Les prémices d'une catastrophe

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— Qu'est-ce que vous me voulez, cette fois ? bougonna Mardycka en s'asseyant à côté de la femme qui l'attendait.

— Bonjour, mademoiselle Slebovska. Vous savez que vous avez le droit de faire semblant d'être affable.

— Et vous d'utiliser des mots que tout le monde comprend.

— Trêve de balivernes. Je ne vous ai pas fait venir pour votre mauvais caractère. Nous avons besoin d'un renseignement.

— Le commandant Ilyovenko est un bourreau de travail, il me laisse pas le temps pour espionner.

— Nous n'avons pas besoin que vous alliez fureter. Contentez-vous de me dire à laquelle de ses filles je peux faire confiance.

Elle saisit le journal plié en deux qu'elle lui tendait et l'ouvrit pour découvrir une succession de noms dactylographiés. Mais elle n'avait pas encore eu le temps de les lire que le titre même du document l’intrigua.

— C'est quoi, cette liste ? Vous avez eu ça où ?

— On s'en fiche. On parle de renvoyer les juifs de la fonction publique.

— Donc, des auxiliaires ? déduisit Mardycka avec appréhension.

— On ne peut rien vous cacher. Naturellement, vous ne savez rien de tout ça.

— Je ne suis bonne qu'à sucer des bites... et à donner des noms.

— Justement, arrêtez de vous faire prier et accouchez. Ne me dîtes pas que vous regrettez la salle d'interrogatoire.

— Anyta Liebstein.

En voyant le nom de son ancienne camarade de promotion, Mardycka avait eu un haut-le-cœur – elle ne connaissait pas les autres femmes. Malgré toutes les difficultés que lui avait posées la jeune rousse, elle ne put s'empêcher d'éprouver de la tristesse pour elle. Le destin s'acharnait sur cette pauvre fille que la nature n'avait déjà pas favorisée.

— Vous êtes sûre de vous ?

— Oui. Vous la verriez taper ! On a l'impression que ses doigts volent sur les touches de la machine. Par contre...

— Par contre...

— C'est une teigne. Je sais pas comment elle fait, mais elle s'embrouille avec tout ce qu'a une chatte.

— Quelle élégance ! Bon, on la reconnaît comment, cette Anyta Liebstein ?

— C'est une rouquine maigre comme un clou. Et elle a une tronche... on dirait un rat. C'était d'ailleurs son surnom, à la section, « Face de rat ». En fait, c'est son nez qui remonte comme ça, et qui tire sa lèvre vers le haut, expliqua-t-elle en mimant.

— Les hommes vont pas lui courir après, donc.

— Ça me fait de la peine pour elle... Elle est pas gâtée par la nature, et maintenant, y a votre truc, là... Vous allez lui faire quoi ?

— Rien. Occupe-toi de tes affaires et évite de t’apitoyer.

— Ouais, je suis au courant de rien... enfin, votre affaire c'est un pétard mouillé, car ça fait un bout de temps qu'on parle que de ça dans les couloirs.

— Et bien, n'en rajoutez pas à ce qui traîne déjà.

— Bien pris.

— Nous en avons terminé. Voici un peu de saine lecture, c'est un ouvrage très populaire, dit son officière traitante en glissant un recueil sur sa jupe .

— Je lis pas, mettez vous à la page !

Elle resta quelques instants seule et pantoise sur son banc, avec sa bible entre les mains. La remarque de son interlocutrice la laissait perplexe. Sur elle aussi, le destin semblait s'acharner... Cette pensée lui arracha quelques larmes qu'une rafale de vent balaya. La bourrasque balança une branche morte qui s'accrocha dans ses bas. La nuit tombait. Elle se leva et rentra la tête basse à la caserne.

*

Le commandant Ilyovenko avait sa tête des mauvais jours. Mardycka avait appris à reconnaître les signes cliniques de cet état de haute instabilité chez son supérieur. Un front ridé et des sourcils monoblocs tant l'homme était contracté, un lancinant grincement de ses dents entre ses mâchoires serrées... Sans oublier une démarche raide et rapide, sans raffinement. Dans ces moments-là, elle savait qu'elle devait se faire aussi discrète qu'un sous-marin en plongé. Qu'une colère éclatât et elle fermait les écoutilles pour laisser passer le gros temps. Or, par ce froid matin, l'homme faisait les cent pas dans son bureau.

— Ah ! Vous voilà, enfin ! Qu'est-ce que vous fabriquiez encore, par Saint-Wladimir ?

