Chapitre 5 – Rizières de Tegallalang, la soif du regard
Je suis partie tôt. L’air du matin portait une fraîcheur trompeuse, celle qui précède la moiteur, comme un souffle avant le baiser. Le chauffeur m’attendait devant la villa, le regard encore flou de sommeil, mais le sourire intact. À Bali, ils sourient comme d’autres respirent.
La voiture s’enfonça dans la campagne en silence. Les temples de pierre, les chiens endormis, les drapeaux rouges plantés dans les rizières comme des incantations. Mon corps, encore alangui de la veille, vibrait sous ma chemise fine. Pas de lingerie. Juste le tissu léger sur mes seins, sur mon ventre, sur mes hanches nues. Une tenue de silence.
Je n’avais pas faim. Pas sommeil. Juste cette attente intérieure, sourde, presque tendre. Comme si quelque chose devait arriver. Une rencontre. Une faille.
Nous sommes arrivés au sommet des rizières. La lumière était blanche, légèrement dorée. Les champs en terrasse s’ouvraient comme une offrande. Des paliers d’émeraude, lisses, taillés à la main, sculptés par des siècles de mains anonymes. Chaque marche semblait respirer. Le vent y glissait comme une caresse.
Je descendis les premières marches lentement, pieds nus dans mes sandales. Le sol était humide, parfois glissant, parfois doux. Ma chemise était nouée sous la poitrine. Mon short beige collait un peu à mes cuisses. Je sentais ma peau réagir, comme si elle cherchait déjà le contact. Pas de quelqu’un. Juste… d’un regard.
Un vieux Balinais m’accueillit à une petite buvette ombragée entre deux paliers. Il ne parla pas. Il me tendit une tasse de thé au gingembre, brûlante. J’en bus une gorgée, posai le regard sur la ligne vibrante des terrasses, et laissai mes pensées glisser dans la brume encore suspendue entre les palmiers.
Et c’est là que je l’ai vu.
Pas dans la rizière.
Un peu plus loin, sur une butte surélevée. Assis sur un tabouret en bois bancal, appareil photo en main. Silhouette androgyne. Cheveux blonds très courts, presque blancs au soleil. Un pantalon large, une chemise en lin ouverte jusqu’au nombril, et des sandales de corde. À son cou, un foulard noir, noué comme un serment.
Je ne savais pas encore si c’était un homme, une femme, ou aucun des deux.
Mais je savais que c’était quelqu’un qui regardait.
Et qui regardait juste.
Je me suis approchée, attirée malgré moi. Mon ventre s’était resserré. Mon clitoris, sans provocation, avait palpité une fois. Juste une. Comme un écho.
Je m’arrêtai à quelques pas.
— Tu prends des photos… ou tu captures des instants ?
Iel tourna la tête. Leurs yeux étaient clairs, gris ou bleus selon la lumière. Un sourire, discret, presque timide.
— Les instants m’échappent. Mais j’essaie de m’en souvenir mieux que les autres.
— Et les gens ? Tu les voles ou tu leur demandes ?
— Je les reconnais. Et si ça vibre, je demande.
Iel posa doucement l’appareil sur ses genoux.
— Tu vibres.
Je souris. Ce n’était pas une drague. C’était une vérité douce, posée sans poids.
— Je m’appelle Séraphine.
— Aurel.
Le prénom flotta entre nous comme une note suspendue.
— Tu veux me photographier ? ai-je demandé, surprise de ma propre voix.
— Non. Pas encore.
Silence.
— Tu veux poser ? demanda-t-iel après quelques secondes. Pas aujourd’hui. Mais bientôt. Je cherche une femme qui sait se taire même nue.
Je ne savais pas quoi répondre. Mon ventre était devenu creux. Mon cœur plus lent. Mon sexe… curieux.
— C’est une façon très étrange de dire que je te plais.
— Ce n’est pas du désir, dit Aurel. C’est… une envie de lumière.
— Tu veux que je pose… comment ? ai-je demandé.
Ma voix était stable. Mon souffle, non.
Aurel leva à peine les yeux vers moi.
— Comme tu es. Sans rôle. Sans expression. Je veux la trace de toi quand tu n’essaies pas d’être jolie.
— Tu veux du vrai ?
