Sérieuse explication

7 minutes de lecture

La tension n’était nullement retombée durant le vol retour. À l’arrière, Iliǒvenko restait silencieux. Le Neman n'avait entamé la poursuite. Ou peut-être le semait-on. Il paraissait pourtant mieux dessinée que le Breda.


Dans son poste de pilotage, Piotr surveillait avec anxiété ses instruments. L’oreille aux aguets, il attendait le moindre sursaut. Les jauges de carburant ou d’huile ne baissaient-elles pas anormalement ? La température des culasses ne s’élevait-elle pas de trop ? Et le ronronnement du moteur Piaggio, restait-il régulier ? Heureusement, aucun incident ne se déclara. Les coups répétés des balles de douze-sept contre la paroi du fuselage avaient réveillé les mauvais souvenirs. Il revoyait le sol et le ciel s’entremêler en une danse macabre, sentait les flammes lui ronger les membres. Ses vêtements poisseux collaient à sa peau, sa respiration accélérée daignait se calmer. Rien de grave n’arrivait jusque-là. Ce n’était pas une unique pétoire soviétique tirant de loin qui allait venir à bout du puissant Bíg ! Ce lourd destrier n’avait plus rien à voir avec le frêle P.11 de ses débuts. Le fieffé mitrailleur bolchevique apeuré n’avait aucun point commun avec le valeureux pilote hongrois déterminé à le tuer. Peu à peu, à force d’autopersuasion, l’esprit de Piotr se posa.


Mais, en vue du terrain de Brašobj, une nouvelle interrogation surgit : et si le circuit oléopneumatique avait été touché ? Avec prudence, le pilote descendit les volets de courbure, cran par cran. Le Breda continuait à se comporter avec docilité. Profitant de l’excès d’altitude, il tenta ensuite de sortir le train d’atterrissage. Les secondes s’écoulèrent avec lenteur tandis que la pompe ronflait. L’une après l’autre, les lampes témoins s’allumèrent, indiquant que les roues étaient sorties et leurs jambes verrouillées. Avec soulagement, Piotr entama la descente finale. Après cette pénible épreuve, son corps se relâchait et la fatigue l’assaillait. Ce n’était pourtant pas le moment de faiblir. Un accident aurait été une stupide aubaine abondant les plaintes de son passager.


— Pilote à mitrailleur : mon commandant, préparez-vous pour l’atterrissage.

— C’est pas trop tôt, Džunkovskí ! Tâchez au moins de réussir cette partie du vol.


Piotr ne releva pas la remarque et resta concentré. Encore quelques minutes et toute sa colère pourrait éclater contre cet empaffé qui avait bien failli l’envoyer percuter la planète pour sa petite gloire personnelle ! De son côté, Boriz en espérait tout autant. Son subordonné lui avait désobéi. Il avait été lâche et avait abandonné le ciel à un individu hostile. La sécurité du pays en était compromise. Comme lors de l’attaque du Weiss Manfréd, il avait d’abord songé à sa piteuse personne avant de penser à son devoir et à ses obligation. Les pneus touchèrent terre avec rudesse. Les soubresauts se répercutèrent dans le corps de l’athlétique officier technique qui, ballotté au gré des secousses, pesta contre la maladresse de son cocher. Jusqu’au bout, il se montrait incapable de doigté. Quelle incurie de ne pas l’avoir réformé !


— Sergent, c’est quoi ces trous dans l’avion ? demanda le premier mécanicien en libérant Piotr de ses harnais.

— À ton avis, Ducon ?! grogna-t-il avec peine.


Hébété, le jeune technicien regarda l’aviateur se lever avec difficulté et quitter le poste de pilotage. À peine ce dernier eut-il posé le pied sur le sol, qu’Iliǒvenko l’attrapa et le plaqua contre la carlingue. Le choc et son bruit sourd firent sursauter le témoin, toujours juché sur l’aile opposée. L'officier, le regard furieux, maintenait sa prise sur la combinaison de vol du pilote, enfonçant ses poings contre ses côtes. Les muscles contractés et saillants de son cou et ses traits crispés étaient les prémisses d'un violent orage :


— Espèce de lâche ! Non content de fuir le danger, voilà que vous désobéissez une fois de plus à mes ordres. Votre carrière est finie, Džunkovskí. Vous entendez ? Finie ! Vous passerez en cour martiale et vous serez renvoyé avec tout le déshonneur qui sied à ceux de votre espèce !


Revenu de sa surprise, Piotr s’était raidi. Les muscles bandés, les poings serrés, il foudroyait son supérieur du regard. Son visage écarlate et sa respiration saccadée montraient, s’il le fallait, toute la colère et la haine qu’il pouvait ressentir contre l’officier. D'un instant à l'autre, contenue par un barrage à la limite de la rupture, elle menaçait de se déverser avec violence. Pourquoi persévérait-il à se donner le beau rôle ? Dans un dernier baroud d’honneur, sa raison tenta de garder le contrôle :


— Sauf votre respect,… votre ordre était une pure… folie, mon commandant.


