La gabegie de Caproni
— Par Saint Ôďmir ! Regardez-moi ces imbéciles ! pestait le commandant Ilǒvenko. Ils ont un bon appareil que nous et nos voisins slovaques serions ravis d'utiliser. Qu'on y monte un des derniers K14 roumain ou une version de chez Piaggio[1] et on en fera une merveille !
Avec d'amples mouvements du bras, il avait montré la petite douzaine de petits chasseurs Caproni Vizzola F.5 aux flans fuselés comme des balles de fusil. Avec leur camouflage moucheté de vert, brun et beige, ils se fondaient dans ce décor à l'herbe clairsemée. Ces petits avions ne payaient pas de mine, mais le pilote avait pu en essayer un. Sa manœuvrabilité et sa vitesse l'avaient enchanté. Son moteur en étoile refroidi par air était un gage de sûreté ; aucune balle ne pourrait l'occire en perçant son système de refroidissement. De plus, sa construction était simple, à la portée de l'industrie rutharne. Mieux que l'Arsenal, il avait, devant lui, le successeur du Cíkloň, livrable « clé en main » ! À présent, il essayait de convaincre le conseiller militaire de l'ambassade de Rutharnie. Sa vindicte détonnait dans ce lieu habitué à des débats plus feutrés.
— Même la version à moteur Daimler-Benz[2], pourrait nous être profitable ! poursuivit-il.
— Vous n'êtes pas là pour ça ! intervint l'officier de salon. Caproni travaille à un successeur plus prometteur...
— Ça ne nous empêche pas de leur demander une licence pour celui-là ! le coupa Ilǒvenko. Et nous prendrons naturellement celle du suivant.
— Non, votre rôle est de vendre le Cíkloň, pas de compromettre ses chances en achetant un autre appareil !
— Ouvrez les yeux, František ! Cet appareil n'a pas d'avenir. Son moteur est d'une puissance ridicule et ne pourra pas évoluer avant des lustres parce que son fabricant n'y a pas été poussé assez tôt ! De plus, c'est un concept dépassé. Les combats au-dessus de la France et de l'Angleterre ont montré la nécessité de protéger les parties vitales des appareils.
— Dois-je vous rappeler, commandant, que c'est vous-même qui avez milité pour le choix de cet appareil ? Tous vos collègues sont unanimes : notre chasseur tient la comparaison avec l'étranger, nous n'avons pas de raison de le remplacer tout de suite. Ce n'est pas le cas des Letov que nous maintenons en service malgré leur obsolescence manifeste. Nous avons donc besoin de Caproni, mais de leurs bimoteurs 313 et uniquement de ceux-là. Dorénavant vous me ferez donc le plaisir de négocier en ce sens !
Alors que la réplique cinglait, Marďjcka se mit à sourire. Enfin, l'officier se faisait dominer. C'était jouissif. Et voir le regard noir et désapprobateur qu'il lui adressa, puis celui ennuyé dont il gratifia Philip la mit tout en joie. Tous deux la fixèrent alors avec un mélange d'étonnement et d'aigreur. Devant leur mine perturbée, elle roula des yeux et soupira. Un ange passa. Filib se retint. Jamais il n'avait vu, ni imaginé, un subordonné avoir une telle insolence envers son compagnon. Leur relation avait beau être surtout épistolaire et partagée à mots couverts, il connaissait l'adversaire. La jeune femme allait se prendre un volée de bois vert et vivre un enfer. Face à elle, le visage rubicond, Boriz Ilǒvenko bouillait. Le diable allait sortir de sa boîte et se déchaîner contre l'infortunée effrontée. Mais non contente de s'effacer ou d'affecter le remord, elle persistait à le toiser avec insolence et dédain. Soudain, le diplomate eut une idée :
— Je crois, Boriz, que mademoiselle Slebovská...
— Je t'interdis de la défendre ! gronda-t-il comme le tonnerre lointain.
— Là n'était pas mon intention, au contraire ! Je pense qu'elle nous a donné une bonne raison de la congédier. J'entends par là que l'objet de cette réunion doit resté secret. Moins, il y aura de témoin, mieux ce sera. D'autant qu'on sait à quel point les femmes sont bavardes.
À son tour, Marďjcka le foudroya. L'officier, de son côté, continuait de grincer des dents et de souffler bruyamment. Ses yeux noirs n'arrivaient pas encore à s'apaiser. Les mots de son amant avaient-ils infusé ? Il n'en laissa rien paraître. Mais l'auxiliaire, elle ne pouvait tenir sa langue :
— Je suis secrétaire de la commission d'achat, comment que je fais mon boulot si je peux pas participer aux réunions ? Du reste, j'ai pas d'ordre à recevoir d'un interpète.
