Le mauvais cheval

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Boris Ilyovenko était heureux lorsqu’il pouvait échapper à la vie de bureau, à ses rituels et ses odeurs immuables. Mais son séjour en Italie avait été très décevant. Comme nombre de ses camarades, il admirait le maréchal Balbo et avait été peiné d'apprendre sa mort[1]. Le raid transatlantique de l’aviateur transalpin l’avait ébahi et convaincu de la supériorité italienne. Les durs combats contre les Fiat CR.32 hongrois étaient venus confirmer ce sentiment. Mais, la visite des lieux avait sonné le glas de ces illusions et révélé toute la fragilité de ce colosse aux pieds d’argile. Les récents rapports sur leurs déboires en Grèce et en Afrique du Nord[2] n’avaient rien arrangé. Si l'aviation italienne tenait en respect son homologue grecque, au sol les troupes se faisaient refouler sans ménagement par une armée pauvre comme Job. Dans le désert égyptien, après des succès retentissants, c'était également la déconfiture. En moins de trois jours après leur contre-offensive, les britanniques avaient capturé plus de trente-huit mille soldats ! Et personne n'avait rien vu venir. À ses yeux, le pays était à l’aune de ses habitants : tout dans les apparences. L’industrie aéronautique lui avait paru arriérée. Les constructeurs, pour Dieu savait quelle raison, se montraient incapables de tenir les délais de livraison, les motoristes de faire atteindre de fortes puissances à leurs productions. Dans ces conditions, l’amélioration du Cyklonj semblait bien compromise, tout comme son remplacement par un appareil plus performant. Car, non seulement les sorties d’usines traînaient mais, en plus, les appareils n’étaient pas à la hauteur de la concurrence étrangère.

Sur la base de Rechlin, avant l'arrivée de sa secrétaire, il avait fait connaissance avec une merveille, un appareil qui, enfin, avait l’air d’être à la fois taillé pour la vitesse et le combat. Son fuselage profilé comme une balle de fusil ne laissait aucun doute sur sa destination. Ses larges trappes de train renvoyaient une impression de solidité et sa béquille arrière, celle de la rusticité. Sous le poste de pilotage, le gros radiateur caréné semblait prêt à avaler l’air avec l’appétit d’un goinfre[3]. Voilà, ce dont l’armée Rutharne avait besoin ! Rien à voir avec l’avion de course dévoyé, fin mais frêle et peu raffiné. Construit majoritairement en bois, avec diverses motorisations plus puissantes déjà étudiées et testées, il pourrait rapidement remplacer le Cyklonj sur les chaînes d’assemblage de l’usine d’État. En faisant le tour de ce nouvel étalon, l’ancien pilote de chasse s’était remémoré les informations qu’on lui avait données. L’appareil faisait partie d’un lot de cinq, capturés par les Allemands à Bordeaux. Ses performances étaient très bonnes et on pouvait en espérer mieux. En l’état, il était possible de livrer les « captifs » et de faire pression sur le régime de Vichy pour qu’il cédât les autres ainsi que moteurs et canons supplémentaires… On pouvait donc espérer équiper une petite escadrille dans de brefs délais et à moindre coût.

Hélas, son plan de modernisation avait été très mal accueilli par le colonel Preliotchuk. Tout d'abord parce que le Cyklonj était en cours d'amélioration. En effet, les rapports des premiers combats aériens de l'année montraient la nécessité de muscler l'armement. Or son ascendant ayant été prévu pour être armé de deux canons de vingt millimètres, l'installation de cette arme était en cours, à la place de deux des mitrailleuses d'ailes. Le moteur serait poussé avec l'aide d'ingénieurs roumains. Mais l'élément le plus important venait... d'Italie. Le pays s'intéressait à l'appareil après les essais du prototype national de son chasseur léger. Les pressions étaient fortes en haut-lieu, pour que ce partenaire fût impressionné et commandât le Cyklonj, car cela eût permis de limiter l'impact de l’achat des Breda ou mieux, d'obtenir une partie des bimoteurs légers polyvalents Caproni commandés par la France et le Royaume-Uni[3]. Boris Ilyovenko avait bien tenté d'argumenter en faveur de l'Arsenal qu'il jugeait plus apte à évoluer et surtout plus à même de plaire aux aviateurs transalpins tant ses lignes étaient proches de certaines de leurs productions. Mais son supérieur restait dubitatif sur la fourniture des moteurs par la France ; la Rutharnie avait trahi son ancien allié et l'Italie était devenue son ennemi[4]. Aucune autre source d'approvisionnement ne paraissait disponible. De plus, l'appareil n'était pas encore en production, le risque était grand de voir le projet de partenariat péricliter.

