Balade au crépuscule
On avait attendu le retour du premier sergent Junkovski avec impatience. Au bout trois heures, les plus pessimistes avaient déjà perdu espoir. Au bout de cinq, l’autonomie maximale permise par l’adjonction d’un réservoir auxiliaire dans la soute à bombe, même les plus optimistes se rendirent à l’évidence : il était forcément arrivé quelque-chose à l’appareil et à son équipage.
La disparition de Piotr et de son mitrailleur ne laissa personne indifférent. Le sous-officier avait été regardé de travers en arrivant à l’escadrille. Un pilote de chasse déclassé, cela prêtait à la raillerie… surtout quand ses réflexes lui jouaient des tours, manquant de précipiter stupidement avion et aviateurs au sol. Mais avec l’arrivée des Breda et l’entraînement au vol rasant, ses qualités s’étaient vite révélées un atout appréciable. Et il avait fini par s’imposer dans l’équipe dont il était à présent un pilier. On perdait donc un élément de valeur, mais aussi un bon camarade. Pour d’autres, cependant, la réflexion était d’un autre niveau :
— Voilà ce qui arrive quand on n’a pas l’appareil adéquat ! tonna le commandant Ilyovenko.
— Si tu étais convaincu que nous ne l’aurions pas réussie, pourquoi ne pas avoir décliné ?
— D’abord parce qu’un ordre est un ordre et qu’il était difficile de transiger avec celui-ci. Ensuite, parce qu’il faut parfois des exemples concrets pour parvenir à ce que son point de vue soit entendu et, surtout, écouté.
— Veux-tu dire que… ?
— Capitaine, ne me faites pas dire ce que je n’ai pas dit. Et cette perte, si regrettable soit-elle, ne change en rien les caractéristiques de l’appareil : il reste gréé pour une altitude optimale d’utilisation de cinq mille mètres. Mais toi et moi sommes d’accord pour dire que le Breda n’est pas adapté à la reconnaissance. Il n’offre même pas la visibilité nécessaire à l’observation du sol ! Les rapports de la guerre d’Espagne le montrent. Mais voilà, crois-tu que nos vieux Karaś s’y prêtent mieux ?
— Ils ont moins le mérite d’avoir été prévu pour ce rôle et la gondole ventrale permet l’observation du sol de façon plus satisfaisante que la portion de fuselage vitrée du Breda. Jadmet que leur vitesse de pointe est trop faible pour échapper aux chasseurs des Popoffs en cas d’interception.
— Nous sommes donc obligés de pallier à ce manque d’alternative efficace. Bon puisque l’état-major tient à ces photographies, je me dois de payer de ma personne et effectuer moi-même cette mission.
— Non, c'est à moi d'y aller. Si tu n’en reviens pas, l’escadrille aura perdu deux commandants en moins d’un mois ! Imagine l’effet sur les hommes.
— Quel exemple leur donnerais-je si je me défaussais ? Et n’aies crainte, il se trouvera plus de monde pour se réjouir de ma disparition que pour la pleurer.
Boris Ilyovenko était un homme de parole. Il était donc parti effectuer la reconnaissance que l'état-major de la division motorisée avait demandée. Exiger serait le terme le plus correct, se disait-il en repensant à l'échange téléphonique qu'il avait eu avec le commandant de l'aviation de la grande unité. Que pensaient-ils ses biffins ? Qu'il suffisait de choisir un avion, de le décoller et d'aller prendre ses fichues photographies verticales ? Non ! L'intelligence voulait qu'on ne repassât pas deux fois par le même chemin, qu'on prévoit un départ nocturne pour arriver au-dessus de la zone aux petites aubes. Ainsi, le chef de la quatrième escadrille espérait surprendre l'ennemi et profiter des ombres allongées par le Soleil levant pour repérer des éléments camouflés. Enfin, il avait prévu de négocier une protection de chasse pour le recueillir. Mais son interlocuteur ne s'en était pas laissé compté et il avait fallu changer le fusil d'épaule. La mission était urgente, elle devait être réalisée avant la nuit. Une course contre la montre s'était donc engagée. On maudirait le gratte-papier qui n'avait pas su argumenter plus tard.
Et elle durait encore. Maintenant seul depuis que son escorte l'avait abandonné, le Byk se baladait dans un ciel dénué de toute nébulosité. Si cela n'avantageait pas l'espion, car il ne pourrait ni se cacher en cas d'attaque ni masquer son arrivée, au moins les photographies ne seraient-elles pas gâchées par des stratus ou autres cumulus facétieux. Sur sa droite, le pilote voyait l'astre solaire descendre vers l'horizon. Bientôt il l'atteindrait et, tel un dormeur bien imbibé, il se glisserait sous ce drap sombre. Il fallait faire la couverture avant, sinon, adieux la luminosité, adieux les ombres portées allongées... et il faudrait tout recommencer, renvoyer un équipage au-dessus d'un ennemi averti. Pour ne rien arranger, le froid s'insinuait. Malgré un chandail et son manteau de cuir, l'officier rutharne sentait ses poils se hérisser. S'il se mettait à trembler, comment pourrait-il maintenir son appareil ? L'intendance remplaça les généraux dans ses pensées. Puis, vers Pohrebychtche, des incendies illuminèrent le sol tandis que leur noir panache de fumée barait l'horizon comme les barreaux d'une prison. Le front. Le chaos, le fracas, le tumulte des détonations et éclatements, des cris de victoire ou d'agonie, des pétérades soudains stoppées et transformées en feulement d'embrasement. L'enfer qui retenait captif des milliers d'âmes damnés par lubies de quelques tyrans. Isolés à plusieurs milliers de mètre dans leur bolide, les deux aviateurs le survolèrent sans lui prêter attention. Car ici, dans leur bulle, tout n'était que ronronnement doux et régulier, monotonie d'une navigation sans aspérité, d'une surveillance nécessaire mais sans intérêt. Il y avait comme un décalage entre ce vol vespéral envoutant et la violence viscérale qu'ils devinaient sous lurs yeux.