La réponse ne se fit pas attendre. Une violente gifle cingla vers sa joue. Propulsée par l’impact, la tête du sous-officier pivota et heurta avec fracas la tôle de duralium, qui résonna. Boriz, tout aussi enfiévré hurla :


— Comment osez-vous ! La protection du ciel de la mère-patrie est notre mission, notre devoir ! Par votre couardise, vous avez failli. Vous n’êtes plus digne de porter l’uniforme et encore moins de vous adresser à un soldat valeureux…

— Valeureux ? Vous avez usurpé deux de vos victoires ! De mes victoires !

— Osez seulement proférer une calomnie de plus et il vous en cuira !

— Vous courez après la gloire des autres pour vous en parer…

— Je vous somme de vous taire !


Tout à leur prise de bec, les deux aigles n’avaient pas remarqué une assemblée de curieux se constituer autour de leur joute verbale. Leurs cris avaient attiré tous les oisifs des alentours. Les plus petits sautillaient ou essayaient de glisser leur tête entre les épaules des plus grands pour ne pas rater une miette de ce spectacle insolite. À voix basse, par des sourires de connivence ou des regards entendus, les paris circulaient déjà : une bagarre éclaterait-elle ? Qui la lancerait ? Combien de temps durerait-elle ? Qui la gagnerait ? Un officier interviendrait-il avant ? La clameur parcourut les gorges, lorsque enfin, un poing s’élança vers un visage. La riposte ne tarda pas, suivie d’une nouvelle attaque. Les encouragements et conseils envers le sous-officier fusaient, accompagnés de cris d’excitation et d’insultes. Les deux aviateurs s'écharpaient comme des chiffonniers. Ils échangeaient les les coups, multipliaient les feintes et les esquives comme des professionnels aguerris. Les bookmakers improvisés distribuaient les gains et récoltaient les billets des joueurs avec autant de fièvre que les combattants se castagnaient.


Une bousculade, des protestations. Trois silhouettes jaillirent des spectateurs et séparèrent les deux gladiateurs. Deux autres suivirent, pour les tenir en respect. On emmena les deux forcenés chacun d’un côté, tandis que des ordres implacables dispersaient la foule déçue d’être privée d’un bon divertissement. Solidement ancré dans le sol boueux, le capitaine Dmitrí Valkálenko toisait d’un regard assassin quiconque rechignait.


Piotr se débattait, mais ceux qui le tenaient était plus forts. Le contact de l’eau froide sur sa chevelure fut un supplice. Sa respiration haletante se coupa nette durant quelques secondes, avant que ses réflexes ne reprissent le dessus. Il secoua la tête, tenta de se dégager de l’étreinte qui le maintenait avec fermeté. Soudain, il fut redressé et plaqué contre une cloison. L’adjudant Georgj Fronovskí, la mine patibulaire avec sa mâchoire carré et ses yeux mauvais, le fixait, tandis que deux hommes le maintenaient contre le mur. Le sergent-major comptait-il le passer à tabac ?


— Espèce de crétin sans cervelle, qu’est-ce qui t’as pris ? beugla le juteux.

— Adjudant… le cap… le major Iliǒvenko m’a demandé de poursuivre un avion armé et hostile, commença Piotr, le regard presque implorant. Je…

— Et tu crois que c’est une raison suffisante de te pouiller avec ? le coupa l'autre avec irritation.

— Il m’accusait de lâcheté !

— Et alors, crâne de piaf ? Tu crois que c’est en lui foutant sur le gueule que tu vas arranger tes affaires ?

— Je…


Un regard du sergent-major l'arrêta net. La clarté des deux iris lui évoqua la froideur d'une lame plaquée sous un gorgerin. Le vieux sous-officier reprit en plaquant sont visage rougeaud contre le sien, pâle et défait :


— Sérieusement, t’as des trous d’air dans le cigare ou quoi ? C’est ta parole contre la sienne ! Déjà qu’en temps normal, elle vaut pas un pet de lapin, mais là, t’as une tripotée de témoins pour dire que t’as frappé le premier !

— Il m’avait giflé avant... avoua Piotr, paupière baissées.

— La belle affaire ! pouffa l'adjudant. De toute façon t’avais pas à répliquer.


Il s'éloigna de quelque pas, une expression de dégoût sur les lèvres. La balance de l'injustice se déséquilibrait, le collet se resserrait. Piqué au vif, le jeune pilote tenta un ultime fois de plaider son cas :


— Alors, c’est ça ?! Je dois accepter sans rien dire ? Tendre l’autre joue, même ? Et dire merci ? Ce salopard de merde s’est accaparé mes deux victoires de mars 39 et j’ai pas eu mon mot à dire. Maintenant, je devrais être fier qu’il essaye de me sacrifier connement ?

— Arrête avec tes victoires ! tempêta Fronovskí. Fais une croix dessus et passe à autre chose. Qu’est-ce que tu t’imagines ? C’est le premier truc qu’on va ressortir pour te baiser comme une pucelle.


Cette réplique fit l’effet d’un uppercut. Piotr n’y avait pas pensé. L’idée de s’être fourvoyé seul dans un piège le terrifia. Avait-il pu être aussi bête ? Terrassé par cette idée, mais aussi par le stress du combat, des combats même, et du retour sur le qui-vive, il s’effondra dans les bras des compagnons qui le maintenaient. Tout était terminé, définitivement terminé.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 3 versions.

Vous aimez lire Lila2 ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0