— Vile catin des bas quartiers, pour qui vous prenez-vous ? Pour me donner des leçons encore eût-il fallu que vous fussiez à même de maîtriser votre propre langue. À se demander sous combien de bureaux vous avez dû passer pour être recrutée.
Il prit le temps d'une pause pour s'assurer de l'impact de sa réplique. Sa cible gardait le visage fermé, mais on pouvait deviner qu'elle n'avait pas apprécié la pique à ces cils battant avec rapidité et sa bouche écarlate pincée. Mais le diplomate poursuivait :
— Songez que votre bec eût été mieux employé à vous cultiver qu'à entretenir l’hédonisme de quelques dépravés. À l'avenir ayez l'amabilité, que dis-je l'intelligence – mais votre cervelle de gallinacé vous le permet-elle ? – de rester à la place qui sied aux gens de votre rang.
— Ça va, j'ai compris ! le coupa-telle. Un mot de plus et c'est votre ami que vous allez vexer ! Ça me dérangera pas d'astiquer quelques généraux, si ça permet à mon pays et mon chéri de disposer de bons avions. Et piper n'est pas tromper !
— Slebovská, pauvre petite sotte, taisez-vous donc ! tonna le commandant. Vos propos infamants ne siéent guère en ce lieu. Contentez-vous de prendre vos notes et évitez-nous vos babillages pornographiques.
— Si c'est là le triste spectacle que vous compter donner aux Italiens, autant demander votre retour au pays et nous quitter sur le champ !
— Effectivement, si c'est pour que mon autorité en matière de technique soit gaspillée de la sorte, mieux vaudrait me remplacer, répliqua Ilǒvenko avec rudesse. En attendant, vous me permettrez de penser, qu'en matière de « triste spectacle », les Ritals nous ont largement précédés. Et ils ont fixé la barre très haut.
— Très bien, restons-en là, alors. Mademoiselle Slebovská...
— Première vol... tenta-t-elle de rectifier.
— Ne vous y mettez pas ! Vous restez pour que nous mettions au point le compte-rendu de cette infructueuse réunion. Vous autres, je ne vous retiens pas. Disposez !
Lorsque les deux hommes furent sortis, la jeune femme apporta ses notes avec une démarche hésitante. Le conseillé militaire la détaillait des pieds à la tête avec un sourire de concupiscence. Les larges talons de ses chaussures galbaient ses mollets, tandis que l'absence de vareuse découvrait sa chute de reins et la rondeur de ses hanches, qu'épousait sa jupe en forte toile. Son chemisier ouvert sur sa poitrine cachait la naissance de ses seins, mais ils pointaient sous la fine épaisseur tissu. Le col dégageait aussi la base de son cou gracile tandis que son strict chignon révélait la totalité de son visage harmonieux, au milieu duquel ses lèvres rouge vif formaient un efficace mais silencieux appeau. Elle posa la liasse sur le bureau et se recula, sans rien dire. Sa gorge était sèche et son estomac noué. Son rythme cardiaque commençait à s'accélérer. Elle attendait, les mains jointes et crispées devant le corps. Elle ne connaissait que trop bien l'expression de désir, d'appétit même, manifestée par le gradé. Cela ne lui laissait présager rien de bon. Elle repensa à Piotr et à leur relation à peine rétablie, à combien cette mission lui était en réalité pénible. Une vague de nostalgie s'apprêtait à noyer son esprit lorsque, d'un sifflement, le conseiller technique la rappela à la réalité :
— On dirait que ton commandant avait besoin de passer ses nerfs ! Rassure-toi, il est grillé en haut-lieu, plus personne ne tient compte de ses avis. Moi, par contre...
— Je suis secrétaire-dactylographe... pas une putain, mon colonel ! se surprit-elle à susurrer.
Il s'arrêta de lire et tourna la tête pour la fixer. Lui aussi était étonné de l'aplomb du propos, malgré le ton bas et peu assuré. Son regard s'assombrit mais elle ne broncha pas et continuait à le fixer avec cette même expression indéchiffrable de réserve. Il se leva de sa confortable chaise à l'assise en tapisserie rembourrée et se pencha au-dessus de l'auxiliaire. Marďjcka se contracta en sentant les relents de cigares qu'exhalait son souffle saccadé. Combien de fois avait-elle pu vivre ce type de scène ? Trop pour être impactée. Le militaire éructa. Telle un roc face au ressac, elle resta immobile et coite, fixant l'horizon des toits de tuiles.
— Bougre de petite pute, qu'as-tu cru ? Les suffragettes t'ont lavé le cerveau ? Dans ce monde, tu n'es rien, sinon un ventre et une force de travail disponibles à la demande ! Un mot de ma part, un sul mot, et tu te retrouveras à la rue comme une moins que rien. C'est ça que tu veux ? En être rendue à faire le trottoir ? Ne t'avise plus jamais de me tenir tête, tu m'entends ?
