Chapitre 6 – Ubud, marché et regards
Le soleil tapait déjà fort, même à cette heure où les ombres devraient encore s’étirer paresseusement. Il était huit heures à peine, mais mon corps, lui, vibrait comme à midi. J’avais dormi nue, étalée sous la moustiquaire comme une offrande fatiguée. Mes cuisses s’étaient frottées dans la nuit. Le bas de mon ventre portait encore la moiteur du rêve, et peut-être d’un plaisir venu sans permission.
Sous la douche, l’eau tiède avait glissé longtemps sur ma peau, mais elle n’avait rien emporté. Mon corps, ce matin-là, ne voulait pas être lavé. Il voulait s’imprégner. Se mêler. Se perdre.
J’ai noué un sarong beige bas sur mes hanches. Le tissu léger laissait deviner le galbe de ma hanche gauche. J’ai enfilé un débardeur en lin presque transparent, sans soutien-gorge. Mes seins y dansaient légèrement à chaque mouvement. Je les sentais vivants. Présents. Curieux. Mes cheveux, encore humides, pendaient libres sur mes épaules. Pas de maquillage. Juste une fine ligne de khôl brun au ras des cils, comme un clin d’œil au miroir. Et une goutte de mon parfum, juste entre mes seins : la touche d’écriture invisible, celle que je portais quand je voulais me rappeler que j’étais femme avant d’être texte.
Ubud m’appelait. Et je n’étais pas certaine de vouloir lui répondre tout de suite.
Wayan — un autre, sans doute le troisième depuis mon arrivée — m’attendait devant la villa. Il m’a saluée d’un geste du menton, les yeux toujours rieurs. À Bali, les regards durent rarement. Mais ils percent juste assez.
Nous avons roulé en silence, les vitres entrouvertes. Le vent chaud portait des odeurs de riz tiède, d’encens encore brûlant, et de gasoil doux. Les scooters dansaient entre les voitures, chargés de paniers, d’enfants, de chiens. Des femmes, debout sur les trottoirs, portaient des offrandes sur la tête, des plateaux d’osier ornés de pétales, de riz, de cigarettes, parfois même d’un billet roulé.
— C’est pour remercier la route, m’a expliqué Wayan dans un anglais doux. Pour qu’elle les laisse passer.
J’ai noté la phrase dans mon carnet sans réfléchir : Remercier la route. Peut-être que je devrais le faire plus souvent.
Le marché d’Ubud m’est apparu d’un coup, comme un ventre ouvert. Une marée de couleurs. De bruits. D’odeurs.
Des sarongs pendaient au-dessus de ma tête, formant un ciel de tissu ondoyant. Des mangues éclatées s’ouvraient sur des étals trempés. Des colliers de fleurs séchées dessinaient des arabesques molles au-dessus de jarres pleines d’encens. Le sol était inégal, mouillé par endroits. Une humidité ancienne remontait des dalles, presque charnelle.
Je me suis faufilée dans la foule. Femme seule. Carnet dans une main. Paume moite dans l’autre. Je n’avais aucune direction. Juste ce désir de flotter. D’être là, au milieu de cette pulsation vivante.
Une vieille femme, assise sur une natte au sol, m’a tendu un bracelet de jasmin. Je me suis penchée. Elle m’a souri, édentée, mais magnifique.
— Terima kasih, ai-je murmuré, posant un billet dans sa main.
Elle a effleuré mon bras du bout des doigts. Ce n’était presque rien. Mais dans le creux de mon coude, un frisson s’est levé.
Je me suis arrêtée devant un stand de foulards. Des soies, fines comme des soupirs. Des couleurs saturées. Des motifs cousus à la main, des pigments craquelés. J’en ai effleuré un, couleur ambre foncé, avec une bordure rouge profond. Mon cœur a tressailli. Il m’a rappelé une robe que je portais à dix-huit ans. Celle que j’avais mise le jour où un inconnu m’avait dit « Tu es belle » … sans jamais baisser les yeux sur mes seins.
— Ce foulard, murmura une voix derrière l’étal, va très bien avec ta gorge. Et avec ta manière de la tenir, surtout.
Je levai les yeux.
Elle était là.
Elle n’était pas ce qu’on attend d’une vendeuse.
