu’il était là, posté entre l’écran géant et l’entrée du métro, ses tentatives d’approche étaient restées vaines.

Lorsqu’un vieil homme, la démarche hésitante, s’approcha du plan du métro en sortant ses bésicles, Eric se dit qu’enfin la chance lui souriait. Alors que l’homme ajustait d’une main ses lunettes, et faisait glisser de l’autre son doigt le long de la ligne 15, il se plaça devant lui.

- Puis-je vous aider, monsieur. Où allez-vous? »

- Vous êtes bien aimable mon garçon, mais je vais me débrouiller », répondit l’autre avec un sourire poli. Il se concentra de nouveau sur le plan.

- Dans ce cas, c’est moi qui aurait besoin de votre aide », dit Eric en se raclant la gorge.

Le vieux monsieur se tourna à nouveau vers Eric, et l’interrogea du regard.

- Pourriez-vous répondre à quelques questions... », continua le jeune homme avec un sourire crispé, tout en sortant de la poche intérieure de sa veste une tablette « Il s’agit d’un sondage sur le thème du multimédia. »

Le vague éclat de curiosité teinté de méfiance qui avait illuminé un instant le regard du bonhomme s’éteignit soudain. « Ah non, désolé, je ne réponds pas aux sondages », fit-il d’un ton agacé, avant de tourner les talons.

Regardant le vieil homme commencer à s’éloigner, Eric resta coi, puis jura intérieurement, exaspéré. Combien de temps allait-il encore attendre ici le providentiel pigeon qui répondrait à son sondage? Il était payé au questionnaire et ne pouvait pas se permettre de perdre un temps précieux.

Glissant la main dans une poche de son pantalon, il sentit la poignée du paralyx et la saisit. Jusqu’ici, il s’était interdit d’abuser de son arme paralysante, dont l’utilisation était d’ailleurs parfaitement illégale, mais il y avait des jours où on ne pouvait simplement pas faire autrement. Il rattrapa le petit vieux, lui agrippa l’épaule et le ramena de force près du plan de métro, à l’écart de la foule, pendant que celui-ci protestait vivement. Une fois que sa victime fut adossée au panneau, il dirigea discrètement l’arme vers lui et appuya sur le bouton rouge. Il y eut alors un flash blanc presque imperceptible au grand jour.

- Je ne peux plus bouger! », s’exclama alors le papi, paniqué. Ca n’était pas tout à fait exact. Il avait encore la maîtrise de ses muscles faciaux. C’était d’ailleurs tout l’intérêt de ce gadget: empêcher tout mouvement corporelle à l'exception du visage et laisser ainsi à la victime la possibilité de parler.

- Rassurez-vous, lorsque j’appuierai sur ce bouton vert », dit Eric en lui montrant l’arme, « vous retrouverez votre mobilité. Mais avant cela, vous allez répondre à mes questions ». Comprenant qu’il n’avait pas le choix, l’homme souffla bruyamment.

Eric commença à lire les questions.

- Possédez-vous un ordinateur, un téléphone mobile, un appareil photo numérique, un smartphone, une tablette, une liseuse ? » Son interlocuteur, contraint de se prêter au jeu, répondait machinalement. « Oui, non, non, oui, oui, ne sait pas. » « Pouvez-vous me citer une ou plusieurs marques de smartphone ? » Le papi déclina péniblement les noms qu’il connaissait et le questionnaire continua ainsi pendant dix longues minutes.

- C’est bientôt fini? », demanda enfin l’homme qui fatiguait.

- Pas tout à fait », répondit Eric un peu inquiet. Il s’apprêtait à attaquer la partie la plus pénible du questionnaire et espérait que le petit vieux ne tournerait pas de l’oeil avant la fin.

- Seriez vous intéressé par l’offre 2h de communications gratuites sur votre smartphone + 1 accès internet à 32,90 crédits/mois + 1 bouquet de 30 chaînes sports. Tout à fait, plutôt, plutôt pas, pas du tout. »

- Je vous ai dit que je n’ai pas de téléphone portable ».

- Peu importe, c’est purement hypothétique », précisa Eric. Puis il continua de décliner une liste infinie de packs et autres formules, indigestes rien qu’à la lecture.

Enfin, il interrogea sa victime sur ses hypothétiques désirs d’achat. « Si vous deviez acheter aujourd’hui un lecteur DVD, quelle marque choisiriez-vous? Senkaï, Aiwa, Toshiba? »

- Tout ça pour moi, c’est du chinois »

- Du japonais », rectifia Éric, pointilleux. Le regard vitreux du petit vieux ne le fixait plus depuis un moment déjà.

L’enquêteur lui donna une claque sur la joue et le type sursauta. « Allé. Encore un effort », dit Eric comme s’il s’adressait à un enfant qui rechigne à finir sa soupe.

- Si vous deviez acheter un écran plasma, pour quelle taille opteriez vous? 19 pouces, 24 pouces, 40 pouces? »

- J’en peux plus », souffla le papi, à deux doigts de craquer.

Il restait pourtant une bonne quinzaine de questions, se disait Éric, et le sondé devait répondre à toutes, sans exception, quitte à dire n’importe quoi. Car tout le monde DEVAIT avoir un avis sur le net 4.0, sur les brosses à dents connectées et les chaussettes connectées, sur la 5G et la 6G, sur le cloud, les pure players, les protocoles d’accès machin et les cybers trucs bidules. Personne n’y ECHAPPERAIT, ni les mamies les plus réfractaires à l’outil informatique ni les indiens d’Amazonie! Il fallait tout numériser, du trou du cul du monde au tréfond de l’âme humaine!

Eric souffla, fatigué. Il avait la sensation que ce travail le vidait lentement de son énergie, et que son corps, perdant sa consistance, allait s’affaler au sol d’un instant à l’autre, telle une enveloppe vide. Son téléphone se mit alors à bourdonner, le tirant de ce sentiment déprimant qui était sur le point de l’engloutir.

Un SMS s’afficha sur l’écran de son Samsung. C’était sa boite d’intérim qui lui proposait un contrat à durée indéterminée auprès d’un institut de sondages situé à l’autre bout de la ville. Il serait payé non pas au questionnaire mais à l’heure, à un tarif plus élevé que la moyenne. Le hic, c’est que ce contrat était soumis à concours. Il y avait d’autres enquêteurs sur le coup et un seul poste à la clef. Le message de sa boite d’intérim se terminait par cette formule limpide: Premier arrivé premier servi. Aucune heure de rendez vous. Cela signifiait qu’Eric devrait traverser la ville au plus vite pour arriver avant ses concurrents. Finir le sondage multimédia lui prendrait trop de temps.

Il n’aurait qu’à donner lui-même des réponses bidon aux dernières questions. Personne ne le surveillait après tout!

Il saisit son paralyx, le dirigea vers son interlocuteur et appuya sur le bouton vert. Lorsque le petit vieux se rendit compte qu’il pouvait à nouveau bouger, il sauta au cou d’Eric, bien décidé à lui rendre la monnaie de sa pièce, mais l’enquêteur, qui avait anticipé sa réaction, esquiva son agresseur et plongea dans la marée humaine. Celle-ci l’emporta au loin vers l’entrée du métro, empêchant le papi de le rattraper.

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