Deuxième succès
Lestés de quatre bombes de cinquante kilogrammes en soute pour les deux premiers et autant de conteneurs à sous-munitions pour le dernier, les trois bombardiers filaient au-dessus la campagne déjà grillée par le Soleil.
Une bonne partie de l’escadrille avait pris l’air. La section de Piotr était restée en alerte, au cas où il aurait fallu repartir sur un des objectifs. La journée s’annonçait belle et chaude, comme les précédentes. Assis sur des chaises longues, les bras de chemise relevés, les aviateurs avaient tenté de profiter du Soleil matinal et de grapiller un peu de sommeil supplémentaire. Depuis trois jours, ils n’arrêtaient pas. Les Breda devaient poursuivre le programme d’anéantissement de l’aviation ennemie. Ses missions n’étaient pas sans risque. Le commandant dut ainsi se parachuter en territoire ennemi après que son appareil eut été abordé par un I-16 téméraire[1]. Fedor Rastenko avait été vu courir se réfugier dans un bois. L’espoir qu’il rejoindrait était encore vivace, même s’il s’amenuisait de jour en jour.
Le repos des guerriers fut malheureusement de courte durée car un petit biplace de liaison PWS-52 avait amené un officier d’état-major et, surtout, un ordre de mission. Devant Lvov, les Soviétiques contre-attaquaient avec des blindés. Les canons anti-char étaient bien en peine de les arrêter. Devant l’urgence et le danger, malgré les ordres, les Breda devaient jouer les pompiers pour éteindre cet incendie.
Déjà, devant eux, le front s’annonçait. Des colonnes de fumées noires grimpaient dans le ciel avec, à leur pied, le rougeoiement des foyers. Leurs bolides lancés à plus de trois cents kilomètres par heure, les pilotes n’avaient guère le loisir d’observer les détails : les explosions des obus d’artillerie lourde soulevant la terre et pulvérisant bois et villages, les convois d’éclopés fuyant la fureur des combats, les véhicules broyés, incendiés, démantelés... Dans leur bulle, les mitrailleurs n’avaient pas davantage ce loisir, trop concentrés qu’ils étaient à surveiller les arrières de la formation. Le moteur, aidé par une insonorisation défaillante, couvrait le bruit de la canonnade.
En tête du trio, le vice-lieutenant Ponenko vira à droite. Ses ailiers suivirent. Soudain, ils étaient là, une compagnie de chars fonçant à travers les champs ! Ce n’est pas tant les petites silhouettes kaki que les pilotes repérèrent mais les épais nuages de poussière qu’elles soulevaient en se déplaçant à toute vitesse sur le sol asséchés. Aussitôt, la section manœuvra pour arriver par leur travers. Les Breda se placèrent en échelon refusé à droite. Ils foncèrent vers l’escadron d’acier, moteur hurlant. Les sécurités des détentes furent ôtées.
L’attaque dura à peine quelques secondes. Leurs charges larguées, les bombardiers s’éloignèrent avec célérité. Ils revinrent effectuer une passe de mitraillage en vol rasant, cette fois par l’arrière. Elle fut tout aussi brève. La vitesse aidant, chaque pilote ne put aligner qu’une ou deux cibles dans son collimateur. Les rafales furent courtes. De toute façon, on avait déjà remarqué que les munitions italiennes manquaient de puissance.
Leurs huit bombes, la multitude de bombinettes et les balles de mitrailleuses lourdes créèrent une scène de désolation. Le mince blindage arrière des chars ne les protégeait pas. Le champ était constellé de cratères noircis. Quelques blindés, touchés de plein fouet, brûlaient furieusement au milieu de cadavres de fantassins, certains démembrés, hachés par les éclats ou les projectiles. Des écoutilles des blindés pendait parfois un corps en flammes ou déchiqueté. D’autres véhicules n’avaient pas été atteints aussi gravement et étaient arrêtés, l’air intacts ; en y regardant de plus près, on aurait pu voir qu’un tel avait déchenillé, que le compartiment moteur d’un autre était criblé de trous… Malgré le carnage, les survivants avaient continué un instant leur course folle, avant de s’arrêter, comme un canard décapité. Comme dans un ballet bien réglé, l’artillerie de campagne en profita pour se déchaîner. La panique fut totale. L’assaut avait échoué.
