Intermède champêtre

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Le lendemain de la remise de décorations, l’escadrille déménageait. Avec sa blessure qui n’avait pas encore totalement guéri, Piotr dut faire le voyage avec l’échelon roulant. Un autre pilote irait rechercher « son » avion, que la mécanique avait remis en état. Avec les combats, désormais, chacun volait sur les appareils opérationnels, sans que l’on se soucie que ce soit sa monture attitrée ou non.


Le convoi rassemblant les véhicules techniques, les camions transportant tentes et matériel et l’autobus pour le personnel s’ébranla à l’aube. Assis sur la banquette en cuir rembourrée, le jeune homme regardait par les vitres, rapidement maculée d’une fine poussière, le paysage qui défilait. Passé le Dniestr puis le champ de bataille, les bas-côtés offraient le spectacle d’une armée rattrapée dans sa déroute. Ils étaient jonchés de débris, de véhicules kaki abandonnés, plus ou moins détruits ou brûlés, et de cadavres dont corbeaux et milans se délectaient. Des corps plus ou moins complet gisait encore çà et là, ou se tenaient perché dans des arbres dénudés. Mais il s’agissait surtout de chevaux au ventre gonflé et aux pattes raides comme des piquets ; parfois, cependant, leur panse était crevée et laissait échapper les boyaux, vers géant gisant sur le sol et festin disputés par les charognards. En les voyant, la plupart des aviateurs présents détournèrent le regard. Plus que ceux des humains que l’on avait généralement déjà enterrés, la vue des cadavres des bêtes les touchaient. Celles-là n’avaient rien demandé et ne risquaient pas de leur envoyer une balle en plein milieu du front ou un coup de baïonnette dans les entrailles. Leur mort paraissait injuste. Mais les bombes et les obus n’avaient fait aucun détail.


Dans un bourg bombardé, les rares habitations identifiables, et même les pans de murs encore debout, portaient les stigmates de la bataille : impacts de balles ou d’éclats d’obus, projections de sang voire de morceaux de cadavres, meurtrières de fortune hâtivement percées, armements abandonnés parfois renversés… Des civils fouillaient ces décombres. Certains, la mine grave et triste, semblaient à la recherche d’un souvenir, un vestige d’un passé heureux, quelque chose de leur vie d’avant à emporter… D’autres, en revanche, avaient clairement des motifs beaucoup moins avouables. L’attention des quelques prévôts présents était cependant accaparée par la bonne marche du convoi, qu’ils s’efforçaient de faire avancer avec de grands gestes des bras et quelques coups de sifflets presque inaudibles dans le grondement des moteurs.


Au fur et à mesure que l’expédition avançait sur la route menant à Tchortkiv, puis Terebovlia, les marques de destruction s’estompaient, pour devenir éparse. De temps à autres, une sépulture sommaire marquait le décès de quelques braves. Il n’y a qu’aux alentours de certains villages, que le spectacle d’apocalypse revenait gâcher la vue des voyageurs. Globalement, les autochtones qui étaient revenus – ou n’avaient pas fui – étaient souriants et faisaient de grands gestes de la main pour souhaiter la bienvenue aux militaires rutharnes. Lorsque le convoi devait ralentir, certaines jeunes filles, venaient même accrocher de frêles bouquets sur les calandres des véhicules ou les tendaient directement aux militaires, qui les acceptaient de bon gré. Aux portes de l’un d’eux, toutefois, l’accueil fut plus sombre. Aux premières branches d’un arbre probablement centenaire, étaient pendus trois corps, les mains liées dans le dos et un écriteau en caractères cyrilliques attaché autour du cou. Puis, dans les rues, les mêmes scènes de liesse de la part des habitants. Si les sourires et la vie vous sautaient au visage, la mort se rappelait à vous en arrière-plan avec les corps de ces trois suppliciés.


— Ils n’ont pas traîné à faire le ménage ! laissa échapper un des secrétaires placés devant Piotr, en détournant son regard du triste spectacle.

— À quoi tu vois ça ?

— J’ai lu « Komunistychni nechysti », ça doit vouloir dire « vermine communiste » ou un truc du genre.

