La centième !
La vie s’était organisée sur le terrain de Stanisobje. À l’abri des couverts, l’activité était celle d’une ruche. Les mécaniciens vêtus d’un simple short allaient et venaient des alvéoles protégeant les avions aux ateliers. Des manutentionnaires en bras de chemise déchargeaient et charriaient les caisses de rechanges, de matériel en tous genres ou de denrées… De temps à autres, une estafette à moto, ou en avion léger, venait apporter un ordre ou tout autre communication écrite ; elle repartait tout aussi vite, un fois son devoir accompli. Sans compter les hommes de la compagnie chargée de tenir l’aérodrome, qui en poursuivait l’aménagement et prenaient leurs tours de garde.
Au milieu de toute cette agitation, le poste de commandement de l’escadrille avait élu domicile dans un abri semi-enterré, construits en rondin. Son toit plat et couvert de végétation le dissimulait ; seul le boyau d’accès et ses quelques marches pouvaient trahir sa présence. Une tonnelle en filet de camouflage l’en préservait. À l’intérieur, la luminosité était chiche, malgré l’éclairage électrique qui fonctionnait en permanence. Au fond se trouvait le bureau du commandant, maintenant occupé par le capitaine Valkalenko, un type austère avec un visage triste comme un bonnet de nuit. Son corps vouté aux épaules tombantes donnait l’impression que la tâche l’accablait. Piotr songea un instant que l’immense carte du front accrochée derrière lui l’écrasait davantage. Il n’oubliait cependant pas que le chef prenait sa part de mission, comme chacun de ses aviateurs.
Mais quel contraste à côté du vice-lieutenant Ponenko qui, penché sur une table de travail, semblait préparer sa prochaine mission ! Le jeune officier était tonique, avec des gestes décidés et un visage volontaire. Et sa voix portait bien plus que celle, nasillarde et caverneuse, de son aîné.
— Sergent Junkovski, ne restez pas planté dans l’entrée, approchez !
— Vous m’avez fait demander, mon capitaine.
— Oui, répondit-il en se levant avec un semblant de sourire. Je tenais tout d’abord à vous féliciter. Vos deux victoires aériennes ont été reconnues, vous avez même le droit de faire peindre, sur votre appareil, les mêmes marques que vos camarades de la chasse.
Piotr saisit le mince feuillet que lui tendait son supérieur. Il parcourut rapidement la première page, qui confirma la reconnaissance de ces deux succès. La joie se dessina sur son visage.
— Il y a peu à parier que vous serez également décoré. En plus de votre mise à l’honneur par la presse ! J’imagine que vous devez être comblé.
— Je sais que mon exploit a été relaté par les journaux, même si mon nom n’a pas été cité.
— Nous sommes en temps de guerre, il est logique de ne pas donner les numéros des unités, ni les noms des combattants. L’ennemi ne doit pas pouvoir se saisir de ces informations. Mais je tenais à vous informer d’un autre évènement. Le hasard a voulu la centième sortie de l’escadrille échût à votre section. Je souhaite que votre chef de patrouille en ait l’honneur.
— Si je puis me permettre, je le mérite tout autant !
— Et j’en suis bien conscient ! Cependant, sergent, je vous rappelle qu’une escadrille, c’est avant tout une équipe. Vous ne gagnerez pas la guerre tout seul. Pas plus que moi ou le lieutenant Ponenko. Vous aurez eu droit à votre lot d’honneurs. Et vous ne les avez pas volé. Mais vos camarades non plus n’ont pas démérité depuis le début de la campagne...
Le sous-officier sentit sa mâchoire se serrer et ses dents s’entrechoquer. Il n’avait rien contre les officiers, mais… compte tenu de ses talents, ne devait-il pas, lui, être celui qui réaliserait la centième ? Pendant ce temps, le capitaine poursuivait, bien conscient de marcher sur des œufs :
— … Mais j’estime que, si les mérites individuels doivent être reconnus, les mises à l’honneur peuvent également être partagés. Chacun mérite d’avoir son heure de gloire.
