Une visite au front

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— Par Saint Wladimir, Junkovski, où est le reste de votre section ? s’étonna Ilyovenko.

— Elle… Elle… Elle a explosé ! Explosé ! Éructa Piotr, en écartant les bras.

— Que s’est-il passé ? Il y avait de la DCA ?

— Non, ils se sont… On venait juste de leur échapper et… et ils se sont…

Le jeune sous-officier n’avait pas réussi à finir sa phrase. Cet air effaré, avec des yeux exorbités aux contours rougis, les grands gestes exagérés et ce bégaiement trahissait son état de choc. Derrière lui, son mitrailleur n’avait pas meilleure allure. Il lui posa la main sur l’épaule, alors que le pilote fondait en larme. Son corps également était secoué par les spasmes de sanglots. Il n’en fallait pas plus au commandant pour comprendre qu’il n’obtiendrait aucun détail supplémentaire et que ses deux hommes seraient indisponibles pour le reste de la journée, voire d’avantage. D’un geste discret, il fit signe aux deux brancardiers de les emmener dans la petite ambulance automobile. Toutes les autres missions de la matinée s’étaient déroulées à la perfection. Il fallut que le malheur que s’abattît sur celle de son ancien ailier. Mais la vie devait continuer : la guerre n’allait hélas pas s’arrêter pour si peu.

L’après-midi commençait et le médecin-auxiliaire de l’escadrille faisait son rapport sur ses deux nouveaux patients. Le téléphone sonna. D’un geste Ilyovenko arrêta son interlocuteur tandis que le préposé décrochait le combiné en bakélite. Le temps se suspendit pendant que le téléphoniste échangeait les banales phrases d’usage pour prendre la communication. Or de ses rares propos, on entendait le bourdonnement des moteurs sur le terrain et quelques cris issus de l’activité effrénée qui y régnait.

— Mon commandant, on vous demande. C’est le deuxième chasseurs portés : ils ont retrouvé un de nos hommes, intervint enfin l’agent de transmission.

— Vivant ou mort ? demanda l’officier en s’approchant.

— Je ne sais pas, mon commandant. Tenez.

— Ici le commandant Boris Ilyovenko, j’écoute.

— Ici le commandant Kyril Krillienko, premier bataillon de chasseurs portés. J’ai avec moi un de vos officiers, le lieutenant Jan Ponenko. Une de mes patrouilles l’a récupéré in extrémis, ce matin.

— Comment va-t-il ? Est-il vivant ?

— Il vous le dira mieux lui-même : il tient absolument à vous parler.

— Mon commandant, ici le lieutenant Ponenko, dit une voix un peu essoufflée. Je vais bien. Je… Je ne comprends toujours pas comment mais… je vais bien.

— Bon très bien, c’est au moins une bonne nouvelle. Avez-vous vu un médecin ?

— Pas… Pas encore. J’ai préféré vous pré…venir avant. Le pont… a été d… détruit.

— Vous avez bien fait, lieutenant. Allez maintenant vous faire examiner. Je vais m’arranger avec le commandant Krillienko pour vous faire chercher dès que possible.

Après avoir pris quelques informations auprès du chef de bataillon des chasseurs, Ilyovenko mit fin à la conversation. Puis il se retourna vers son médecin :

— Je pense que vous pourrez informer vos deux patients que leur chef de section est vivant, ça devrait aider à les remettre sur pied.

*

Le petit avion de liaison Lublin R-XIII se posa dans la clairière. Son aile parasol, son fuselage entoilé et son habitacle ouvert donnaient l’impression qu’il sortait du conflit précédent. Et ses performances étaient à l’avenant ! Sous la houlette d’un soldat en veste de treillis aux manches retroussées, il vint se ranger sous le couvert des arbres bordant l’aire d’atterrissage improvisée dans un champ. Ilyovenko s’extrayait encore du poste de pilotage, quand un sergent se présenta à lui pour l’emmener auprès du commandant de la demi-brigade[1]. Le trajet se fit en silence dans une Łazik[2], dont la capote était repliée. Il n’était de toute façon pas question qu’un officier s’entretinssent avec un militaire du rang ou sous-officier. Le pilote rutharne estima cependant que la présence d’un de ses congénères pour l’accueillir eut été une marque de respect légitime. L’état-major de l'unité s’était arrêté dans un kolkhoze déserté. Les véhicules, camionnettes bâchées, fourgons radio, moto ou voitures de liaison, étaient parqués à qui mieux-mieux, profitant du moindre couvert végétal, hangar ou grange ; les antennes radios étaient déployées au bout de leur poteau, comme des fils à étendre le linge. Rien ne transprirait une réelle peur des bombardement aérien, sinon deux canons de vingt milimètres dont les servants discutaient en toute décontraction. Le chauffeur lui ouvrit la portière et lui indiqua du bras l’entrée du bâtiment abritant le poste de commandement. Comme la manquer ? Cette dernière était gardée par deux plantons qui présentèrent les armes, alors que l’aviateur s’approchait pour entrer. Au moins, les fondamentaux n’étaient-il pas oubliés.

