Chapitre 4 – Monkey Forest, corps à corps
Le soleil n'était pas encore au zénith quand j’arrivai devant la Sacred Monkey Forest. L'air était moite, chargé d’un parfum végétal dense, presque sucré. Un voile d’humidité flottait comme un tissu invisible, s’accrochant à la peau, aux cils, aux pensées. L’arche sculptée, couverte de mousse, m’accueillit comme une gueule verte et silencieuse. Je la franchis, pieds nus dans mes sandales, le cœur battant sans raison claire.
J’avais attaché mes cheveux en une longue tresse lâche, et porté un short beige souple, un chemisier fin noué au-dessus du nombril. Pas de soutien-gorge. Mon corps vibrait encore de la nuit. Pas de fatigue. Juste une trace chaude, intime. Mon sexe ne réclamait rien, mais il battait. Lentement.
Le chemin s’enfonçait sous la canopée. Des statues rongées par le temps et les racines gardaient les intersections comme des esprits anciens. Des macaques passaient par grappes. Certains jouaient avec les visiteurs. D’autres, perchés, m’observaient avec une acuité troublante. L’un d’eux, un grand mâle au regard noir, me fixa longuement. Il cligna des yeux. Puis détourna la tête, comme s’il m’avait reconnue.
Ou jugée.
J’ai continué à marcher. Mes pas épousaient la pierre irrégulière, les feuilles mortes craquaient à peine. L’atmosphère avait quelque chose de cérémonial. Comme un rite sans nom que je n’avais pas prévu, mais que mon corps avait accepté malgré lui.
Et c’est là que je l’ai vu.
Assis sur une marche de pierre, dos au grand banyan, un homme. Torse nu, peau caramel, tatouages discrets sur l’épaule gauche. Il tenait un carnet posé sur ses genoux, un stylo en main, mais n’écrivait pas. Il regardait quelque chose devant lui, ou peut-être rien du tout. Un regard en suspens. Concentré, calme. Comme s’il écoutait l’air lui parler.
Je me suis arrêtée à quelques pas. J’allais continuer. Mais il a levé les yeux.
— Tu es perdue ? demanda-t-il.
— Non, ai-je dit. Enfin… peut-être un peu, oui.
Il sourit. Un sourire sans défense, qui me désarma immédiatement.
— C’est normal ici. On perd un bout de soi à l’entrée. On repart plus légère. Parfois un peu vide.
Je m’approchai. Pas trop.
— Tu écris ? ai-je demandé en désignant son carnet.
— Non. Je dessine. Et j’écoute.
— Tu écoutes quoi ?
Il tourna la tête légèrement. Un singe grimpa sur une branche juste au-dessus de nous.
— Les feuilles. Les absents. Les femmes qui ne parlent pas tout haut.
Je m’assis à ses côtés. Le vent léger caressait mes bras nus. Son odeur était naturelle, boisée, sans parfum.
— Tu viens ici souvent ? murmurai-je.
— Tous les jours. J’y travaille.
— Guide touristique ?
— Non. Gardien. Traducteur, parfois. J’aide les gens à comprendre ce qu’ils regardent sans voir.
Je l’observai. Son regard ne fuyait pas. Mais il n’agressait pas non plus. Il me regardait comme on regarde un feu : attentif, tranquille, prêt à laisser le mystère faire son œuvre.
— Je m’appelle Séraphine.
— Ketut. Quatrième enfant, comme beaucoup ici.
Silence.
Puis il ajouta, les yeux posés sur ma nuque :
— Tu brûles. Pas à cause du soleil.
Je frissonnai.
Mais je ne répondis rien.
Nous sommes restés là, côte à côte, sans bouger. Le temps semblait figé. Autour, les singes poursuivaient leurs rituels. Un couple passait plus loin, parlant bas. Une touffe de fleurs tomba d’un arbre. Rien ne comptait. Juste cette présence. La sienne. La mienne.
Ses mains étaient posées sur ses genoux. Il ne tentait rien. Mais son immobilité même me troublait. Mon ventre se serrait légèrement, comme dans l’attente d’un geste qui ne viendrait pas.
Et c’était ça, justement, qui me bouleversait : qu’il ne bouge pas.
Pas parce qu’il n’osait.
Mais parce qu’il savait.
Que certains élans doivent rester suspendus. Pour qu’ils deviennent des souvenirs. Pas des actes.
— Tu veux voir un endroit ? demanda-t-il, sans me regarder.
— Il y a un endroit que tu préfères ici ?
— Pas vraiment un lieu. Plutôt… une respiration.
Il se leva. Me tendit la main.
Je la pris.
Nous avons marché en silence. Il ne me touchait pas, ne parlait pas. Mais il veillait à mon rythme. Il s’arrêtait parfois pour me montrer une pierre gravée, un figuier sacré, une offrande oubliée. Il murmurait des bribes de légende. Des choses simples.
— Ici, on ne prie pas pour être exaucé. On prie pour écouter.
