Le discours du roi

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La tempête continuait de faire rage. À présent, il neigeait. Les flocons tourbillonnaient dans un paysage presque monochrome. De temps à autre, une rafale de vent les projetait contre les vitres. Les plaques de verre absorbaient le choc de cette gifle en claquant dans leur montant, tandis que l’air sifflait en s’introduisant par le moindre interstice. Les jointures les moins soignées laissaient suinter l’eau, qui s’agglutinait en flaques sur les rebords puis se déversaient sur le sol des pièces et tout objet se trouvant sur leur chemin.


— Putain de temps ! grommela le jeune Pětrovskí. C’est pas avec ça qu’on va pouvoir s'entraîner.

— Faudrait déjà qu’on ait quelque chose sur quoi s'entraîner ! ironisa Piotr.


Son partenaire lui envoya un regard de dédain et se replongea dans la partie de dames qu’ils avaient entamée un peu plus tôt. La disparition de Borovič et de son mitrailleur était toujours aussi durement ressentie par les pilotes de la quatrième escadrille. Au moins, le jeu avait-il le mérite d’occuper les esprits à autre chose et les empêchaient de gamberger ou de ressasser le stupide accident, responsable de l’interdiction de vol des Breda. Piotr semblait avoir la situation bien en main. Il disposait de deux dames et de deux fois plus de pions que son compagnon. La perte de Pětrovskí semblait proche et ce dernier se montrait de plus en plus hésitant, réfléchissant longuement avant de jouer un coup, comme s’il cherchait dans le temps qui passait une issue à son inéluctable défaite. Croyait-il que les disques de bois noir de son adversaire allaient se dissoudre ou finir rongés par une volée de termites en rupture de jeûne ? Cette attitude énervait Piotr, qui brûlait de joie à l’idée de savourer une nouvelle victoire sur son jeune ailier.


La porte du foyer s’ouvrit soudain, laissant entrer une bourrasque de vent froid et de neige, en même temps que l’adjudant Fronovskí. Celui-ci la claqua, tout en lâchant jurons et commentaires bien sentis à l’égard de la météo exécrable. Déjà, l’eau ruisselant de son manteau formait une petite flaque aux pieds de ses bottes à lacets. L’homme le déboutonna en maugréant et alla l’accrocher à une patère, dans l’indifférence générale : la porte refermée, tout le monde était revenu à ses occupations, en ce début de soirée froide et humide. L’homme ôta ensuite le manchon de protection de son shako et le secoua.


Il venait de terminer son service comme sous-officier de jour et n’était pas mécontent. Si le mauvais temps avait rendu moins pénible cette corvée périodique, cela restait un moment peu agréable. Mais il avait un intérêt supplémentaire pou retrouver ses camarades :


— Vous ne connaissez pas la dernière ? Allumez donc la radio, le roi va parler !


Les deux sous-officiers levèrent la tête et la tournèrent dans la direction de leur collègue. En fin tacticien opportuniste, Pětrovskí saisit l’occasion pour administrer un fabuleux coup de genoux dans la table, renversant le damier et ses pions, qui tombèrent puis roulèrent avec fracas. Mais déjà, une main tournait le bouton de contact de l’imposant poste TSF du mess et tous se rassemblaient autour pour mieux entendre la voix du commentateur. Suivirent de tonitruantes trompettes, avant que le souverain ne prenne la parole, d’une voix grave, ponctuée de montées dans les aigus :


« Sujets de Rutharnie,


« Cette année, vous avez encore enduré stoïquement beaucoup d’épreuves. Après avoir résisté à l’agression de la Hongrie, l’an dernier, de nouveau, vous avez tremblé lorsque notre grand voisin, la Roumanie, a dû céder une partie de son territoire à notre agresseur d’hier. Ne nous y trompons pas. Votre attitude combative a, une fois de plus, sauvé le pays de la honte. Et je suis fier d’être votre souverain.


« Cependant, après ce danger extérieur, notre glorieux pays fait face à un autre, bien plus insidieux, puisque intérieur.


« De récentes enquêtes ont démontré que les judéo-bolcheviques ont des agents infiltrés dans notre société. Ces traîtres ignobles ont préparé maints attentats. Beaucoup ont été heureusement déjoués, grâce à la sagacité de notre police secrète. Je souhaite ici remercier ces hommes qui luttent sans répit, ainsi que leur chef, notre stolnitch, le duc de Dniestrie. Malheureusement certains actes de terrorismes ont réussi, comme celui visant le premier de nos pilotes de chasse ou celui perpétré contre une de nos gendarmeries.


