Du sang neuf
La nouvelle offensive s’annonçait proche. Trois équipages de réservistes étaient arrivés en renfort. Ils étaient frais émoulus d’un stage de rafraichissement. Leur figure fraîche les trahissait au milieu des hommes aux traits tirés par le manque de sommeil et l’enchaînement des missions. Malgré un entraînement assidu avant-guerre, ils ne comptaient encore que quelques heures sur Breda. L’un d’eux, peut-être mal familiarisé avec le nouveau bombardier, peut-être trop nerveux ou distrait, avait décroché en final et s’était écrasé… les chefs de section auraient fort à faire pour leur inculquer rapidement les rudiments du métier qui leur manquaient encore. Ilyovenko ne décolérait pas face à cette maladresse. Mais les hommes qu’il avait amenés, à défaut d’être particulièrement compétents, se montraient volontaires et cherchaient à glaner le moindre renseignement auprès de leurs camarades expérimentés, dont même les moins capés avaient été promus au rang d’anciens.
À peine arrivé, le nouveau commandant convoqua ses officiers pour faire le point sur la situation de l’escadrille. Dmitri Valkalenko se savait trop jeune dans son grade pour garder son commandement. Néanmoins, il comprenait mal qu’on leur envoyât un chasseur pour le remplacer. À défaut d’officier supérieur, n’était-il pas le plus compétent pour occuper le poste ? La réunion débuta donc dans une ambiance tendue. Boris Ilyovenko rappela qu’il avait lui-même participé à l’évaluation du Breda en Italie et porté des recommandations quant à son utilisation opérationnelle. S’il n’était pas aussi familier que ses pilotes, il n’était pas non plus un rond-de-cuir parachuté dans l’unité pour y chercher quelque gloriole. Il interrogea ensuite ses deux subordonnés sur les enseignements tirés des premières semaines de guerre. C’est Jan Ponenko qui lui livra les informations les plus intéressantes :
— Nous avons eu l’occasion de comparer l’efficacité de notre mitrailleuse de douze-sept contre celle des russes de même calibre. Et le résultat est sans appel : nos armes manquent de puissance, donc d’efficacité. J’ai pu le confirmer sur les épaves des chars ennemi, dont les blindages les plus légers avaient été difficilement percés. Malheureusement, les cartouches soviétiques sont plus longues que celle que nous utilisons : elles font presque 3 cm de plus !
— Suggéreriez-vous d’utiliser des armes de prise, lieutenant ?
— Il le faudrait, si nous voulons optenir une puissance de feu suffisante. De plus, leur mitrailleuse rend environ sept kilo à la nôtre et sa cadence de feu est plus importante : nous pourrions soit emporter plus de munitions, soit profiter de la diminution de charge alaire induite. Cependant, cela reste une arme rare. Nous avons pu récupérer la nôtre sur une épave de chasseur MiG.
— Vous êtes tout de même conscient que l’installation de cette mitrailleuse va obliger à changer tout le système d’alimentation, puisqu’il a été conçu pour des munitions plus courtes.
— Peut-être pourrions-nous en profiter pour supprimer les armes de petits calibres. Elles n’ont que peu efficacité contre nos objectifs et aucune contre les chars, intervint Valkalenko.
— Rédigez-moi un rapport complet et je le transmettrai à la direction technique. Je souhaite aborder un dernier sujet : celui du premier sergent Junkovski.
— C’est un excellent élément, très capable et farouchement combatif, répondit le capitaine. Le commandant Rastenko lui avait accordé une citation pour son engagement. J’en ai fait de même pour un récent exploit aérien…
— C’est heureux. Mais son… ressentiment datant de la Petite Guerre a-t-il disparu ?
