L'épuration
Les troupes étaient réunies près de la butte de tir de la base aérienne de Brašobj, mélange de kaki et de gris-bleu. Les nuages gris s’effilochaient par endroit, laissant apparaître l’or du ciel matinal. Le vent soufflait dans les pans des lourdes capotes de laine, soulevait la neige et transperçait les épaisseurs de tissu en une multitude de dards piquants. Dans cette atmosphère humide et froide, les oreilles brûlaient et les nez gelés coulaient. Stoïques, les militaires attendaient l’arrivée du condamné, qu’un tambour lointain annonçait. Les battement sinistres se rapprochaient. Dans les rangs, on commençait à danser sur ses pieds pour se réchauffer. Enfin, il arriva, la tête basse, les mains liées dans le dos, les pans de sa vareuse ouverte dansant dans la bise. On l’attacha à un poteau, il refusa le bandeau. Face à lui, s’alignèrent douze hommes sélectionnés parmi une foule de volontaires ; Piotr était des heureux élus. Ses yeux, deux marrons glacés, lançaient des éclairs.
Les ordres claquèrent : le commandant de la base fit mettre tout son monde au garde-à-vous, puis présenter les armes. Il salua, fit reposer les fusils et sortit une feuille de sa poche. Il lut la sentence du tribunal militaire spécial. L’affaire avait été vite expédiée, le rapport concluait à une défaillance du moteur suite à un sabotage. L’aviateur était un travailleur consciencieux, toujours bien noté… probablement pour sauver les apparences. Un témoignage accablait le premier soldat Abraham Lebovič, second mécanicien de l’appareil. Sa judaïté le désignait comme fauteur de troubles, donc coupable. La dégradation suivie de la mort était la sentence logique pour un tel crime. Il tenta, une ultime fois, de clamer son innocence ; on le bâillonna. Le sergent Džunkovskí avait une furieuse envie de lui mettre un coup de crosse. Discipliné, il restait figé, malgré la haine et les rafales cinglantes.
Enfin, la voix du commandant du peloton d’exécution raisonna, claire et limpide, sans émotion. Et tout aussi professionnellement, les hommes obéirent à l’unisson. Comme des automates synchronisés, ils mirent en joue le condamné. Le tambour roulait et les cœurs suivirent la cadence. Rien d’autre n’était désormais visible que le guidon de la carabine Mauser, aligné dans le cran de mire et directement pointé vers un petit carré blanc, épinglé sur l’uniforme du supplicié. Ce dernier tremblait, le corps secoué par les sanglots et le froid. Le regard levé au ciel, il semblait prier silencieusement. Espérait-il une rédemption après son odieuse trahison ? Au fond de lui, et comme tous ses compagnons, Piotr espérait sincèrement que son arme ne fût pas celle chargée à blanc. Soudain, les battements se turent. Le temps s'arrêta.
— Feu !
Douze détonations claquèrent ensemble. Le corps de leur victime tressaillit sous les impacts des balles, puis il s’effondra mollement à terre. L’officier ordonna de reposer les fusils. Il sortit ensuite son pistolet de son étui et se dirigea vers le corps inerte. Cet ultime coup de feu fit basculer la tête, comme celle d’un pantin désarticulé. Enfin le silence retomba, alors que l’instrument de mort rejoignait sa pochette. Lo'fficier revenu, les commandements reprirent :
— Peloton, arme sur l’épaule… droite ! À droite… droite ! En avant… marche !
Et tandis que le vent sifflait et les corbeaux croassaient, les douze exterminateurs quittèrent les lieux de leur forfait au pas cadencé, la conscience soulagée par l’impression du devoir accompli. Aucun n’éprouvait le moindre remord.
Alors qu'on fusillait le soldat Lebovič, deux autres coups de feu retentirent dans le quartiers des officiers, à l'autre bout de la base. Les deux gardes qui étaient venus signaler son expulsion au lieutenant Goldstein le trouvèrent, avec sa femme et leur bébé, dans la cuisine. L'officier avait tiré une balle dans la poitrine de son épouse, avant de retourner l'arme contre lui. La pauvre se vidait de son sang, un regard suppliant envers les deux soldats . L'un d'eux manqua de butter dans le jeune enfant qui était tombé de ses bras ; de ses lèvres bleues entrouvertes, dépassait un mouchoir à carreaux. Ils restèrent-là à attendre qu'elle expire, puis partirent faire leur rapport.
*
Emmitouflée dans un long manteau en drap de laine, ses mains gantées plongées au plus profond des grandes poches, Marďijcka tapait du pied dans le bâtiment du corps de garde de l'état-major. Une petite Tatra bleu nuit se présenta, elle devait se donner un air plus présentable pour sortir. Malgré d’épais bas de laine, elle sentit le vent froid et l’humidité de la neige contre ses jambes. La bise soufflant dans la rue lui piqua les pommettes et les oreilles, asséchant ses jolis yeux bleus. À chaque pas qu’elle faisait, il s’engouffrait des bouffées d’air froid sous sa jupe. Remontant alors sous le vêtement, les bourrasques venaient lui frigorifier l’intérieur des cuisses, y provoquant une éruption désagréable de chair de poule. La jeune femme regrettait de ne pas pouvoir porter une chaude culotte en laine comme ses acolytes masculins. Quel délice ce serait que de s’installer près d'un poêle pour s’y réchauffer après cette corvée. Elle arrêta le véhicule.