« Leur provocation ne connaît aucune limite. Aujourd’hui, nos ennemis de l’intérieur vont jusqu’à demander notre tête dans leur tract et appellent à l’insurrection ! Ces agitateurs, vous les connaissez. Ils ont déjà agi contre nous par le passé. Souvenez-vous de la grande dépression d’il y a dix ans !


« Ces ennemis, ce sont les juifs !


« Nous les avions pourtant protégés jusque-là. Nous avons même accueillis ceux qui fuyaient de prétendues persécutions dans leur pays. Comme nous avons manqué de clairvoyance et de perspicacité envers ce peuple ingrat ! Nous ne commettrons pas l’erreur une seconde fois. Soyez en assurés.


« Puisque les juifs cherchent à déstabiliser notre royaume, il est normal qu’ils en paient le prix. Les infâmes traîtres qui ont infiltré les rangs de notre magnifique armée, ou les bureaux de notre noble administration, dans l’unique but de saper nos actions, sont d’ores et déjà destitués. Ils feront l'objet d'une enquête et, le cas échéant, seront jugés pour haute trahison. Ceux exerçant des professions libérales doivent cesser immédiatement toute activité. Seule les activités de commerce et d'industrie leur sont autorisées.


« Cependant, j’exhorte les patrons d’entreprises et d’usines, les artisans et les commerçants à remplacer sans délai leurs employés de confession juive par autant de rutharnes honnêtes et patriotes.


« Je vous demande toutefois le plus grand calme. Nous n’avons pas à nous abaisser à leur veulerie, à nous compromettre dans des actes de vengeance qui souilleraient nos villes, nos monuments de leur sang impur. Faîtes confiance à nos forces de sécurité pour traquer les traîtres jusque dans leurs tanières.


« Les mauvais sujets qui s’aventureraient à empêcher les arrestations ou à faciliter l'emploi de cette race, ceux qui tairaient la connaissance d'un récalcitrant seraient alors coupable de haute trahison envers la nation. Les peines les plus graves pourront également être prononcées à leur encontre.


« Sujets de Rutharnie, j’ai confiance. Nous pourrons entrevoir des lendemains qui chantent !


« Vive le royaume de Rutharnie ! »


L’hymne national résonna alors. Malgré le choc de la déclaration, tous se levèrent au garde-à-vous, saluèrent en entendant les premiers accords puis entonnèrent les paroles avec émotions. Dans la tête de Piotr, le puzzle se reconstituait. Oui, durant le conflit, comme par hasard, la seule patrouille à ne jamais rencontrer l’ennemi était celle du vice-lieutenant Goldstein, un officier... juif. On avait pensé à de la malchance, alors que c’était évidemment calculé. Et le mécanicien de Borovič, n’était-il pas israélite également ? Abraham Lebovič, c’était un nom juif, ça. Sur le moment, on avait cru à un accident. Mais nul doute qu'en réalité, le Breda de leur infortuné compagnon avait été saboté ! C'était logique. Car à présent, l’escadrille se retrouvait clouée au sol, le temps d'une enquête. Or, quoi de mieux pour saper le moral des troupes et l'effort de défense en cas d’invasion ? Et la tempête n'était-elle pas propice à un tel coup fourré ? Revigoré par ce raisonnement, il chanta avec une énergie et une rage décuplées.


*


Le major Iliǒvenko pénétra dans le bureau de son collègue commandant le bombardement. Un endroit austère malgré les tons chauds du mobilier en merisier. Le vieux colonel bedonnant aux joues tombantes et à l’œil triste l'accueillit avec nervosité. L'officier technique connaissait le sujet de l'entretien mais cette entrée en matière éveilla sa suspicion.


— Ah, Boriz ! commença son hôte. L'heure est grave, tu sais ? L'heure est grave.


Ses larges épaules tombantes, le regard fuyant, le colonel Pokrenko suintait l'abattement et le malaise. Son abdomen relâché menaçait de faire céder les boutons de son gilet. Hormis le décès du patron de la chasse, aucun autre événement ne justifiait son attitude.


— Que s'est-il encore passé, Ignaz ?

— Tu as entendu comme moi le discours de sa Majesté ? Ton rapport ne tient plus.

— Je ne comprends pas.


Le bombardier soupira, à la manière d'un asthmatique peinant dans un escalier sans fin. Boriz n'arrivait cependant à percevoir s'il s'agissait de gêne ou d'agacement. Bien que la formule fût floue, elle ne lui augurait rien de bon.


