Aller simple pour le placard
La peur, Piotr la connaissait. Elle avait été sa compagne, chaque fois qu’il avait dû aller au combat. Rien à voir avec l’angoisse avant un examen, le premier lâché ou d’autres étapes de sa courte vie. Non, cette fois encore, sa vie se jouait. Les trois juges militaires à l’allure sévère tenaient son destin entre leurs mains, sur cette feuille de papier que le président du tribunal lisait d’une voix puissante mais monocorde. Le réquisitoire du procureur avait été implacable. Il demandait une peine exemplaire. Frapper un officier, quel crime gravissime ! Un parjure, une trahison, un acte impardonnable, d’une barbarie sans nom… Combien de termes pouvaient donc seoir à un vulgaire coup de poing, simple riposte à l’injustice ? L’estomac noué, les jambes flageolantes, la sueur suintant sous sa chemise et sur ses tempes, le jeune sous-officier tentait de sauver les apparences et de tenir le garde-à-vous. À la torture de l’attente, s’ajoutait donc celle d’une position figée, faite de contraintes à la raideur et l’immobilité.
L’officier de l’accusation eut un geste d’humeur… pour la forme. Il fit mine de se renfrogner en se jetant en arrière contre sa chaise, les bras croisés sur sa poitrine. L’illusion était parfaite, pensa Jermovenko avec un sourire de satisfaction. S’il restait tendu comme un bâton, Piotr sentit son corps se liquéfier, comme un élastique qui rompt d’avoir été trop étiré. Telle une chape de plomb, la fatigue s’abattit sur lui. Il dut lutter pour ne pas s’affaisser, lui aussi. Sa stupéfaction initiale avait été submergée par le soulagement.
— À peine quelques jours au trou ! Tout de même, mon capitaine, pourquoi la cour martiale s’est-elle montrée si clémente ?! protesta le vice-lieutenant Ponenko.
— Elle s’est montrée magnanime : ce report d’avancement va impacter toute sa carrière, rappela Rastenko.
— Deux mois, ce n’est rien !
— N’oubliez pas que le sergent Junkovski a évité le pire en rompant le combat. Il avait raison contre le commandant Ilyovenko.
— Était-ce cependant une raison pour le frapper ?
— Vous avez entendu comme moi, il n’a fait que se défendre.
— Vous savez comme moi qu’il voue une haine féroce envers cet officier. ela a forcément dû jouer dans son témoignage.
— Il est possible que ses sentiments à l’égard de son ancien chef d’escadrille l’aient aidé… Néanmoins, il n’a pas été le premier à s’emporter. Tout le monde s'accorde sur ce point, le commandant y compris.
— Voulez-vous dire que vous soutenez cet homme au détriment d’un des nôtres ?
— Lieutenant, de deux choses l’une : le sergent Junkovski fait partie de notre escadrille, pas le commandant Ilyovenko. Qui plus est, nous, officiers, devons être plus irréprochables encore que nos hommes. Ilyovenko ne l’a pas été. Non content de désobéir aux ordres de son supérieur, il a risqué stupidement sa vie et celle d’un de nos pilotes, en faisant fi de toute prudence élémentaire. Qui devrions-nous donc blâmer ?
— Vous avez raison, mon capitaine, cependant sans l'intervention du commandant, l'espion aurait continué son travail. Je reste d'ailleurs dubitatif sur l'incident technique qui a précédé la découverte.
— Ah ?!
— La défaillance de la radio me parait suspecte. Le fil d’antenne non branché… j’ai peine à croire qu’il s’agit d’une bête étourderie du mécanicien-électricien. Ça a empêché la patrouille de Cyklonj d'être sur les lieux. À quatre contre un, je doute que le Ruski eût crâné longtemps.
— Peu importe, à présent. Nous devrons nous contenter de cette version de l’histoire et aller de l’avant. Les Allemands vont rejeter les britanniques hors de Grèce[1]. Leur flanc sud sécurisé, nul doute qu’ils se tourneront vers l’Union Soviétique. Nous allons donc bientôt rendre la monnaie de leur pièce aux bolchos. Ce n'est donc pas le moment de nous séparer d'hommes valeureux.