Enfin Tetïiv se présenta, pile au bon moment. La ville en partie la proie des flammes était éparpillée de part et d'autre d'un méandre tumultueux de la rivière Ros'ka. Il suffisait ensuite de descendre le cours d'eau puis longer la Zhyva jusqu'à Orativ, avant de se diriger vers Kitaihorod. De là, l'avion suivrait la Sob jusqu'à Haïssyn, où il ferait demi-tour. En temps de paix, s'était sans doute un vol bucolique, au-dessus de champs, de bois et de lacs. Mais avec la guerre et les impératifs de la mission, cela devenait une bravade. Borsi Ilyovenko avait réduit le régime moteur et mis son appareil en léger piqué pour tromper d'éventuels détecteurs au son. L'artillerie anti-aérienne soviétique se laissa duper. Mais pour maintenir vitesse et altitude constantes, le pilote dût remettre les gaz... Il espérait que la nuit tombante le cacherait des observateurs. Anxieux et frigorifié, le commandant scrutait le sol à l'affux du moindre indice sur le vent ou des lueurs de départ de coup.
Vers l'est-nord-est, bien que l'obcurité grignotait du terrain les villes en feu marquaient la prograssion de la première armée blindée allemande[1] qui flangardaient la dix-septième. Starvyshche semblait être prise. Quelques éclairs fugaces signalaient des tirs d'artilleries. La mission était-elle si importante puisque la ligne de défense était déjà franchie ? À l'ouest, un peu plus bas, une patrouille de Stuka s'en revenait. L'un de ses lents oiseaux de proie était à la peine, trainant un panache noir de mauvaise augure. Plus haut un quatuor de Messerschmitt veillait. Deux d'entre eux se détachèrent pour protéger l'éclopé. Pour le mitrailleur, c'était un spectale aussi attendrissant que poignant. Lui, personne ne viendrait l'assister en cas de mauvaise rencontre. Jetant un œil à l'appareil photographique qui cliquetait avec régularité, il reprit la surveillance du ciel irisé, en grelottant.
Orativ approchait. Des projecteurs s'allumèrent et balayèrent le ciel. Puis l'air se mit à bourdonner. Çà et là, des flocons noirs bourgeonnaient, tandis que le halo des puissants phares cherchaient à les guider vers leur cibles. C'était un signe.
— Pilote à mitrailleur, vous voyez quelque chose au sol ?
— Mitrailleur à pilote, affirmatif. Les routes ont l'air encombrées. Mais d'ici, je ne sais pas ce que c'est.
— Reprenez votre surveillance du ciel, on repassera avant de rentrer.
Le vol reprit, environné des nuages vénéneux et du ballet de lumière. Peut-être lassés de ne rien trouver, ou peut-être à court de munitions, les artilleurs cessèrent soudain ce jeu stérile et on se détendit dans le Breda. Enfin Haïssyn et ses routes principales dessinant une figurine ! Ilyovenko coupa le commutateur de l'appareil photographique et vérifia s'il y avait encore des clichés disponibles. La place était comptée. Il amorça donc un large virage par la gauche et tenta de repérer des indices, comme des feux. Il choisit de remonter vers le nord-est, vers Monastyrychtche, grande ville constelleée de plans d'eau qu'une route reliait à Orativ. Bien que le sol commençât à s'assombrir, arrivé à cette cité, il déclencha à nouveau les prises de vue, en remontant vers la Zhyva, laissant la voie bien visible sous son saumon d'aile. Quelques coups épars saluèrent son passage et lui prouvèrent qu'il ne s'était peut-être pas trompé. Sans se soucier d'eux, l'officier essaya de reporter sur sa carte, ce qu'il voyait au sol. Lorsque le mitrailleur lui annonça que le magasin à pellicule était vide, il continua comme si de rien n'était. Ce n'est qu'arrivé au dessus du cours d'eau, qu'il mit son avion en léger piqué. Malgré le manteau d'obscurité qui les enveloppaient, il ne s'estimait pas en sécurité et il préférait foncer vers Proskurivka. L'absence de luminosité, conjugué à l'heure tardive et leur attardement derrière les lignes étaient autant de facteur qui poussaient à la prudence et comendait de ne plus traîner.
[1] 1. Panzergruppe du général Ewald von Kleist. Cette unité était une évolution de celle engerbant cinq des sept divisions blindées qui passèrent à travers les Ardennes pour attaquer les forces françaises défendant la Meuse, en mai 1940.

Annotations
Versions