— Par Saint Ôďmir, vous cherchez à attraper une penumonie ? lança le passager à l'arrière.
— Bonjour, mon commandant ! Ça me ferait des vacances, mais non.
Le jeune appelé qui lui faisait face, prêt de la barrière relevable, se retint de rire. Un regard noir de la jeune femme le fit rectifier son attitude.
— Si au moins ce froid pouvait congeler votre franc-parler... Vous m'expliquez pourquoi vous faites le pied de grue dehors au lieu d'être à votre poste ?
— Ben... je contrôle les entrées, mon commandant.
— Vous n'arrêtez donc jamais vos singeries ? s'agaça Boriz. C'est l'armée, ici, pas un cirque !
— Il me faudrait vos papiers, s'il vous plaît, répliqua Marďijcka sans relever.
— N'y prenez pas trop de plaisir ! maugréa-t-il en lui tendant sa carte d'identité militaire.
— Ça risque pas, mon commandant, je me gèle le cul.
— Surveillez votre langage ! Vous vous adressez à un officier, je vous le rappelle. Et je peux veillez à ce que votre service en extérieur se prolonge.
Il souriait d'un air mauvais. La journée serait certainement longue pour l'auxiliaire, à devoir supporter son humeur exécrable. Elle jeta un œil pour la forme aux documents avant de les lui rendre avec un ton empli de professionnalisme :
— Tout est en ordre, mon commandant. Bonne journée, mon commandant, salua-t-elle.
Marďijcka regarda la voiture s'éloigner en vrombissant. Elle grelotta sous l'effet d'une bourrasque et rentra s'abriter. À l'intérieur, elle regarda avec appréhension la pendule, puis remonta le col de son manteau. Quelle chance d'avoir pu y ajouter une boutonnière et des agrafes pour mieux le fermer, au mépris du règlement ! Un poste à l'état-major permettait quelques agréables libertés.
Avec l'éviction des israélites, le travail ne manquait pas. Les personnels renvoyées ne seraient pas remplacées de si tôt et il fallait pallier à leur absence avec les moyens du bord. Voilà comment une auxiliaire se retrouvait à faire le planton à la grille de l'état-major. Sans arme, ni pantalon, contrairement à son collègue masculin encore vêtu de l'ancien uniforme kaki à passepoil bleu. Qu'un groupe de ces terroristes juifs dont les actualités faisaient leurs choux gras s'approchât et se serait le carnage. Elle avait certes son petit pistolet au fond de son sac, mais il ne valait pas une carabine à répétition et, surtout, c'était un luxe dont ses compagnes ne disposaient pas. Et dire qu'une huile avait justifié cette décision imbécile en proclamant que cela ferait de la publicité pour le corps des auxiliaires ! Mais en plaçant les plus jolies, on n'essayait pas d'attirer les jeunes femmes, plutôt leurs compagnons ! Et encore, engoncées comme des bibendum, elles ne devaient pas être aussi attrayantes qu'espéré, même si son collègue ne se privait pas pour se rincer l’œil. Si elle lui avait fait ravaler son sourire satisfait lors de sa prise de poste, elle ne pouvait empêcher les regards furtifs gênants.
Marďijcka n'était pas non plus dupe de l'autre raison de sa présence. Boriz Iliǒvenko avait refusé d'obéir. On le privait donc de sa secrétaire, comme on priverait un gamin de dessert ou d'une sortie à la foire. Cette idée la fit sourire... même si c'était elle qui se retrouvait punie par la force des choses. Outre qu'elle risquait la pneumonie, personne ne dactylographierait les lettres et documents à sa place ; elle devrait se débrouiller pour rattraper son retard. Enfin, elle avait acquis la conviction que le commandant était insensible, non pas à ses charmes, mais à ceux de la gente féminine. Elle devait cependant reconnaître qu'il cachait bien son jeu et qu'aucune preuve ne venait étayer ce que son intuition et des rumeurs lui suggéraient. Cela n'allait encore pas plaire. Pour chasser sa mauvaise humeur, elle jeta un regard noir à son compagnon :
— T'arrête de mater, dis ?!
— Je mate pas, juste t'as l'air d'avoir froid et...
— N'y pense même pas, galopin ! lança-t-elle, en cachant une fugace angoisse.
— Non mais je... je pensais pas à mal, bafouilla-t-il.
— Depuis quand tu penses, toi ? se ressaisit-elle. Un soldat, ça obéit, point.
— Je... J'avais pas...
— Laisse tomber et amène-toi, y a encore un galonné qui se pointe.

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