*
Le chef de l’aviation rutharne fit une entrée fracassante dans le bureau du commandant la chasse. En guise d’introduction, il posa avec aplomb une lettre. Puis le regard perçant de l’ancien chasseur interrogea le commandant Jermovenko avec dureté. Ce bleu froid glaçait n’importe qui. Sa bouche déformée par les opérations de chirurgie faciale affichait un rictus des plus mauvais. Si le grand chef prenait la peine de se déplacer sans prévenir, c’est qu’un pénible moment était à prévoir. Passé l’effet de surprise, les tripes subitement comprimées par l’appréhension, son interlocuteur restait tout aussi peu disert. Le ponte s’impatientait :
— Colonel, commença le commodore de sa voix sifflante et rocailleuse, il semblerait qu’un de vos subordonné fasse encore des siennes !
— Je… Je ne comprends pas. De… De qui parlez-vous ? Donnez-moi son nom et je me charge de le rappeler à l’ordre !
— Commandant Boris Ilyovenko, déchu de la Croix de Mars.
Chaque mot, articulé avec lenteur, fit l’effet d’une grêle de plomb. Jermovenko compris très vite que le bouillant officier ne s’était pas laisser démonter après sa relégation. Une rage sourde commençait à monter et il serra la mâchoire. Pourquoi ne l’avait-on pas expulsé de l’armée ? Ou non, plutôt fusillé pour l’exemple !
— Ah, j’aurais dû m’en douter ! Il n’en fait qu’à sa tête, convaincu d’avoir raison contre tout le monde, se plaignit le lieutenant-colonel. .
— Ne perdons pas notre temps, je sais déjà tout cela. Ce chevalier d'Éon semble avoir encore un vassal pour sortir des oubliettes : il a demandé assistance à un agent de notre ambassade à Rome.
— Voilà qui est fâcheux…
— Je ne vous le fais pas dire !
— Qu’attendez-vous de moi ? Une nouvelle sanction ? Je vous rappelle qu’une cour martiale a statué sur son cas et qu’on ne peut plus revenir sur son jugement.
Le commodore se renfrogna. Il le darda de son regard d’acier avant d’éructer :
— Justement ! Il est hors de question que la manœuvre de cet intrigant réussisse. Nous avons été suffisamment clément envers lui. Il est évident qu’il fera ensuite tout pour son retour en grâce. Inutile de vous dire tout le danger que cela pourrait représenter pour vous…
Jermovenko eut une fulgurance ! Acculé par les deux démons, il refusait de les laisser le dominer et pensa pouvoir reprendre le contrôle de la situation avec son idée :
— Inutile de me le rappeler ! Dois-je vous rappeler combien cette couleuvre manqua de m'étouffer ? Toutefois, je crois que nous pourrions profiter de son initiative pour le torpiller une bonne fois pour toute ! Le matériel italien a encore un certain potentiel et...
— Tout dépend de ce que l’on considère, coupa le commodore . Pour la chasse, ils sont à la traine des autres nations… et le commandant l’avait bien compris. Reconnaissez qu’il avait raison pour le Cyklonj et je pense que nous pouvons encore nous fier à son jugement concernant la gamme de l’Arsenal… Mais avec sa conduite de va-t-en-guerre, je doute que les Allemands ne nous accordent désormais ces appareils. Elle présentait pourtant bien des avantages géopolitiques et nous aurait permis d’anticiper la mise en service de matériels modernes par les Hongrois… ou les Soviétiques !
— Mais si nous venions en aide à l'Italie avec le Cyklonj, cela pourrait redorer notre blason ! Puisque Ilyovenko a fait capoter son projet Arsenal, faisons-lui miroiter une chance de se racheter en lui proposant de participer à la mission devant présenter notre chasseur aux Italiens ; en outre, cela entre totalement dans ses prérogatives... S'il échoue, nous aurons alors une bonne raison de nous séparer de cet officier.
— Et s'il venait à réussir, commandant ? objecta l'officier général.
— Il lui restera à convaincre nos alliés de muscler ce chasseur pour qu'il reste au niveau mais il pourra aussi s'occuper de la récupération des Caproni commandés par les Français... Tant que la guerre durera, gageons qu'il aura à faire là-bas.
