Les nez pointus
Le 10 juillet 1941, l’escadrille s’était levée de bonne heure. Devant le tableau noir monté sur chevalet, le commandant apparut pour exposer les missions du jour. Une nouvelle offensive était lancée par la dix-septième armée vers Kiev et sur la Podolie, en direction de Vinnytsia. Le corps expéditionnaire rutharne, en réalité une division rassemblant la majorité des forces motorisées du pays, y participait. Dans le même temps, les forces roumaines et une autre armée allemande attaqueraient le flanc gauche des soviétiques. Une fois la jonction effectuée, sur le Boug méridional, les forces de l’Axes continueraient parallèlement à la côte de la Mer Noire, vers le Don, pour occuper ensuite la Crimée et le grand port de Sébastopol. La perspective de libérer l’Ukraine du joug des bolchéviques enthousiasmait les plus jeunes et tempérait leur appréhension du premier combat. Mais les anciens savaient que l’ennemi avait eu le temps de préparer sa défense. Et que le Breda n’était pas invincible.
Bris Ilyovenko détestait le Breda 65. Malgré son moteur Piaggio de mille chevaux, sa vitesse horizontale lui paraissait trop faible et son taux de monté, ridicule. La manœuvrabilité était, en outre, mauvaise, comparée à celle du petit P.11 qu’il avait piloté. Enfin, le poste de pilotage fermé était extrêmement bruyant ; à quoi bon restreindre la visibilité du pilote, dans ces conditions ? L’officier savait également qu’en Italie, le gros veau était en voie d’extinction : jugé trop dangereux et pas assez performant, il avait été retiré des premières lignes avant de retrouver quelques grâces en Lybie. Mais les quelques exemplaires mis en œuvre avaient été consommés jusqu’à disparitions, sans que l’on puise ensuite dans les stocks pour recompléter les effectifs. Venant de l’extérieur et d’un autre monde, il pensait voir les défauts rédhibitoires du bombardier d’assaut et les mesures à appliquer pour s’en accommoder au mieux. Selon lui, le capitaine Valkalenko et le lieutenant Ponenko, eux, étaient enferrés dans leur routine, comme les pilotes les plus anciens. Mais les deux officiers subalternes étaient convaincus de faire ce qu’il fallait. Ils s’appuyaient sur l’expérience de la guerre d’Espagne qu’un de leurs instructeurs avait partagée avec eux. Les chasseurs soviétiques n’ayant pas évolué, jusque-là, il y avait eu assez peu de dégâts. Frapper vite et fort, voilà ce qui convenait au Breda. Et quand bien même les paysages n’offraient plus de relief pour se cacher, quand bien même l’appareil s’annonçait-il à l’avance par son bruit tonitruant, ils restaient sûrs de leurs choix tactiques. Et ce n’était pas le moment d’en introduire une nouvelle.
Les objectifs du jour étaient de nouveau des ponts. L’attaque serait donc réalisée donc en semi-piqué avec des bombes fixées sous les ailes. La phase d’approche se ferait à l’altitude optimale pour l’appareil, soir cinq mille mètres. Le nouveau commandant estimait aussi que l’arrivée serait plus discrète : le bruit du moteur serait atténué et le ventre gris clair masquerait les appareils sur le fond bleu du ciel. De plus, les combats aériens avaient jusque-là eu lieu à des altitudes inférieures. C’était donc un autre gage de sûreté. Les chasseurs d’escorte râleraient sans doute. Ce plan d’apparence infaillible ne pouvait que faire l’unanimité auprès des pilotes expérimentés. Et tout se passa bien à l’aller, sinon un problème d’inhalateur sur un des appareils qui obligea l’équipage à faire demi-tour.
La section de Piotr rentrait. Depuis leur altitude de croisière, le champ de bataille n’était qu’une succession de points rouge brillant ou de moutons noirs. Impossible de distinguer les hommes, les chars ou les canons. C’est à peine si on voyait les départs de coup des batteries. Dans leur cockpit, Piotr et Ponenko regrettait de ne pouvoir les mitrailler. Quel ordre idiot, que les faire voler aussi haut ! Mais bientôt, les mitrailleurs dorsaux signalèrent que les chasseurs faisaient demi-tour. L’attention de leur cocher se reporta donc au ciel qui les entourait. Des chasseurs soviétiques à cette altitude ? On leur avait pourtant assuré que ce n’était jamais arrivé. Et s’ils avaient sorti une arme secrète ? Bientôt, les défenseurs purent les voir, ou plutôt les deviner. Six points sombres se détachaient un peu plus haut, dans les neuf heures de la formation. Les trois Caudron de protection se dirigeaient sans ciller vers eux : allaient-ils tous les arrêter ? Non, ils n’étaient pas assez. Et soudain, sortie d’un nuage, une nouvelle patrouille arriva comme par enchantement. Juste le temps d’un cri d’alarme et la pétarade des mitrailleuses se déclencha. Avec application, les deux ailiers se rapprochèrent de leur chef pour concentrer leurs feux tout en piquant pour gagner de la vitesse.