On se serrait à l’intérieur. Où que le regard portât, il y avait de l’agitation et un bruit infernal. Au centre, trônait une imposante et rustique table de bois, sur laquelle était disposée des cartes. Trois officiers se penchaient au-dessus et discutaient sans prêter attention au nouveau venu. Derrière, quelques secrétaires-dactylographes tapaient des ordres ou des comptes-rendus sur d’imposantes machines à écrire qui cliquetaient avec frénésie. Sur la gauche, une équipe de téléphoniste surveillés par un caporal n’en finissaient pas de transmettre ou recevoir des informations, plus loin, un télégraphiste tapotait avec entrain sur le manipulateur de son poste. Un de ses agents de transmission venait de tendre un télégramme à un motocycliste auquel il ne prêtait déjà plus attention. L’agent de liaison, lui, partit tête baissée. Dans la précipitation, il heurta le visiteur et, prenant à peine le temps de s’excuser, fila vers son destrier mécanique. Le sergent alla vers les trois stratèges et un homme sec en uniforme aux passepoils vert se détacha du groupe. Il vint saluer le nouveau venu.

— Commandant Ilyovenko ? Je suis le colonel Eryemnko, c’est moi qui commande ici. Comme vous le voyez, nous sommes un peu occupés. Les Panzer caracolent en tête et nous laissent des poches de résistance à réduire.

— Mon colonel, je viens chercher mon pilote. Le commandant Krillienko m’a dit que je le trouverais ici. Il avait besoin de soins.

— Oui, en effet, vous pourrez aller le récupérer auprès du médecin du régiment, mais avant je voulais vous entretenir de nos difficultés. Je sais ce n’est pas protocolaire. Mon camarade qui a demandé votre intervention contre les blindés s’est fait limoger peu après pour avoir contrevenu à la procédure. Pourtant, combien de vie ont sauvées grâce à son initiative ?

— Je vous comprends bien, mon colonel, mais je pense que les autres commandant de régiment nourrissent les mêmes espoirs que vous. Nous n’avons qu’une escadrille de d… huit appareils, même pas de quoi affecter une section à chaque brigade du corps expéditionnaire ! Les renforts que j’ai reçus au début du mois ont déjà été consommés…

— Où les avez-vous perdus, si ce n’est pas indiscret ? Votre officier était assez confus sur ce qui lui est arrivé.

— Ils ont été envoyés contre des ponts sur le Boug méridional…

— Pourquoi si loin alors que nous pourrions avoir besoin de soutien sur les lignes ?

— Et ce serait une excellente mission pour mes Breda ! Mais pour que nous réalisions ces missions, il nous faut des demandes d’intervention. On ne peut pas survoler vos bataillons toute la journée, au cas où. Et vous devez d’abord composer avec les Karaś du corps d’armée.

— J’entends bien, mais plus vite vous arrivez, moins je perds d’hommes ! La procédure est beaucoup trop longue et incertaine !

— C’est malheureux et croyez bien que j’aimerais vous aider. Mais je ne peux pas vous privilégier au détriment de mes ordres et, surtout, des autres unités qui, tout autant que la vôtre, ont besoin de nous.

— Je comprends mais pouvez-vous au moins faire remonter nos besoins à votre état-major de corps d’armée ?

Il n’y avait pas besoin d’être fin psychologue pour savoir quoi répondre à cet officier supérieur insistant. Qui plus est, Boris Ilyovenko y vit la possibilité d’alimenter ses propres demandes. Comme il l’avait mentionné à son interlocuteur, le Byk ne lui semblait pas adapté à des raids très en arrière des lignes ennemies. En revanche, la tactique d’attaque en vol rasant était bonne pour les missions sur le front ou à proximité immédiate. De plus sa variété de charge le rendait apte à traiter aussi bien les concentrations de troupes que les dépôts ou les rassemblements de véhicules. En englobant les besoins d’une unité d’infanterie dans son argumentaire, il pensait donc ajouter du poids au rapport qui germait dans sa tête. Ainsi, il accepta et se laissa guider jusqu’à la carte. Enfin, Ponenko était entre de bonnes mains, il pouvaient bien attendre quelques minutes de plus.

Sa mission de renseignement achevée, Boris Ilyovenko sortit du poste de commandement. Cette fois, c’est lui qui bouscula l’agent de liaison couvert de poussière qui y entrait. D’un regard, il força le soldat à le saluer sans même arrêter sa course, pendant qu'il épousetait sa vareuse avec dégoût. Il se dirigea ensuite vers une grande habitation collective que des draps blancs ornés d’une grande croix rouge désignait comme le poste de secours. Il contourna un pan du bâtiment et trouva Jan Ponenko en train d’aider à charger une ambulance Tatra à six roues. En bras de chemise, un bandage autour de la tête, l’officier aidait à glisser un brancard à l’arrière de l’habitacle.