— Ne vous leurrez pas, il demandera à revenir, si nous entrons dans le conflit. Souvenez-vous des demandes de nos pilotes d'essai et des moniteurs de pilotage lors de la Petite Guerre !
— Il est tout de même plus difficile d'accéder au vœux d'un officier de son rang, appelé à prendre la tête d'un unité, qu'à celles que vous évoquiez, sourit le patron de la chasse.
À court d'argument, Plazynenko l'imita. Mais il se promit de réfléchir à deux fois avant d'accepter le plan de son subordonné. Il n'avait pas été exempt de mauvaises décisions par le passé et traînait une dérangeante réputation d'arriviste. Et si le commodore était sa prochaine cible ? Son poste était la suite logique, pour la carrière de Jermovenko. Le vétéran de la Grande Guerre avait donc intérêt à ne pas trop éloigner les deux rivaux. Au fond de lui, il regrettait la décision du stolnitch de ne pas avoir assez couvert l'Aigle de de la Cisa. Pourquoi ne pas avoir sacrifié un modeste petit sous-officier, déjà en partie réformé ?
*
— Votre départ en Italie risque de nuire à votre carrière, mademoiselle Slebovska. Vous occupez un poste qui vous assure une promotion rapide, commenta l'officière traitante.
— Je croyais que les cheffes, elles voulaient pas, rapport au fait que j'étais pute, avant.
— Je ne vous ai pas menti. C'est pour ça que votre décision n'arrange rien. On dit que les Italiens sont très charmants... et je ne vous parle pas des aviateurs allemands1 !
— Oh, la ferme ! Je suis plus celle que vous croyez ! s'emporta Mardycka. Et je me suis rabibochée avec Pi... le sergent Junkovski.
— Baissez d'un ton ! la rabroua son interlocutrice avant d'enchaîner avec calme. Ne craignez-vous pas qu'il pense que vous l'abandonnez, à nouveau ?
— Il est soldat depuis plus longtemps que moi. Il comprendra que c'est le devoir. Et puis...
— Et puis ?
— Je ne le fais pour moi, mais pour lui. Le commandant Ilyovenko n'a pas été réglo, j'en suis convaincue, maintenant. Et la façon dont a été géré la baston qu'ils ont eue, va encore empirer les choses ? quand je vois dans quel état il l'a mis, bah, il méritera ce qui lui arrivera.
— Je ne suis pas certaine que votre... « ami » apprécie que vous le vengiez à sa place. Et puis pourquoi voulez-vous l'aider. Il a douté de vous et vous a frappée non ?
— Son coup était pas volontaire, un geste sous l'effet de la colère, un réflexe....
— Un réflexe ? Je vois ! grimaça la policière. Une femme m'énerve alors, je la frappe, c'est juste un réflexe...
— Bouclez-la ! Vous savez pas de quoi vous parlez. Des mecs violents, j'en ai subis un paquet. Mon mac était même pas le plus vicieux ! Vous, la priviligiée, qu'est-ce vous y connaissez, à tout ça ?
— Des hommes violents et des femmes martyrisées, il y en a partout. Arrêtez de vous penser la plus informées sur ce plan-là.
L'auxiliaire tourna la tête vers son interlocutrice. Un regard mélancolique embuait son visage et, devant son air intrigué, elle haussa les sourcils.
— Je... Je savais pas... balbutia Mardycka, confuse.
— C'est fait, n'en parlons plus. Vous pensez donc que votre présence en Italie est nécessaire ?
— Je crois que je vais obtenir quelque chose. Les gens parlent à l'état-major mais... c'est tellement honteux et dangereux pour eux qu'on peut pas avoir du solide.
— Très bien, je vais voir ce que je peux faire.
[1] Dès le mois de novembre l'Allemagne dut planifier une invasion de la Grèce pour mettre fin à la débâcle Italienne, en Albanie voisine. Elle débuta le 6 avril 1941 et, malgré le débarquement de renforts britanniques, le 30 avril, la Grèce était soumise.
[2] Un corps aérien allemand était présent en Sicile pour aider à réduire le potentiel aérien britannique sur l'île de Malte. Accaparé une première fois par les opérations au-dessus de la Grèce et de la Yougoslavie, en avril 1941, il fut redéployé fin mai pour appuyer l'invasion aéroportée de l'île de Crète.

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