— Je veux du nu sans sexualité. Du trouble sans provocation. Je veux… toi, quand tu ne te regardes plus.
Un frisson me parcourut le bas du dos.
Je m’assis à côté d’iel, sur une pierre tiède. Ma jambe toucha brièvement la sienne. Iel ne bougea pas. Mais je le sentis, ce petit tressaillement presque imperceptible dans la cuisse. Ce n’était pas du désir. C’était mieux : une écoute. Un écho.
— Pourquoi moi ?
— Parce que tu regardes avec ta peau. Pas avec tes yeux.
Je ne sus que répondre. Mon ventre réagissait à chaque mot. Mon sexe battait doucement. Un désir sans but. Pas de scène à imaginer. Pas de scénario. Juste une tension dans la gorge. Un souffle retenu. Une envie de me livrer… mais autrement.
— Tu veux me prendre en photo ici ? demandai-je en balayant du regard les rizières.
— Non. Trop de monde. Trop d’yeux étrangers. Trop de filtres dans l’air.
— Alors où ?
— Je connais un lieu. Une maison abandonnée, un peu plus loin. Des rideaux blancs. Des trous dans le toit. La lumière y est crue, parfois impudique. Mais elle n’invente rien.
Je souris. Lentement.
— Et tu veux que je sois nue ?
— Pas forcément. Mais… sans masque. Sans posture. C’est plus dur que d’enlever ses vêtements.
Un silence. Mon souffle s’emballa légèrement. Ma peau picotait sous la chemise.
— Tu m’enverras les photos ? demandai-je.
— Seulement si tu veux les voir. Parfois, ce qui nous regarde ne doit pas nous revenir.
Je regardai Aurel. Ni homme, ni femme. Ou peut-être les deux. Un regard limpide. Une voix qui glissait dans mon ventre sans bruit.
Je me penchai légèrement.
— J’ai une villa. Un lit à baldaquin. Des rideaux blancs. Pas de toit ouvert, mais une grande baie vitrée sur la jungle.
— Parfait, dit Aurel. Mais je ne dors pas là.
— Je ne t’ai pas proposé de rester.
Je marquai une pause.
— Demain matin, huit heures. Si tu viens, je poserai.
— Et si je ne viens pas ?
— Alors je poserai devant mon miroir.
Iel hocha la tête. Une fois. Le genre de mouvement qui claque sans bruit.
Je me levai. Mon short collait à mes cuisses. Mon entrejambe était humide. Pas d’excitation sexuelle. Une ouverture lente. Comme un fruit qui mûrit au soleil. J’avais envie de me voir à travers ses yeux. De savoir ce que mon corps racontait sans que je le dirige.
— À demain, dis-je.
— Ou à jamais, répondit Aurel sans ironie.
Le chemin du retour fut silencieux. J’avais le regard flou, les jambes encore tremblantes, comme après un orgasme qui ne serait pas monté. Mon désir n’avait pas été consommé. Mais il vivait. Enfoui. Lourd. Magnifique.
Je n’avais pas été touchée.
Mais j’étais déjà marquée.
Le retour à la villa s'était fait dans un silence cotonneux. J’avais les jambes encore tremblantes, marquée par sa rencontre avec Aurel et la proposition d'une mise à nu totale. La promesse de ce rendez-vous incertain, "demain matin, huit heures", flottait dans l'air moite de sa chambre, chargée d'une tension à la fois magnifique et lourde.
La nuit fut courte, traversée de rêves sans images, faits de lumière crue et du bruit d'un obturateur. Je me suis réveillée avant le soleil, le corps vibrant non de désir, mais d'une anticipation presque sacrée. Je ne pris pas de douche, ne me prépara pas. J’enfilai simplement un grand paréo de coton blanc, le nouant lâchement sur sa poitrine, et attendis, assise sur le sol de la terrasse, regardant la jungle s'éveiller.
À huit heures précises, un bruit discret se fit entendre à l'entrée. Pas un coup frappé, mais le son d'une sandale sur la pierre. Aurel était là. Iel se tenait sur le seuil, baignée par la lumière dorée du matin, son appareil photo en bandoulière.
— Je n'étais pas sûr-e que tu serais là, dit Aurel, la voix douce.
— Je n'étais pas sûre de vouloir y être, répondit Séraphine, la gorge sèche.