Les deux subordonnés se regardèrent, comme s’il se rejetaient la patate chaude. Il n’en fallut gère plus à Ilyovenko pour comprendre l’étendue du problème. Il se permit donc de rappeler à ces deux officiers quel avait été le comportement du pilote durant sa dernière mission. Il ne tut pas non plus les manœuvres de la propagande pour fabriquer un héros issu de l’aristocratie, ni ses efforts auprès de ses supérieurs pour que le sergent obtienne finalement une des deux victoires qu’il revendiquait. C’était sa parole contre celle d’un sous-officier qu’ils connaissaient mieux, mais le commandant ne doutait pas qu’avoir les deux versions de l’histoire permettrait aux deux chefs de se faire une vision plus juste des évènements. Il comptait, de toute façon, revenir sur cet incident avec l’intéressé, lorsque l’échelon roulant aurait rejoint
*
Un nouveau commandant était également arrivé. Sanglé dans un uniforme parfaitement ajusté, il affichait un air de suffisance exaspérant. Ses cheveux sombres étaient plaqués avec soin et ses oreilles dégagés par des garde-boues toujours rasés. C’est tout ce que Piotr put savoir, alors qu’il se dirigeait vers la maisonnette qui lui servait de poste de commandement. Lorsqu’il entra dans la pièce servant de bureau que chef d’escadrille, il se figea un instant, avant de saluer. Puis, sur l’invitation d’Ilyovenko, il prit place sur une chaise en lançant un regard interrogateur au lieutenant Ponenko. Le jeune aviateur sentait son pouls accélérer. Au fur et à mesure que le commandant lui parlait, un sentiment de colère viscérale mêlé d’angoisse montait en lui. Il tenta de le contenir. Mais sa rage fut la plus forte :
— Dois-je comprendre que vous essayez de me poignarder à coup de saucisses plates ? lança-t-il sans réfléchir.
— Je vous demande pardon, sergent ?
— Votre histoire avec l’état-major, est-ce la vérité, ou une fable pour me mettre dans votre poche ?
— Sergent ! intervint Ponenko. Dois-je vous rappeler que vous avez désobéi à un ordre, que cela aurait pu vous coûter la vie et celle de votre capitaine.
— Vous a-t-il dit, que ma radio était en panne ? Comment aurais-je pu le prévenir, si j’avais vu les Hongrois nous foncer dessus ?
— Votre rôle, sergent Junkovski, aurait alors été de les engager : vous deviez me protéger ! Et ça, figurez-vous que je me suis bien gardé de le dire à nos supérieurs. Non content de vous déposséder de cette victoire qu’ils m’ont attribuée, ils vous auraient traîné devant le conseil de guerre. Peut-être eusse-t-été là une meilleure solution puisqu’elle aurait entraîné votre radiation, à minima : vous ne seriez donc pas là pour en parler, mais au fond d’une tranchée à subir les bombardements d’artillerie.
— Le commandant Ilyovenko a été magnanime avec vous, reprit le chef de section. Vous devriez lui en savoir gré et ne plus lui tenir rigueur de l’objet de votre rancœur.
Était-il possible que l’officier avec qui il s’était rapproché ait tourné casaque ? Piotr avait l’impression d’avoir été pris dans une embuscade. Pire, on l’avait attiré dans un guet-apens. Mais son nouveau chef d’escadrille ne le laissa pas réfléchir :
— J’ai pu constater que vous aviez tiré les leçons de votre erreur passée. En ce qui me concerne, je n’ai aucune raison de douter des qualités que me vantent le capitaine Valkalenko et le lieutenant Ponenko. Je compte envoyer une nouvelle demande concernant votre victoire ; mais je ne vous garantis rien. Il est toutefois possible, qu’avec vos récents exploits et les futurs, l’on veuille une belle histoire à raconter.
— Que voulez-vous dire, mon commandant ? Que je pourrais intéresser les journaux ?
— Ne soyez pas naïf, les journaux écrivent ce qui leur est demandé d’écrire. Ce sont les officiers de la propagande qui choisiront de vous mettre dans la lumière et de vous laisser dans l’ombre. J’espère que vous avez une jolie fiancée qui vous attend, cela leur donnera davantage de matière.
Un sourire illumina le visage de Piotr. Être à l’honneur des communiqués, voilà une idée qui lui plaisait. Mais rapidement, il repensa à Mardycka et à sa disparition et son visage s’assombrit. Cela pourrait-il le desservir ? Boris Ilyovenko, lui, jubilait. Mais il le cachait. Sa petite manœuvre risquait de faire d’une pierre deux coups. D’abord, les relations avec son ancien ailier allaient s’apaiser. Mais surtout, le colonel Jermovenko serait mis en face des manigances de son prédécesseur et protecteur. Et ça, ça n’avait pas de prix !

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