Le commandant Ilyovenko finissait de boutonner son uniforme, en se remémorant ces entrevues. Mais alors qu’il entamait l’accouplement des agrafes devant maintenir le col de sa vareuse fermé, le téléphone sonna avec instance.

— Bon sang, Golovski ! cria-t-il à son ordonnance en s’escrimant sur les récalcitrantes attaches métalliques. Allez-vous donc décrocher ?

Le soldat, qui était en train de préparer les bottes de son officier abandonna sa tâche. Lorsqu’il revint, il était presque essoufflé :

— Mon commandant, on vous demande de toute urgence au téléphone !

— Quoi ?! Ça y est, les Ruski nous ont déclaré la guerre ? demanda Ilyovenko en se retournant.

— Je... je ne sais pas, on... on ne m’a rien dit ! Vous... vous croyez que c’est ça, mon... mon commandant ? bégaya le valet de pied, soudain livide.

— Allez savoir, Golovski … répondit laconiquement l’officier en quittant la pièce.

Le commandant avait donc abandonné momentanément la lutte et se dirigea vers le téléphone mural, qui se trouvait dans le couloir de son appartement. Il saisit le combiné que son ordonnance avait posé sur une petite étagère supportant l’annuaire des PTT.

— Ici le commandant Ilyovenko, de l’état-major de la chasse, que se passe-t-il ?

— Mon commandant, ici Mardycka. Le colonel Preliotchuk a eu un accident sur la route.

— Voilà qui est embêtant. Comment va le colonel ?

— Il a pas survécu, mon commandant, répondit-elle après un silence gêné.

— Par Saint Wladimir ! Bougre de sotte, pourquoi vous ne me le dîtes que maintenant ?! Bon, envoyez-moi une voiture, j’arrive.

Faisant sa tête des mauvais jours, Boris Ilyovenko retourna devant son miroir pour finir de se préparer. Les agrafes se montraient toujours aussi rebelles, ce qui l’irrita davantage.

— C’est grave, mon commandant ? s’enquit Golovski.

— Non, un vieil ami qui désirait me souhaiter un bon anniversaire ! ironisa-t-il méchamment en se débattant avec son col.

— Un bon anniversaire ?!

— Imbécile ! bien sûr que non ! Au lieu de poser des questions plus grosses que vous, venez donc m’aider : ces attaches vont finir par avoir raison de ma patience.

Enfin convenablement habillé et chaussé de ses bottes fraîchement cirées, le commandant Ilyovenko sortit de l’immeuble où il logeait. La neige tombait toujours drue et le vent froid était cinglant. Heureusement, une petite Tatra 97 l’attendait devant la porte cochère. En quelques enjambées, l’officier la rejoignit et plongea prestement dedans. Sans plus attendre, le véhicule de liaison démarra et parcourut les artères et avenues de la capitale. Malgré le temps exécrable et l’heure tout de même matinale, il y avait du monde dehors, qui déambulant sous un parapluie, qui se précipitant, le nez caché sous une écharpe ou la tête rentrée dans les épaules. L’économie devait tourner. Employés, fonctionnaires ou ouvriers, chacun rejoignait son poste pour la journée.

Devant la grille du quartier général, un planton, le menton caché par le col de sa capote, le front disparu sous la visière d’un casque Adrian enfoncé jusqu’aux oreilles et légèrement penché en avant, présenta son fusil sans broncher, tandis qu’un autre contrôla leurs papiers. Le froid et l’humidité s’engouffrèrent dans l’habitacle de la petite voiture, faisant frissonner l’officier. Puis la barrière d’entrée se leva et le chauffeur déposa son auguste passager devant le perron du bâtiment principal. Nouvelle course dans les marches pour s’abriter rapidement des éléments et entrée entre deux autres plantons présentant stoïquement les armes malgré les conditions météorologiques… au moins avaient-ils pu bouger.