— Sachez, sergent, intervint Ponenko, que c’est le tableau de service qui fait que cela tombera sur notre section...
— Et je ne peux pas le changer, reprit le chef d’escadrille. Du reste, pourquoi privilégierai-je une patrouille et non une autre ? Autant m’arroger immédiatement ce mérite.
— Mais, mon capitaine, ne nous sommes-nous pas les plus méritants ?
— Vos camarades le sont tout autant ! Même s’ils ne remportent pas de victoires aériennes. Songez qu’un pont coupé, un convoi anéanti ou un train arrêté, c’est du ravitaillement et des combattants en moins pour le front ennemi, donc des pertes en moins dans nos rangs. Chacun ici œuvre pour la victoire finale sur les bolchéviques. Et votre action du 25 nous a rappelé à tous combien nous devons compter les uns sur les autres.
— Vous devez avoir certainement raison, mon capitaine, admit Piot du bout des lèvres.
— Sergent, il ne s’agit pas d’une décision prise contre vous, mais bien dans l’intérêt de l’Escadrille. Le capitaine ne souhaite pas que d’autres aviateurs se sentent lésé, comme vous avez pu l’expérimenté par le passé.
— Vous avez parfaitement résumé la situation, lieutenant. Peu importe ce qui s’est déroulé lors de la guerre de la Cisa ; je veille à ce que vos talents soient reconnus et récompensés à leur juste valeur. Mais gardez à l’esprit que la défense du pays est votre devoir, pas la chasse à la gloire et aux médailles. Vous n’avez rien à prouver : vous êtes un des nôtres à part entière.
L’entrevue était terminée. Piotr se recoiffa, salua ses supérieurs et sortit de l’abri. Il ne savait que pensé de ce discours. Devait-il les croire ou, comme le suggérait une petite voix dans sa tête, se méfier. Les deux officiers attendirent qu’il ait disparu :
— Croyez-vous qu’il vous aura entendu, mon capitaine ?
— J’espère que ce Don Quichotte des airs connaîtra la même fin que le héros littéraire. Sinon, Dieu seul sait qui fera les frais de sa lubie. Et je me passerai volontiers de ses enfantillages.
— Espérons que la deux-centième sortie échoie à l’adjudant Fronovski, cette fois Junkovski ne pourra rien vous reprocher.
— Sauf s’il venait à passer officier avant, lieutenant…
— Vous avez des nouvelles à ce sujet ?
En sortant, du poste de commandement, le jeune pilote croisa la silhouette ventrue du vaguemestre. Ce dernier s’était arrêté pour éponger son front ruisselant de sueur. Le shako rejeté en arrière, avec ses yeux ronds et sa bouche grande ouverte pour happer la moindre parcelle d’air, il avait l’air un ahuri débonnaire. Piotr s’était toujours demandé, comment l’armée pouvait tolérer un physique pareil dans ses rangs. Il se rappela cependant qu’une autre personne l’inquiétait :
— Oh le ramier, t’as du courrier pour moi ? lança-t-il sans ménagement.
— Pourquoi que j’en aurais ? T’en as pas déjà reçu hier ? protesta le sous-officier ventripotent.
— Je te parle pas de çui-là ! Tous les jours je lui ai écrit. Et aucune réponse, rien… Qu’est-ce qu’elle fiche, cette garce ?
— Attends un peu, le courrier a parfois du mal à arriver, tu sais…
— Ben voyons, pendant qu’on se crève le cul face à Ivan, y en a qui se la coulent douce, apparemment !
— On fait tous ce qu’on peut !
— Tu m’en diras tant ! Si ça se trouve, c’est un de tes petits potes d’embusqué qui m’a remplacé… Bon, t’as vraiment rien dans ta musette ?
— Rien pour toi, non ! T’es pas tout seul. Et y a les autres qui m’attendent. Allez, ôte-toi de là !

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