Un peu plus loin, un petit pont enjambait une rivière brune. Un singe dormait en boule sur le parapet. Il ronflait. Ketut s’inclina légèrement devant lui, comme on salue un ancien. Je fis de même. Sans poser de question.
Quand nous sommes revenus au point de départ, la lumière avait changé. Plus dorée. Plus basse. Il me regarda sans insistance.
— Je peux te montrer autre chose. Une autre fois.
— Tu veux mon numéro ? demandai-je.
Il sourit.
— Non. Je ne te chercherai pas. Mais si tu reviens ici, je saurai que c’est le bon moment.
Il s’éloigna lentement, me laissant là. La pierre encore tiède de son corps. Mon souffle plus court que prévu. Mon sexe tranquille, mais éveillé.
Je me suis assise sur une racine. J’ai fermé les yeux.
Je ne savais pas si je le reverrais.
Mais je savais que quelque chose, en moi, venait de se taire. Et que ce silence… me faisait du bien.
Le soleil descendait lentement à travers les branches, projetant des ombres mouvantes sur la mousse et les pierres, mais je ne les regardais pas. Je me contentais de respirer. Longuement. Comme si je devais apprendre à nouveau. Quelque chose avait basculé. Il ne m’avait pas touchée, et pourtant je portais sur la peau la trace exacte de sa présence. Ce n’était pas un manque, ni un désir à satisfaire. Plutôt une onde lente, gravée quelque part entre le ventre et le cœur, un éveil. Une empreinte.
Je me suis levée à contrecœur, comme on quitte un lieu sacré. Mes jambes étaient légères, mon bas-ventre tiède, mes pensées brouillées par le silence. Je n’étais pas dans un état second. J’étais dans un état plus profond. Un retour.
Un taxi m’attendait un peu plus bas, garé à l’ombre d’un arbre aux larges feuilles. J’ai murmuré “Ayung Resort”, et le chauffeur a hoché la tête, souriant à peine. La voiture s’est enfoncée dans les lacets d’Ubud, lentement, bercée par la lumière d’un soir déjà lourd. L’air entrait par la vitre ouverte, tiède, chargé de l’odeur des fleurs fanées, des routes poussiéreuses et des offrandes fraîches. Je sentais le tissu humide de ma chemise coller entre mes omoplates, le coton du short froisser l’intérieur de mes cuisses. Mon sexe, tranquille, vibrait encore à peine. Non d’attente. D’expansion. Comme s’il avait reçu quelque chose. Ou plutôt… comme s’il s’était laissé traverser sans être effleuré.
À la villa, tout était calme. Les coussins n’avaient pas bougé. Le lit m’attendait, défait, bordé par la moustiquaire. Le carnet était resté là où je l’avais posé, fermé, sage. J’ai refermé la porte lentement, me suis délestée de mes vêtements un à un, sans précipitation, sans besoin de mise en scène. La chemise glissa le long de mes bras, le short tomba au sol, la culotte suivit. Ma peau aspirait l’air, mes seins réagissaient à la fraîcheur retrouvée, et mes pieds appréciaient le contact rugueux du parquet.
Je suis sortie sur la terrasse. La jungle s’était déjà assombrie. L’eau de la douche extérieure coulait tiède, presque silencieuse. Je me suis glissée sous le filet d’eau comme on entre dans un souvenir. Mes mains ont lentement parcouru mes hanches, mon ventre, le haut de mes cuisses. Je ne cherchais rien. Je ne me préparais à rien. Je reconnaissais. Mon propre corps. Ses tensions, ses réponses. Mon sexe était encore gonflé, mais paisible. Je l’ai effleuré sans insister, seulement pour lui dire : je t’écoute.
Je ne voulais pas jouir. Pas ce soir. Je ne voulais pas fermer. Je voulais rester habitée.
Quand je suis rentrée à l’intérieur, je n’ai pas allumé la lumière. Le lit m’accueillit sans bruit. J’ai laissé tomber la serviette, me suis étendue sur les draps encore tièdes du soleil de l’après-midi. J’avais les jambes entrouvertes, les bras au-dessus de la tête. Mon sexe palpitait à peine, comme un battement profond, tranquille. Ce n’était pas une urgence. C’était une respiration.
Je suis restée ainsi longtemps. Le carnet sur mes genoux. Le stylo entre les doigts. Les yeux perdus dans l’obscurité. J’ai écrit une phrase, juste une : Il ne m’a pas prise. Mais il a laissé en moi un espace où je respire mieux. Puis j’ai refermé le carnet.
La fatigue est venue doucement. Pas comme un effondrement. Comme un effleurement. Et dans ce demi-sommeil, une image a traversé mes paupières : des courbes vertes. Des paliers inégaux. Un sentier entre les herbes. Je ne savais pas ce que je devais y trouver. Mais mon corps, lui, savait déjà que c’était là que je devais aller.
Pas pour m’oublier.
Pour m’approfondir.
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