Une fois à l’intérieur, Ilyovenko put souffler. En dépit du court trajet, son manteau était constellé de flocons fondus, qui dégoulinaient le long de la surface lisse du cuir et tombaient sur ses bottes ou venaient s’écraser sur le pavé à motif en damier. Sa culotte n’avait pas échappé au supplice et la gabardine de laine peignée collait, désagréablement froide, mouillée et piquante contre la peau. Le commandant frissonna à nouveau puis rejoignit son bureau en semant des gouttes d’eau, comme un Petit Poucet cherchant à ne pas se perdre dans le dédale de couloirs et d’escaliers… Il rentra en trombe dans l’antichambre où travaillaient ses secrétaires. Ces derniers se levèrent à son arrivée et, sans même s'arrêter, il les fit rasseoir d’un geste nonchalant de la main. Puis il pénétra dans son antre et commença à déboutonner son manteau. Il n’avait pas eu le temps de l’ôter, qu’un jeune officier subalterne aux yeux masqués par des verres aussi épais que des culs de bouteilles, ouvrit la porte et l’interpella :

— Bonjour, mon commandant, je m’excuse de vous interrompre, mais que fait-on par rapport à la découverte de ce matin ?!

— Que voulez-vous que j’en sache lieutenant ? Le stolnitch a-t-il été prévenu ?

Le gratte-papier le regarda, comme interdit. Visiblement, il n’en savait rien, ce qui eut le don d’énerver encore davantage l’ombrageux commandant. Le regard de l'officier devint aussi sombre que ses cheveux et les traits de son visage émaciés se creusèrent. En face, le jeune gradé perdait le peu de contenance qu’il n’avait jamais possédé.

— Par Saint-Wladimir, lieutenant ! Ne restez pas planté là, comme une poule devant un couteau à cran d’arrêt : allez-vous renseigner ! Et ramenez-moi ma secrétaire ! Elle a bien choisi son moment pour disparaître, cette gourde !

— Tenez-lui plutôt la porte, lança Mardycka en soufflant sous l'effort, la gourde ramène double dose de café. Elle sait que la journée sera longue, mon commandant. Au fait, le vice-adjudant a fait fort : il est grippé... c'est cocasse pour un homme du bureau technique.

— Mon petit, rendez-vous utile : épargnez-nous vos traits d'humour. Vous l'avez dit : la journée sera longue. Inutile d'en rajouter.

[1] Italo Balbo, alors gouverneur de Libye, trouva la mort au retour d'une reconnaissance aérienne au-dessus de Tobrouk, lorsque son appareil fut abattu par erreur par la DCA italienne.

[2] Le 9 septembre 1940, les troupes italiennes tentèrent d'envahir l'Égypte sous protectorat britannique pour atteindre le canal de Suez. L'offensive piétina jusqu'au 13 septembre et dut s'arrêter le 16, fautede matériel et de ravitaillement ; les troupes avaient avancé de 80 km !

  La Grèce avait été attaquée par L'Italie, le 28 novembre 1940. Cependant, depuis 1939, elle bénéficiait d'un traité d'assistance militaire avec le Royaume Unis. Ainsi, dès le 3 novembre, le pays reçut de l'aide. L'offensive italienne fut arrêtée et contre-attaquée, dès le 14 novembre jusqu'en Albanie. Une seconde attaque, lancée en mars 1941 échouera également.

[3] Il avalait surtout l'herbe sur les aires non bétonnées qui étaient encore la norme à cette époque.

[4] L'Italie avait déclaré la guerre à la France le 10 juin 1940. L'armistice entré en vigueur le 24 juin 1940 mettait seulement fin aux combats, pas à l'état de guerre.

[5] Près de 500 exemplaires auraient été commandés par les alliés. Seuls 5 furent livrés à la France avant la déclaration de guerre de l'Italie, le 10 juin 1940.

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