Pas vraiment balinaise dans les traits, pas vraiment étrangère non plus. Une peau ambre légèrement mouchetée, des yeux obliques mais rieurs, et une coupe courte, taillée sur les côtés, qui laissait une mèche danser au-dessus de son front. Ses bras, musclés sans ostentation, étaient décorés de bracelets fins en cuir tressé. Elle portait un sarong noir fendu haut sur la cuisse, et un débardeur blanc que la sueur rendait presque transparent au niveau du ventre.
— Tu es française, non ? dit-elle en anglais, l’accent à peine marqué.
— Et toi, tu devines toujours les gens en fonction de leur manière de toucher les tissus ?
Elle haussa une épaule, espiègle.
— Juste quand elles caressent les soies comme une peau vivante.
Je n’ai pas répondu tout de suite. Mon regard s’attarda sur sa bouche. Elle avait un piercing discret à la commissure gauche. Argent mat. Rien de trop.
— Tu veux l’essayer ? demanda-t-elle.
Elle leva le foulard, le glissa doucement derrière ma nuque. Ses doigts frôlèrent ma clavicule. Ma peau se tendit.
— C’est de la vraie soie, souffla-t-elle. Mais il paraît que le tissu prend mieux quand on transpire un peu dedans.
— Tu vends souvent comme ça ?
— Non. Juste quand une femme regarde un tissu comme un souvenir.
Je respirai plus lentement. Ma gorge était sèche.
— Tu t’appelles comment ? ai-je demandé.
— Kanya. Et toi ?
— Séraphine.
Elle répéta mon prénom à voix basse, comme si elle goûtait un fruit rare. Séra-phine. Elle laissa un silence flotter. Puis ajouta :
— Tu veux un thé ? Un vrai. Pas un truc pour touriste.
— Seulement si c’est glacé.
— C’est brûlant. Mais on le boira lentement.
Elle me fit un signe du menton. Je la suivis.
Elle m’emmena dans une ruelle étroite, à peine visible derrière un rideau de sarongs. Le béton y était humide, recouvert de mousse. Au fond, un petit warung. Trois tables bancales, un chat couché sur une pile de journaux, et un ventilateur qui tournait paresseusement sans rien rafraîchir.
La femme qui tenait le lieu leva les yeux, sourit à Kanya, ne me salua pas.
— C’est sa mère, murmura Kanya. Elle parle pas anglais. Mais elle devine vite.
Nous nous sommes installées dans un coin, près d’une fenêtre ouverte sur la verdure. Une liane entrait presque dans la pièce, suspendue comme une veine.
Kanya retira son sarong, ne gardant qu’un short en coton noir. Ses cuisses brillaient doucement. Elle s’assit jambes croisées sur la chaise, comme si elle était chez elle. Elle m’observa un instant sans rien dire.
— Tu vis ici ? ai-je demandé.
— Disons que je ne suis pas encore partie.
— Tu es balinaise ?
— Non. Indo-malaisienne. Mon père était de Java. Ma mère vient d’ici. Et moi… je suis de passage. Depuis dix ans.
Je souris.
— Tu sais que ce n’est pas une réponse.
— Je sais.
Le thé arriva. Brûlant, dans des tasses ébréchées. L’odeur de gingembre monta entre nous. Elle me fixa en buvant.
— Tu fais quoi, Séraphine ?
— J’écris.
— Des poèmes d’amour tristes ?
— Des romans pleins de peau.
Elle rit. Un rire contenu, un peu rauque.
— Je préfère quand les femmes me parlent comme ça.
Je pris une gorgée. Me brûlai la langue. Ne réagis pas.
— Et toi, tu fais quoi ?
— Je vends des tissus. Et je regarde les femmes passer.
— Tu les suis toutes dans les ruelles humides ?
— Seulement celles qui ont les tétons visibles sous un débardeur.
Je baissai les yeux. Mon corps vibrait. Pas de gêne. Juste… une tension. Une chaleur diffuse, comme celle d’un orage qui monte dans les collines.
Elle tendit la main vers ma joue. S’arrêta à un centimètre.
— Je ne touche pas sans invitation.
— Et si je te disais que j’ai envie que tu me touches, mais pas aujourd’hui ?
Elle inclina légèrement la tête.
— Je reviendrai demain. Si tu veux.