— Ton rapport sur l'accident du Breda conclut à une malfaçon des canalisations d'alimentation.

— C'est ce qu'il appert de mon enquête. Me serais-je trompé ?

— Ce n'est pas ça, non, bien évidemment, louvoya Pokrenko, mais... Écoute ; la situation est embarrassante.

— C'est ce que je vois. Mais si tu cessais de tourner autour de pot, tu aurais moins le tournis.

— Ce n'est pas le moment de plaisanter ! Nous devons... Tu dois réécrire tes conclusions.


Surpris, le chasseur manqua de s'étouffer en déglutissant. Il prit quelques seconde pour digérer le sommation, se persuadé qu'il n'avait pas rêvé, qu'elle était bien réelle.


— Hors de question ! s'écria-t-il. Pour quelle raison, du reste ?

— Ne complique pas les choses. Tu sais comme moi que les juifs doivent être mis dehors...

— Ça fait quelque temps que c'était un secret de Polichinelle, l'interrompit le major. Quel est le rapport ?

— Le dossier fait ressortir que le second mécanicien du Breda qui s'est écrasé est juif. Un certain Abraham Lebovič. L'accident passant en sabotage, cela nous permettra de donner du crédit au péril que nous font courir ces g... individus.

— L'attentat contre le colonel Preliǒčug ne suffit donc pas ?! s'étonna Boris qui ne comprenait pas l'intérêt de la manœuvre. Enfin pourquoi faire tant d'histoires ? Y a-t-il eu la moindre contestation après les annonces royales ?

— Pas que je le sache. Les ordres viennent d'en haut. Ainsi, je te prie de...

— Je refuse de tremper dans cette entreprise inique !


Les regards des deux hommes se croisèrent. Celui du major suintait la détermination, farouche. Son supérieur le foudroyait de toute la réprobation possible, les traits de son visage contractés. Le bulldog allait-il mordre ?


— Major Iliǒvenko ! aboya-t-il. Dois-je vous rappeler que vous n'avez pas fait la fine bouche lorsqu'il se fut agi de vous couvrir de gloire ?


Encore cette histoire ! Boriz commençait à en souper de l'entendre ressortir à chaque opposition. Il tenta toutefois de conserver son calme, de ne pas passer pour un roquet.


— Colonel Pokrenko, dois-je vous rappeler que ça n'a mené personne au peloton pour haute trahison ?

— On ne fait pas d'omelette sans casser d’œufs, major ! Vous n'allez tout de même pas pleurer sur la mort d'un youpin ? Elle n'est même pas décidée.

— C'est tout comme. Je ne vois pas de raison valable pour sacrifier un innocent, fût-il de confession israélite !

— C'est pourtant ce qu'il advint lorsque l'on vous portât aux nues.

— Džunkovskí n'est pas juif ! tempêta Boriz en se dressant comme un cobra. Et je me suis démené, que dis-je battu, pour que la victoire qu'il réclamait fût reconnue. Je vous interdit toute comparaison entre la situation actuelle et cet événement passé.


Tous deux se toisèrent un instant. Le colonel restait assis, un sourire narquois au bord des lèvres. Il se rejeta en arrière, contre le dossier de son siège. Toute attrition avait disparu de sa tenue. Même son gilet ne semblait plus impacté par son embonpoint.


— Pensez-vous qu'il faille rapporter cette conversation au commodore ? feula-t-il.

— Que lui importe qui modifiera ce rapport ? Faites à votre aise mon colonel, siffla Iliǒvenko avant de se retirer.


Cette décision de se débarrasser d'une partie des hommes était stupide. La guerre contre l'Union Soviétique menaçait et l'armée manquait déjà de recrues à cause des annexions des deux années passées. Oh, bien sûr, tous les évincés ne représentaient pas une grosse perte ! Alors qu'il retournait à son bureau, Boriz se souvint du plus jeune officier de la troisième escadrille, Le vice-lieutenant Goldstein. Une plaie ! Incapable de se faire obéir, de ramener une victoire aérienne. Il avait raté toutes les interceptions confiées à sa patrouille durant la Petite Guerre, même celle d'un appareil civil rempli de plénipotentiaires. Il fallait le faire ! Oui, les soldats de son espèce, parvenus à la dignité d'officier par l'argent de la famille, le pays s'en passerait volontiers. De là à les fusiller pour des fautes imaginaires, il y avait tout de même une limite à ne pas franchir. Non un renvoi sans honneur, sans certificat de bonne conduite, suffisait. Nul besoin d'en faire des martyrs.

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