Chapitre 1
Ma mort ne vous aurait pas manqué
Ma mort ne vous aurait pas manqué.
Vous auriez tourné la tête, lentement,
Comme on referme une porte sur le vent
Ou qu’on écrase une cendre d’habitude.
J’étais de trop.
Pas vraiment là.
Juste un souffle entre vos silences et vos lois.
Ma mort ne vous aurait pas manqué.
Ni l’odeur de mes pas, ni le vide de ma voix.
J’étais déjà mort dans vos regards.
Mort dans vos rires qui mordaient sans dents.
Mort dans vos phrases où je n’existais pas,
Où mon nom, s’il surgissait,
Traînait la boue comme un chien sans maître.
J’ai grandi dans les marges,
Dans les angles que vos mains n’essuyaient pas.
J’ai attendu un regard —
Pas pour être sauvé,
Mais pour être compté.
Mais vous aviez les yeux pleins de vos miroirs,
Et j’étais trop peu, trop nu, trop noir d’intérieur.
Ma mort ne vous aurait pas manqué.
Et pourtant j’ai vécu.
J’ai vécu avec l’humiliation comme manteau,
Le froid comme frère,
Le refus comme repas.
J’ai mangé vos silences.
Je les ai mâchés, avalés, digérés.
Et j’ai survécu. Oui, j’ai survécu.
Mais je ne vous en veux pas.
Car j’ai compris.
Que l’on peut marcher seul,
Et que la solitude n’est pas la mort,
Que l’on peut être absent aux vivants
Et encore vivant à l’intérieur.
Ma mort ne vous aurait pas manqué.
Mais ma parole vous hante aujourd’hui.
Elle frappe à vos portes,
Elle glisse dans vos soupirs.
Elle vit dans les enfants que vous ignorez,
Dans les cœurs que vous méprisez,
Dans les noms que vous n’avez jamais prononcés.
Je suis là.
Non pour être applaudi,
Mais pour être entendu.
Je suis le fruit d’un oubli,
Et pourtant je porte mémoire.
Je suis le cri que vous n’avez pas voulu entendre,
Et pourtant je parle encore.
Ma mort ne vous aurait pas manqué.
Mais ma voix, elle, vous poursuivra.
Ma mort ne vous aurait pas manqué
Pas une larme.
Pas un cri.
Rien qu’un murmure gêné au détour d’un banc d’école :
— Ah bon ? Le fils d’Akossiwa ? Il est mort ?
Et la poussière aurait recouvert mon nom,
Comme elle recouvre les pas qu’on n’a jamais suivis.
Vous auriez peut-être dit :
— C’était prévisible. Un enfant comme ça…
Comme ça ? Oui, pauvre. Oui, silencieux.
Oui, sans père. Oui, trop vrai pour vous.
Je n’étais pas de votre monde,
Alors ma mort n’aurait pas dérangé le vôtre.
Koffi, lui, aurait su.
Pas besoin de mots.
Il aurait balayé la cour plus lentement ce matin-là,
Regardé la natte vide et compris.
Il aurait allumé le feu,
Mais il n’aurait pas mangé.
Et dans sa gorge, une seule phrase aurait tourné :
“Je n’ai pas su garder la lumière.”
Et N'kossa, ma mère,
Peut-être aurait-elle souri, là-haut,
Dans l’autre monde.
Non pas de joie,
Mais d’un soulagement douloureux,
Comme on cesse enfin de craindre qu’un enfant
Puisse vivre ce qu’elle a traversé.
Ma mort ne vous aurait pas manqué.
Mais il y aurait eu des signes.
Le manguier n’aurait pas fleuri cette année.
La pluie aurait boudé la saison.
Et les chiens du quartier auraient hurlé sans fin la nuit.
Mais vous n’auriez pas su pourquoi.
Car vous ne m’avez jamais regardé.
Pas vraiment.
À l’école, j’étais le dernier souffle,
Celui qu’on pointe du doigt sans le nommer.
— "Regardez Akane !
Toujours seul, toujours sale.
N’ouvrez pas votre cahier à côté de lui."
Et moi, je souriais.
Pas parce que j’étais heureux.
Mais parce que je refusais de leur donner mes larmes.
Je suis né sur une natte de malheur.
C’est ce que disaient les femmes.
Mais ma mère, N'kossa, m’avait offert un autre tissage :
Celui du courage, tressé de dignité et de feu.