Je hochai la tête. Lentement.
Nous avons quitté le warung côte à côte, sans se frôler. Elle retourna à son étal. Je poursuivis mon errance dans le marché, les jambes encore molles. Je ne savais pas si j’avais faim ou soif ou juste besoin de me retirer quelque part pour respirer.
Mais une chose était certaine : je ne reverrais plus jamais un foulard comme un simple morceau de tissu.
Le chauffeur m’attendait à l’endroit convenu. Il n’a posé aucune question en me voyant revenir les joues rougies, le foulard ambre noué à la main. Il a simplement incliné la tête, m’a ouvert la portière, et mis le moteur en marche. La voiture sentait le plastique tiède, la citronnelle et la patience.
Le soleil déclinait lentement au-dessus d’Ubud. Les rizières se teintaient de vert laqué. L’air vibrait d’une chaleur moite et inoffensive, comme une langue douce sur la peau.
Je me sentais à la fois vide et saturée.
Pas par la foule. Pas par le marché.
Par elle.
Ses mains fines, ses phrases suspendues, sa voix basse comme un chant intérieur.
Kanya.
J’ai serré le poing sans m’en rendre compte. Le foulard était là, roulé dans ma paume, chaud de mes doigts.
La villa m’accueillit dans un silence enveloppant. Les ombres s’étiraient sur le parquet. J’ai retiré mes sandales, les ai laissées dans l’entrée. J’ai fait glisser mon sarong dans un mouvement lent, presque cérémoniel. Mon débardeur suivit. Je ne portais rien dessous. Mon ventre brillait d’une fine sueur. Mon sexe palpitait doucement, comme s’il avait respiré quelque chose que moi seule ignorais encore.
J’ai traversé la pièce nue, sans me presser, laissant l’air caresser chaque repli de peau. Mon reflet m’a suivie dans la vitre sombre. Mes hanches, mon ventre, mes seins. Je me trouvais… offerte. Pas au regard d’un autre. Au mien.
Je suis entrée dans la salle de bain. J’ai rempli la baignoire d’eau tiède, y ai versé quelques gouttes d’huile essentielle d’ylang-ylang. L’odeur a monté immédiatement, épaisse, veloutée. Sensuelle.
Je me suis immergée.
L’eau a épousé mes formes avec une lenteur exquise.
Mes cuisses s’écartèrent d’elles-mêmes. Mon sexe, immergé, devint un centre de tension chaud, un aimant invisible. Je ne me suis pas touchée tout de suite.
J’ai laissé mon corps flotter. Puis mes mains ont glissé, lentement, de ma gorge à mes seins. Ils étaient lourds, tendus. Mes doigts les ont contournés, effleurés. Ma paume droite a trouvé mon téton gauche, l’a caressé, doucement, sans chercher. Il a durci sous l’eau. J’ai fermé les yeux.
Son regard m’est revenu.
Kanya.
Sa voix. Son odeur. Le souffle qu’elle retenait peut-être, juste avant de poser ses doigts.
Ma main gauche est descendue. Mon pubis. Ma vulve. Un frisson.
Je n’ai pas cherché l’orgasme.
J’ai cherché à prolonger le souvenir. L’élargir. Le faire vibrer plus loin.
Mes doigts ont glissé entre mes lèvres, ont effleuré mon clitoris gonflé. Mon souffle s’est modifié, plus court, plus dense.
J’ai gémi. Une note courte. Étouffée par l’eau.
J’ai pressé mon bassin contre la porcelaine tiède, contracté mes cuisses, laissé la vague monter.
Et j’ai joui.
Pas comme une décharge.
Comme une lente marée.
Mon dos s’est arqué. Mon ventre s’est creusé. Mes yeux sont restés clos. Mon souffle est resté suspendu dans ma gorge, entre deux soupirs.
J’ai senti la chaleur diffuser jusque dans mes mollets. Mes épaules se sont relâchées. Mon sexe battait encore, mais sans appel. Juste en gratitude.
Plus tard, séchée, allongée sur le lit, j’ai noué le foulard autour de ma cheville.
Un petit lien. Une mémoire chaude.
Je n’ai rien noté dans mon carnet.
Je n’avais pas besoin de mots.
Mon corps savait déjà.
Annotations
Versions