— Bonjour, mon commandant. J'ai d'autres oblig...

— Peu importe, mon petit, gardez votre capote et venez avec moi ! la coupa-t-il en la prenant par le bras.

— On va où, là ? tenta-t-elle de protester.

— Sur la base aérienne. Un accident. On demande mon expertise. Vous prendrez des notes. Prenez de quoi.

Elle eut à peine le temps de saisir un bloc-note et un crayon, que l'officier l'entraîna dans les couloirs puis les escaliers, avant de la pousser à l'arrière d'une petite Tatra 97[1] bleu brillant. À peine fut-il monté, que la voiture démarra en trombe. Mardycka s'installa mieux sur le siège, vérifia sa coiffure et replaça son bonnet de police[2]. Son cœur battait la chamade à cause du départ précipité. Mais un autre sentiment vint alimenter sa frénésie. Sur la base aérienne, il y avait... Piotr ! La jeune femme se souvenait encore de l'absence de réponse à ses lettres et appréhendait sa réaction s'ils venaient à se croiser. Les questions se bousculaient déjà dans sa tête mais elle n'osait cependant pas aborder le problème avec le commandant. C'est lui qui rompit le silence après avoir constaté que la jeune femme portait des chaussures de villes.

— Vous n'avez que ça aux pieds ?

— Rassurez-vous, j'ai supporté plus froid avec moins que ça.N Nous les f...

— Ce n'est pas tant la question du froid qui m'inquiète. Les terrains sont assez gras en cette saison, vos souliers ne sont pas adaptés. Nous allons devoir nous arrêter quelque part pour vous en procurez de plus adéquates.

— Je pense pas avoir l'argent, mon commandant.

— Ne dîtes pas de sottises, ça passera dans mes notes de frais.

— Mon commandant, l'accident, c'est un chasseur ?

— Non, un bombardier. J'ai testé moi-même ce modèle, c'est pour ça que je suis en charge du dossier.

— Et le pilote ?

— Je ne le connais pas...

Mardycka n'écouta pas la suite. Ces quelques mots avait suffit à rassurer l'effroi qui l'avait saisie lorsque le mot « bombardier » avait été prononcé. Mais l'angoisse de croiser son ancien régulier perdurait. Eût-il mieux valu qu'il fût la victime ? La jeune femme en doutait. Elle comprenait cependant que l'absence de réponses à ses lettres n'était pas une cicatrice mais une plaie béante qui continuait à saigner. Ce tragique événement venait réactiver son attachement à cet homme qu'elle croyait avoir oublié et qui pouvait la mettre dans une position délicate s'il venait à la reconnaître. Lorsque la voiture s'arrêta devant une boutique de chausseur, elle retint son supérieur par le bras.

— Je... Je ne crois pas que ce soit une bonne idée, articula-t-elle péniblement.

— De vous acheter des chaussures ?

— Non, de m'emmener sur la base aérienne.

— Tiens donc ! Et pourquoi ?

Elle hésita un instant. Une révélation trop précise risquait de la compromettre. Son visage était devenu blême et Ilyovenko comprit rapidement que ce n'était pas à cause du temps froid qui s'abattait de nouveau précocement cette année.

— S'il y a quelque chose que je dois savoir, il faut me le dire, mademoiselle, insista-t-il. Même s'il est trop tard pour faire machine arrière.

— J'ai fréquenté un des pilotes de l'escadrille. Ça ne s'est pas très bien terminé.

— Je m'en doutais ! Décidément, vous êtes toutes les mêmes... De toute façon, je ne pense pas qu'il aura le cœur à vous chercher querelle. Vous devez comprendre que nous visitons une famille en deuil, et ça n'a rien de métaphorique. Allez, venez, ne prenons pas plus de retard que nécessaire.


Mardycka sortit de la voiture de mauvaise grâce. Le commandant ne pouvait s'empêcher de la rabaisser. Certes, il ne la battait pas comme Kostia, mais l'un comme l'autre ne valait pas mieux. Puisqu'il lui semblait moins dangereux que son ancien mac, elle jura de se venger.

[1] Il s'agit d'une petite berline tchécoslovaque produite entre 1936 et 1939, dont Volkswagen s'inspira pour créer la Coccinelle. En 1961, la firme allemande fut d'ailleurs condamnée à verser 3 millions de marks à Tatra, après un procès pour plagiat.

[2] Il s'agit d'une coiffe de repos militaire mieux connue sous le nom de « calot ».

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