Le trio s’apprêtait à rentrer pour réarmer, quand les écouteurs de Piotr résonnèrent de la voix de son mitrailleur :
— Formation ennemie à neuf heures, plus haut ; ils arrivent sur nous !
— Quel type d’appareil, combien ? demanda le pilote avec calme, en tourant la tête pour tenter de les apercevoir.
— Je sais pas encore !
— Bélier 8 à tous, des chasseurs nous attaquent dans mes neuf heures !
— Bélier 7 à tous, manette dans la poche[2] et on reste groupé ! Mitrailleurs, croisez vos feux sur celui de tête, ordonna Ponenko.
Dans sa tourelle, Volpovski avait commencé à faire feu avec sa mitrailleuse lourde. Les autres également se mirent à cracher des flammes et des jets de traçantes. Dans son poste de pilotage, Piotr rageait de ne pas se trouver à bord d’un Cyklonj. Être un pigeon d’argile ne lui plaisait pas. Il n’avait qu’une envie : faire face et envoyer une bordée de ses quatre armes de bord. Son pouce le démangeait et les deux boutons poussoirs placés au sommet du manche à ballet l’aguichaient furieusement.
— On en a eu un ! on en a eu un ! Ce salopard flambe comme une saucisse ! exulta Volpovski.
L’appareil du vice-lieutenant partit en virage au même moment avec sa section. Les ennemis passèrent en trombe, dans leurs arrières. Surpris, ils n’avaient pas pu corriger leur trajectoire à temps. Pourtant des balles fusèrent vers les trois Breda :
— Bon sang, on dirait des Sukhoï 2 ! Et leur mitrailleuse arrière nous alignent !
— Volpovski, t’es sûr de ce que t’as vu ?
— Affirm’ !
Piotr tenta d’apercevoir les appareils pour confirmer ce que lui disait son équipier. Mais sa visibilité vers l’arrière était quasi-nulle. Selon les renseignements que l’on possédait, les Breda avaient leurs chances, contre ses adversaires. Mais le Sukhoï était un bombardier léger, pas un chasseur, il était donc surpris que ce puisse être ce genre d’avion[3].
Les monomoteurs soviétiques ne semblaient pas d’accords sur la conduite à tenir. La perte de leur chef faisait figure de victoire tactique car leur formation donnait l’impression d’être désormais livrée à elle-même. C’est du moins ce que rapportaient les mitrailleurs, depuis leur poste d’observation privilégié. Mais deux téméraires pourchassèrent les Breda. Inexorablement, ils se rapprochèrent, puis choisirent d’attaquer l’appareil de Pietrovski. Avec malice, ils restèrent légèrement en dessous, pour que son mitrailleur soit impuissant contre eux. Le temps que Piotr manœuvre pour dégager l’axe de tir de Volpovski, le massacre avait commencé !
— Aux secours ! Ils me tirent dessus ! Krebovski, tire, mais qu’est-ce que t’attends ? dégomme-les, putain !
Mais rien ne vint. L’appareil de tête dégageait. Le second prit la relève et déchargea sa bordée contre le bombardier rutharne. Sa victime encaissa sans broncher. Aux commandes, Pietrovski avait perdu son sang-froid et criait d’une voix aiguë et désespérée :
— Je suis touché ! Oh, mon Dieu, je suis touché ! Oh non ! Non ! Oh mon Dieu ! il y a le feu ! Au feu !
— Bouclez-là et sautez, Pietrovski !
— Au secours ! Piotr, mon Lieutenant ! Aidez-moi !
— Saute, par Saint-Wladimir ! Fais pas le con , sors-toi de là !
— Ah ! Je brûle ! Je brûle… Non ! Non ! Mon Dieu ! Mon D…
Des larmes de rage aux yeux, Piotr coupa la radio pour ne plus entendre l’agonie insupportable de son camarade. Il voyait déjà le Breda enveloppé flammes qui plongeait inexorablement vers le sol : c’était largement suffisant. L’impuissance face au sort de son camarade le bouleversait. Le Sukhoï tentait de poursuivre le massacre et virait vers l’appareil de Ponenko. Pauvre de lui ! il allait payer sa hardiesse au prix fort.