— Lieutenant ! Je ne doute pas que le service de santé serait ravi de vous recruter, mais j’ai encore besoin de vos services ! héla-t-il.

— Oh ! se figea l’intéressé. Oui, mon commandant. J’arrive, mon commandant.

Le chef d’escadrille regardait son subordonné partir en courant vers l’intérieur. Combien son attitude démentait le colonel qu’il venait de quitter et combien elle contrastait avec celle de Junkovski et Volpovski. Le jeune homme ne semblait pas affecté par la mésaventure qu’il venait de vivre. Il avait failli mourir de façon stupide mais semblait se comporter comme un adolescent taquin. Peut-être que cette attitude fanfaronne masquait le stress du désastre éviter de justesse et, surtout, par miracle… Mais déjà le pilote reparaissait, les bras encombrés par sa combinaison de vol et son parachute replié sommairement.

— Vous auriez pu demander à un des garde-malades de vous aider, lieutenant, le gronda Ilyovenko.

— Allons, mon commandant, vous voyez bien qu’ils sont tous occupés avec les blessés !

— Vous allez bien, Jan ?

— Parfaitement ! Je suis vivant, que pourrais-je espérer de plus ?

— Excusez-moi, mon commandant, mais que faites-vous ?

Un homme aux cheveux grisonnant et blouse blanche maculée de sang était sorti à la suite du jeune officier. Son insigne à la croix rouge bordé d’un liserée doré et sa marque de grande sur sa poitrine gauche ne laissait que peu de doute sur son identité.

— Médecin-major Sermovitch, je suis le chef du service médical de la demi-brigade.  Lieutenant, qu’avez-vous fait de votre fiche d’évacuation ?

— Une fiche ? Quelle fiche, docteur ? je n’ai jamais eu de fiche !

— Vous m’expliquez, docteur Sermovitch ? se renfrogna Ilyovenko.

— Ne l’écoutez pas, mon commandant, vous voyez bien que je vais très bien ! Ce youpin veut me faire interner pour folie furieuse, c’est un traitre !

— Lieutenant, taisez-vous ! intima l’intéressé. Mettez votre fiche d’évacuation apparente et grimpez dans cette ambulance, ou je vous fais attacher sur un brancard comme le fou furieux que prétendez que je vois en vous.

— Ça suffit ! tonna le chef d’escadrille. Lieutenant, vous me sortez cette fameuse fiche et vous, docteur, vous m’expliquez pourquoi un homme en apparence sain doit être évacué.

Ponenko allait de nouveau protester, mais d’un regard, Ilyovenko le fit taire. Il reporta ensuite son attention vers le médecin dont le visage était resté rouge de colère. Il n’avait visiblement pas apprécié les allusions à prétendue sa confession israélite et l’allégation qui allait avec.

— Pour commencer, mon commandant, vous devriez rappeler à votre subordonné que les juifs ont tous été chassés de l’armée et des professions libérales. Ce jeune homme n’a certes pas beaucoup de contusions apparentes mais au vu de son comportement, je préconise des examens complémentaires. Il a frôlé deux fois la mort en peu de temps.

— C’est un peu le lot de tous les combattants, en cas de guerre.

— Il se peut que ce soit la fois de trop ! Un peu de repos ne lui fera pas de mal.

— Si ce n’est que ça, il peut se reposer à l’escadrille !

— Et pour les examens ? Vous avez le personnel et le matériel ? En outre, il ne tient pas en place, je doute qu’il consente de rester sur la touche s’il voit ses camarades continuer à combattre.

— Effectivement, le lieutenant est agité et ce n’est pas dans ces habitudes…

— Mais mon c…

— Taisez-vous et faîtes ce que l’on vous dit ! Les autres blessés ne vous ont que trop attendus.

D’un geste, il fit venir le sergent qui lui avait servit de guide pour qu’il prenne les affaires de son pilote et, après avoir vérifier que l’officier ait obtempéré, il remercia le médecin et prit le chemin de Ternopil. Cette mission venait de lui coûter bien cher : deux avions et un équipage expérimenté. Il était vraiment temps que l’état-major cesse de dilapider ces maigres moyens et les utilise au mieux de leurs possibilités.

[1]  Comme en France, l'unité de base des chasseurs était le bataillon. En temps de guerre, ils étaient regroupés en demi-brigades, pour constituer une force semblable aux régiments d'infanterie.


[2] Fiat-Polski 508 III/W : version militaire dérivée de la Fiat 508 construite sous lience en Pologne.

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