Elle disait, la nuit,
Quand ses mains fatiguées me bordaient :
— Si tu me perds, ne perds pas ta lumière.
J’avais huit ans quand elle est partie.
Et j’ai serré ces mots dans ma paume
Comme on serre une braise.
Ma mort ne vous aurait pas manqué.
Mais je suis vivant.
Et c’est cela, le vrai scandale.
Vous auriez préféré un silence de tombe
À ce silence qui respire et qui regarde.
Je suis debout.
Et je vous vois.
Je vois vos cœurs secs,
Vos lois qui n’incluent que les bien-nés,
Vos bancs où l’on classe les enfants selon leur père.
Et moi, je suis né sans nom…
Mais j’ai un visage.
Un regard.
Une parole que vous ne pourrez pas effacer.
J’écris. Ma mort ne vous aurait pas manqué.
Pas pour être célèbre.
Mais pour ne pas être effacé.
J’écris avec les cendres de ma mère,
Avec les silences de Koffi,
Avec chaque refus, chaque moquerie, chaque pierre jetée.
Un jour, peut-être,
Ma tombe sera sans nom,
Mais mes mots pousseront dans vos écoles,
Dans vos cases,
Dans les cahiers de ceux que vous avez voulu faire taire.
Ma mort ne vous aurait pas manqué.
Mais ma vie vous obligera à penser.
J’écris depuis la natte de l’oubli
Ma mort ne vous aurait pas manqué
Je suis né sans tambour, sans bénédiction, sans nom,
Sur une natte de honte, où les jours pèsent comme des chaînes.
Ma mère, N'kossa, m’a donné pour seul bien son pardon,
Et un regard trop vaste pour contenir la peine.
Elle n’avait que quinze saisons, un ventre lourd de silence,
Des rêves de craie blanche et de pupitres vides.
Mais le monde, ce monde aux dents pleines d’arrogance,
Lui arracha l’enfance, la parole, et le guide.
Elle m’a nourri de son dos courbé, de ses mains fendues,
De son rire avalé par des nuits sans feu.
Elle m’appelait "mon fils", dans un souffle confondu
Avec celui des ancêtres, des femmes mortes trop peu.
Je n’ai pas connu l’odeur d’un père, ni ses bras,
Seulement son nom qu’on prononce comme un blasphème.
Il vivait loin, dans les palais de l’apparat,
Là où l’on oublie les enfants nés du même poème.
On m’a dit "malheur", on m’a dit "poussière",
On m’a dit "fils de l’ombre", "étranger de naissance".
On a détourné les yeux quand j’offrais la lumière,
Et craché sur mon pain quand je tendais l’innocence.
Ma mort ne vous aurait pas manqué
Mais j’ai appris.
J’ai appris à lire le mépris dans les gestes,
À écrire mon nom dans la boue des regards.
J’ai porté sur mon dos l’ironie funeste
De ceux qui n’aiment que les visages sans hasard.
Koffi, le sage, m’a donné le silence.
Pas des mots. Non. Un toit et des heures pleines de sens.
Il m’a regardé exister, sans jamais corriger mes tremblements.
Il m’a appris que l’on devient homme
non pas en criant, mais en tenant.
Ma mère m’avait dit un soir, entre deux bougies :
« Si le monde t’arrache le cœur, écris.
Écris comme on saigne. Écris comme on respire.
Écris même s’ils ne te lisent pas.
Un jour, tu seras ton propre empire. »
Alors j’ai écrit.
J’ai écrit les bras maigres de N'kossa,
Son souffle chaud sur mes nuits malades.
J’ai écrit ses mains qui savaient prier sans voix,
Et son ventre creux où l’univers posait ses armes.
J’ai écrit l’école où l’on m’appelait "l’erreur",
La fille que j’aimais et qui fuyait mon nom.
J’ai écrit pour ne pas devenir voleur
De ma propre vie, de mon propre pardon.
Et ce soir, si je parle, c’est pour ceux qu’on n’a pas vus,
Pour les enfants qui dorment sans qu’on les bénisse,
Pour les mères mortes sans sépulture, sans dessus,
Et les sages qui veillent, même dans la coulisse.
Ma mort ne vous aurait pas manqué
Je ne suis pas prophète.
Je ne suis pas roi.
Je suis l’enfant que le monde n’a pas invité.
Mais je suis debout. Et j’écris ma loi :
Nul n’a le droit d’éteindre celui qui a su marcher.
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