Réduisant les gaz au maximum, Piotr cabra son appareil. Il perdit ainsi sa vitesse. Grâce aux indications de son mitrailleur, il sut que l’agresseur le dépassait. Fait surprenant, le défenseur arrière n’avait pas profité de la manœuvre pour ouvrir le feu à bout portant. Trop tard ! Le pilote rutharne en profita. Il fit alors piquer sa machine en virage et remit doucement de la puissance. La cible alignée dans le collimateur, son pouce écrasa les deux commandes des mitrailleuses, déchargeant le stress et la colère accumulés. Les balles labourèrent les flancs de l’ennemi. Elles firent voler des débris, pulvérisèrent sa verrière et sa tourelle. Le chasseur improvisé partit soudain en piqué, en traînant un panache de fumée noire. Encore fou de rage, Piotr ajusta à nouveau sa visée et vida ses casiers à munitions sur le Sukhoï désemparé. Il eut la satisfaction de le voir s’écraser dans une boule de feu qui monta au ciel en un champignon incandescent. Aucun parachute ne s’était déployé.
Contrairement à sa première victoire, le pilote rutharne n’éprouva aucun remord… Au contraire, il était satisfait. Justice avait été rendue. Le second agresseur dut être impressionné car il s’enfuit sans demander son reste. Volpovski, le regarda s’éloigner avec soulagement. Les étuis vides jonchaient le plancher de son habitacle, empli par les odeurs écœurantes de la cordite et de la sueur.
Mais les quatre survivants avaient été extrêmement secoués par la disparition de leur ailier. Les cris du vice-sergent Janusz Pietrovski résonnaient encore dans leur tête, lorsqu’ils se posèrent. Chacun descendit sans un mot. Aux camarades qui les interrogeaient, ils ne répondirent rien. Ils ne les regardèrent même pas. Leur visage était fermé, comme leur esprit. En temps de guerre, perdre des amis est une fatalité avec laquelle il faut compter ; mais, de cette façon-là… Rien ne les y avait préparer ! Leur mémoire garderait certainement à jamais, les déchirants appels à l’aide qu’ils avaient entendus, la frustration et l’impuissance de ne pas avoir pu y répondre qu’ils avaient ressentis et les images de deux aviateurs brûlant vifs que leur cerveau avait inconsciemment fabriquées. Toute cette horreur, la banalité de la guerre, resterait à jamais gravée dans leur mémoire, comme une épitaphe sur un tombeau.
Jan Ponenko s’approcha de Piotr. Comme lui, ses traits étaient marqués par la fatigue accumulée depuis quelques jours, mais aussi par le stress, la rage et la tristesse. Ses yeux rougis trahissaient les larmes qui avaient dû couler. Les deux pilotes évitaient soigneusement de se regarder, comme pour se cacher mutuellement cette preuve d’humanité. Il s’adressa à son ailier d’une voix monocorde :
— Sergent Junkovski, votre radio a-t-elle pris un mauvais coup ?
— Non, mon Lieutenant, je l’ai coupée pour ne pas entendre…, murmura le sous-officier.
— Je comprends. J’ai moi-même procédé ainsi, confessa le lieutenant, entre ses dents.
Un ange passa. L’officier laissa tomber son parachute et tendit sa main vers son ailier. Il semblait que le dramatique évènement, le fait d’être unis dans la même épreuve, avait eu raison de toutes les barrières sociales qui les séparaient naguère. Les autres aviateurs présents regardaient, médusés, la scène, en se tenant respectueusement à distance.
— Sergent, je n’oublie pas que je vous dois une fière chandelle. Sans votre vivacité d’esprit, il est certain que j’eus fini ad patres. Soyez-en sincèrement remercié.
[1] Ces attaques par abordage étaient dénommées Taran et comptabilisées à part de celles obtenues de façon plus conventionnelle.
[2] Expression argotique signifiant « gaz à fond » ; le sens des commandes n’était pas unifié comme aujourd’hui ; sur les appareils français et italiens, on tirait la manette des gaz vers soi pour accélérer.
[3] Manquant de chasseurs, les soviétiques ont bel et bien engagé les Sukhoï 2 de deux régiments dans des missions de chasse, le 25 juin 1941 pour soutenir leur contre-offensive blindée dans le secteur de Loutsk, Boudno et Rovno. L’expérience a tourné court lorsque les bombardiers ont été attaqués par erreur par des pilotes de Polikarpov I-16.

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