Aurel entra sans un mot de plus, fit le tour de la pièce, évaluant non pas le décor, mais la lumière qui tombait sur le lit à baldaquin, sur le parquet, sur les coussins. Ses yeux se posèrent enfin sur moi.
— L'endroit est parfait. La lumière est honnête, ici. Et toi ? Es-tu prête à l'être aussi ?
Je ne répondis pas. Je me contentai de me lever et de dénouer son paréo. Le tissu glissa sur ma peau et tomba à mes pieds en un cercle blanc. Je me tenais là, entièrement nue, les bras le long du corps, sans chercher à me cacher ni à séduire. J’étais une page blanche offerte à un regard.
— Ne bouge pas, murmura Aurel.
Le premier déclic de l'appareil photo fut un choc. Pas un son violent, mais une ponctuation nette dans le silence, un point final mis à ma pudeur. Ce fut le son le plus intime que j’aie jamais entendu.
— Maintenant, va près du lit, continua Aurel.
— Ne pose pas. Assieds-toi simplement. Pense à hier, dans les rizières. À cette soif.
J’obéis. Je m’assis au bord du matelas, le dos rond, les seins lourds, le regard perdu vers la baie vitrée. Je sentais le regard d'Aurel sur moi, un regard qui ne me consommait pas mais qui semblait me lire, me comprendre. Clic. Un autre instant volé.
— Allonge-toi. Sur le ventre. Montre-moi la courbe de ton dos quand tu abandonnes.
Je m'exécutai, sentant la fraîcheur des draps contre mon ventre et mes cuisses. Ma propre moiteur me parut soudain faire partie de la scène. Aurel se déplaçait autour de moi, silencieusement. Parfois, iel s'agenouillait pour trouver un angle, et le souffle d'Aurel effleurait ma peau. Chaque clic de l'appareil était une caresse à distance, une pénétration sans contact. Mes tétons durcissaient contre le drap. Mon sexe pulsait doucement, non pas en appelant une main, mais en réponse à cette intensité, à cette sensation d'être entièrement vue, entièrement acceptée dans ma nudité brute.
— Tourne-toi vers moi, maintenant, dit Aurel, la voix presque inaudible.
— Ouvre les jambes. Juste un peu. Comme tu le ferais seule, quand tu attends que le plaisir monte. Montre-moi l'attente.
Une larme roula sur ma tempe et s'écrasa sur le drap. J’écartai les cuisses, lentement, offrant à l'objectif ce que je n'avais jamais montré : non pas mon sexe, mais la vulnérabilité qui l'entourait. Je fermai les yeux. Clic. Clic. Clic.
Puis, le silence revint, total. Quand je rouvris les yeux, Aurel rangeait son appareil dans son sac. Le visage calme, presque neutre.
— Merci, dit simplement Aurel.
— Tu ne me montreras pas ? demanda Séraphine, la voix rauque.
— Un jour, peut-être. Quand tu n'en auras plus besoin pour te voir.
Aurel se dirigea vers la sortie, puis se retourna une dernière fois.
— Ce que ton corps a dit ce matin... ne l'oublie pas.
Et iel disparut, me laissant seule, nue, frissonnante, dans une chambre saturée de lumière et de silence. Je restai là un long moment, le corps vibrant, la peau encore parcourue d'ondes. J’avais été touchée plus profondément que par n'importe quelle caresse.
Une fois la vague d'émotion retombée, le silence de la villa lui devint pesant. Je me sentis trop pleine, trop vivante pour rester entre ces murs. J’avais besoin du contraire : de bruit, de foule, d'odeurs, de vie grouillante pour y diluer l'intensité de ce que je venais de vivre. J’avais besoin de sentir mon propre corps anonyme au milieu des autres. C'est alors qu'Ubud m'appela, avec la promesse sensorielle de son marché.
Je me suis levée et j’ai fait couler l'eau de la douche non pour me laver, mais pour revenir à moi. Puis je m’habillai. Pas pour Aurel, qui était déjà loin. Pas pour un autre. Pour moi. Je nouai un sarong beige bas sur ses hanches, choisissant la transparence d'un débardeur en lin plutôt que l'armure d'un rôle à jouer. Je ne fuyais pas ce qui venait de se passer ; j’allais le faire infuser au cœur du monde.
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