— Ça explique donc qu’ils soient si contents de nous voir…


Le convoi s’arrêta dans une autre petite agglomération, où semblait cantonner une unité de travailleurs, pour la pause déjeuner. Les passagers de l’autobus se dirigèrent, avec d’autres, gaiement vers la roulante pour percevoir le casse-croute et un quart de café. Alors qu’un groupe d’hommes visiblement exténués et hirsutes le croisait, le regard de Piotr rencontra celui d’un des soldats de fortune. L’autre le fixa l’air hébété, la bouche ouverte comme un chien qui halète. Mal rasé, couvert de poussière, en bras de chemise kaki et pantalon de grosse toile bleue, il n’avait presque rien de martial, sinon le bonnet de police à gland typique de l’armée rutharne et son ceinturon neuf.


—Piotr ?! c’est bien toi ? bégaya-t-il.

— Hermanj ! Mais qu’est-ce que tu fais là ?

— On protège les arrières : il y a encore des soldats ennemis, répondit le soldat en désignant les alentours avec son bras libre.

— Je pensais sérieusement que ta blessure t’aurait éloignée du front !

— C’est le cas, répondit l’homme en s’appuyant sur son fusil. Mais ça les a pas empêché de venir me rafler pour la seconde ligne. Et toi ? T’es toujours pilote ? Je vois que tu l’as finalement ta médaille !

— Non, celle-là c’est pour avoir cassé du Popoff, admis Piotr sans la moindre fierté.

— Ah ?! mince ! et donc ?

— Nous suivons l’avancée, nous allons sur un nouveau terrain pour continuer à combattre.


Piotr et son ancien camarade de convalescence restèrent un instant silencieux, comme s’ils réfléchissaient chacun à cette information. Cependant, le territorial se fit rapidement appeler par ce qui semblait être son chef de section ou d’escouade. L’homme semblait tout aussi peu martial que son subordonné et se tenait trop loin pour qu’on put identifier son grade. Le pilote regarda son interlocuteur le quitter, la tête basse et la démarche claudicante : ses brodequins semblaient déjà hors d’âge… Il reprit ensuite sa place dans la file d’attente.


Les rampants n’arrivèrent qu’en soirée au terrain de Ternopil. Ce dernier était situé à l’est-sud-est de la ville, sur la route en terre battue allant de la grande ville au village de Velyki Byrki. Sur place, un spectacle de désolation attendait les hommes. Les hangars étaient effondrés, décapités ou éventrés. Partout gisaient des carcasses d’avions, certains troués comme des passoires, d’autres plus ou moins amputés ou sabordés. Ceux qui s’étaient consumés étaient réduits à l’état de squelettes noircis et déformés, leur armature de métal ayant par endroit fondu sous la violence de l’incendie. L’aire d’envol, enfin était constellée de rustines en terre retournées, preuve que les soviétiques avaient essayé de rendre le terrain réutilisable après les bombardements des premiers jours de l’offensives. Sur les côtés, de nombreux panneaux à tête de mort mettaient en garde contre le danger des mines ; les hommes furent d’ailleurs informés que les hangars contenaient de probables pièges.


Ici, pas d’arbres pour cacher les gros Breda et leur imposante silhouette. Ces derniers durent être recouverts de filets de camouflage pour casser leur forme et cacher les couleurs vives de leurs cocardes et bandes jaunes d’aile ; leur livrée à mouchetis devait faire le reste pour les dissimuler à la vue d’un observateur aérien trop curieux. De l’autre côté de la route poussiéreuse, le village de Smykivtsi abritait les hommes et les principaux services nécessaires à la vie de l’escadrille dans ses mazanka aux murs blanchis à la chaux et au toit de chaume. Seule la mécanique, avec ses camions ateliers, eux aussi recouverts de filets, et ses tentes de toile camouflée, restait en permanence sur le terrain.


Cette fois, le cantonnement prenait des allures de villégiature dépaysante. Et s’il n’y avait eu les destructions et les traces de la récente chasse aux sorcières, les aviateurs rutharnes auraient pu se croire au repos dans un pays exotique. La population locale fut des plus accueillantes. Beaucoup d’hommes avaient été raflés par les soviétiques avant leur retraite. Les maris, les fiancés, partis, certaines femmes se sentirent rapidement seules, permettant aux militaires, même les moins entreprenants, de s’offrir quelques plaisirs de la vie à peu de frais. La guerre pouvait sembler bien loin et, pour les réservistes fraichement arrivés comme pour les survivants des premiers combats, l’atmosphère revêtait des atours quelque peu irréels.

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