Emporté par son élan un premier chasseur passa en trombe au milieu des trois bombardiers avant de remonter en flèche vers le ciel. Piotr eu le loisir de l’observer. Un nez proéminent qui se terminait par une imposante casserole d’hélice pointue et un arrière très court, des ailes triangulaires et allongées à l’intrados cyan frappé d’une étoile rouge : aucun doute possible, il s’agissait d’un chasseur MiG ! Le pilote rutharne observa un instant le gracile petit monomoteur au fuselage camouflé de deux tons de vert s’échapper et ne put s’empêcher d’éprouver de l’admiration. Qu’il aurait aimé, lui aussi, être aux commandes d’un bolide aussi fuselé ! Mais le combat continuait. Car ses deux camarades prenaient déjà la suite. Quelques impacts résonnèrent dans le fuselage. Un coup d’œil aux instruments, tout fonctionnait. Seul à la tête de sa section, Ponenko devait goûter l’astucieuse manœuvre des Soviétiques. Renseigné par son mitrailleur, il ordonna un virage serré à gauche. L’attaque du dernier chasseur échoua, mais il ne laissa pas le temps aux mitrailleurs de l’ajuster et se sauva. Qui que fussent les gars aux commandes de ses diaboliques machines, ils n’avaient rien à voir avec le tout-venant déjà rencontré les semaines précédentes. Ceux-là semblaient connaitre leur matériel et leur métier.
Déjà, un nouvel assaillant tentait de profiter de la nouvelle direction prise par les Breda pour les attaquer par l’arrière légèrement en dessous. Sur leur droite, un paquet de gros cumulus se présentait. Le salut ! Sans pouvoir évaluer ses chances de succès, Ponenko tenta le tout pour le tout. Manette des gaz « dans la poche »[1], lui et ses pilotes firent bondir leurs appareils tout en effectuant un virage vers leur attaquant pour se rapprocher de l’asile cotonneux. Les mitrailleuses arrière tonnèrent pour éloigner le prédateur. Mais cette course éperdue n’allait pas assez vite. Dans quelques minutes, il faudrait calmer les chevaux au risque de les faire s’essouffler. Volpovski commentait. L’agresseur entamait un large changement de direction pour se replacer. Il revenait. Un second arrivait pour les prendre en tenaille. Un voile blanc s’installa, enfin. Les Rutharnes soufflèrent. Mais le répit fut de courte durée. Les filets jaunes de balles traçantes se mirent à les encadrer : malgré le danger, la poursuite continuait. Que faire ? Riposter c’était trahir sa position, se désigner comme cible. Piotr ordonna donc à son compagnon de ne rien faire. Déjà le lieutenant commandait un nouveau changement de cap pour tromper l’ennemi et profiter d’autres nuages. Piotr obéit. L’aile droite s’affaissait quand un bruit sourd résonna, suivi d’un éclair. Sous les yeux horrifiés du sous-officier, les deux autres appareils de la section se percutèrent de plein fouet. Enchevêtrés, ils descendirent en une boule de feu compacte. À peine plus haut, une aile provocatrice virevoltait à la traine comme une feuille morte en proie aux caprices du vent.
Piotr eut un haut-le-cœur. Comment était-ce possible ? Des larmes de rage s’épanchèrent et ses poings se crispèrent sur la poignée du manche à balai. Qu’un de ces foutus Ivan se présente et il n’en ferait qu’une bouchée. Foi de Junkovski, il le leur ferait payer ! Dans sa pyramide vitrée, son jeune mitrailleur bégayait, sous l’effet du choc et de la stupeur. Le sifflement de l’air qui s’engouffrait par les trous d’impact prit alors une teinte lugubre. Et bientôt, la ouate salvatrice s’estompa. L’angoisse de la proie les reprit, même si Volpovski avait encore du mal à revenir à la réalité. Scrutant le ciel avec appréhension, les deux aviateurs eurent au moins le soulagement de ne pas retrouver les MiG. Et, sans un mot, ils rentrèrent à Ternopil. Le chef de hangar[2] n’avait pas intérêt à se plaindre qu’ils ramenassent une passoire. Eux, au moins, seraient rentrés.
[1] Expression française de cette époque signifiant gaz à fond. Sur les appareils français et italiens, la manette des gaz était inversée par rapport au sens actuel.
[2] Sous-officier chef des mécaniciens.

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