— Sauf votre respect mon colonel...
— Qu'est-ce que je viens de te dire ? la coupa-t-il en lui agrippant le maxillaire.
— Che 'uis pas votre 'ecrétaire, mais 'elle d'Ilǒvenko ! réussit-elle à articuler malgré l'étau.
Ses yeux s'arrondirent et l'étreinte se desserra un peu. L'auxiliaire en profita pour balayer son bras et reculer. Elle porta une main dans son sac. Le contact avec la froide carcasse métallique de son Beretta la rassura et elle serra la crosse de l'arme, avant de reprendre tout en massant sa mâchoire endolorie :
— Je connais la rue et le trottoir mieux que vous ne pourrez jamais l'espérer.
— Qu'est-ce que tu as dans ton sac, petite intrigante ? ragea-t-il, le regard rivé sur la sacoche en cuir brun.
— Mon assurance vie, sourit-elle en brandissant le petit pistolet.
L'officier afficha un rictus mesquin avant d'éclater de rire. Le cœur de Marďjcka accéléra de nouveau la cadence, tandis que la sueur suintait le long de sa colonne vertébrale. Elle voyait son effet rater et savait la situation délicate. Devrait-elle tirer ? Son interlocuteur reprit après s'être un peu calmé :
— Tu crois m’impressionner avec ta pétoire ? Elle tire quoi, du poivre ou gros sel ?
— Du six trente-cinq Browning. Ce sera suffisant, à cette distance.
— Assassiner son supérieur n'est pas la meilleure idée, surtout en temps de guerre, sourit-il en se rapprochant d'elle.
— Vous n...
— Agente Slebovská, cessez vos pitreries et rangez-moi ce jouet ! murmura-t-il avec autorité.
Elle le regarda avec stupeur. C'était donc lui, son contact en Italie, ce gros libidineux ?! Elle y perdait décidément aux changes par rapport à la saphique pète-sec de Rutharnie. Mais elle obtempéra. Trop de temps s'était écoulé depuis son arrivée et elle remit à plus tard les questions qui lui montaient à la tête.
— Bien, reprit l'officier. Cependant je crains qu'il ne faille te faire pardonner à présent.
— Vous n'êtes pas sérieux !
— Allons, mets-toi à genoux et plus vite que ça ! ordonna-t-il et déboutonnant sa brayette. Estime-toi heureuse si je me contente de ce petit amuse-bouche.
— Tout se paie que m'a appris mon sergent instructeur. Je sais que le commandant à l'intention de faire passer des documents dans votre dos.
— Tu lis trop de romans policiers ! Sans mon cachet, ces papiers n'ont aucune valeur. Arrête de te faire désirer ; comme tu l'as si bien dis, ce n'est pas tromper.
Elle se mordit la langue. Acculée, sans possibilité de repli, elle obtempéra, lançant des éclairs de colère à son partenaire.
— Cette moue boudeuse te donne un charme certain, plaisanta-t-il en posant sa large main sur sa chevelure tirée en arrière.
Elle marqua un temps d'arrêt devant le sexe dressé, fier comme un vainqueur. Ce n'était pas aussi facile qu'elle se l'était imaginé. Ce vers cyclope sortant d'une touffe de poils frisés la dégoûtait. Ce n'était pourtant pas le plus vilain qu'elle eut à goûter. Mais c'était comme si ses années de prostitution s'étaient envolées, comme si la carapace qu'elle s'était construite était brisée à jamais. La main appuyait sur sa tête, la rapprochant inexorablement de la verge qui, par des mouvements de hochement, semblaient l'appeler. Une larme roula sur sa joue alors que l'intruse pénétrait entre ses lèvres asséchées. Un râle de plaisir fusa pendant qu'elles se refermaient sur la peau et que sa langue vint s'enrouler autour. Les yeux clos et inondés, la gorge luttant contre la nausée qui tentait de remonter, Marďjcka s'astreignit astiquer le rond de cuir, priant pour qu'il n'exige plus d'elle.
[1] Il s'agit du moteur Mistral Major de 14 cylindres en étoile de Gnôme et Rhône, une production sous licence du Bristol Jupiter. Des licences furent vendus en Europe, notamment à la société roumaine Industria Aeronautică Română (IAR K14), aux motoristes italiens Isotta Fraschini (K.14) et Piaggio (le P. XI du Breda puis P.XIX) ; celles du dernier constructeur furent les plus puissantes.
[2] Il s'agissait du modèle F.5bis à moteur allemand Daimler-Benz DB 601A (celui du Messerschmitt Bf 109 E) fabriqué sous licence par Afla Romeo. Il s'agissait d'un moteur avec les cylindres disposés en V et refroidis par liquide.

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